La SABIX
Bulletins déja publiés
Sommaire du bulletin n. 12
 

"UN TRAVAIL DE BÉNÉDICTIN"

Exposé de E.L. Dooley à l'Assemblée Générale de la SABIX
(14 juin 1992)

Tout ce que vous avez maintenant sur support informatique, et donc d'accès plus commode, n'est que la reproduction du Registre original, un fleuve de mots, un ensemble de phrases et d'idées, un index de noms. Il est vrai que cela représente une chose très utile aux chercheurs, mais il reste la nécessité de l'étudier, d'en faire l'analyse pour déterminer, par exemple, quand certains sujets ont été introduits, l'emploi du temps du Conseil, et les relations entre les événements en France et les séances du Conseil. Il reste aussi la nécessité d'y faire un véritable travail archéologique, comme disait Michel Foucault.

Le Registre n'est qu'une surface, comme la surface de la terre, et les phrases et les mots qu'on y trouve ne sont que des artefacts que l'on a laissé traîner un peu partout. Il faut donc déterminer les relations entre ces différentes phrases. En même temps si l'on possédait la compétence suffisante, on trouverait sous cette surface les valeurs essentielles et les bases principales de l'ancienne Ecole. Je dois dire que ce travail ne m'appartient pas; il revient aux chercheurs plus avancés que moi et aux sociologues tout particulièrement.

En faisant une transcription simple - mot par mot, pensée par pensée - j'ai vécu des moments très intenses quand j'ouvrais le rideau de la nuit des temps pour observer la vie de cette compagnie de savants et d'élèves dans les salles de l'ancienne Ecole polytechnique : avant Palaiseau et même avant la Montagne Saint-Geneviève.

A travers les pages du Registre j'ai retrouvé la vie des temps les plus reculés de l'Ecole polytechnique : le développement du programme d'études, l'évolution de la vie des élèves, et le développement de l'esprit scientifique et polytechnique au milieu des événements de la vie quotidienne de la Révolution et au milieu des moments les plus durs et les plus dangereux pour la France. Bien sûr, on y trouve l'histoire importante du développement de l'éducation scientifique en France, mais on peut également y trouver une histoire humaine, tour à tour comique ou tragique. Je peux vous affirmer que l'on pourrait le lire comme un roman et tout aussi bien comme une histoire.

Sur ces pages jaunies par le temps, on peut voir comment les fondateurs et les élèves ont développé une vie scolaire - une vie communautaire - au milieu des grands événements de la Révolution, quels ont été leurs rapports avec la société et comment ils ont relevé les défis de ces temps-là. Fonder une école nouvelle au milieu des commotions politiques et des crises économiques, pendant des hivers très rigoureux, en proie à la jalousie des autres écoles et pendant une guerre civile dans les départements de l'Ouest, c'est un véritable exploit ! Mais, chose extraordinaire, c'est cette histoire que l'on peut découvrir à travers les pages du Registre.

Le registre nous fait penser aux fondateurs de l'école et réfléchir sur les moments électrisants de cette époque-là. C'est l'histoire intellectuelle, oui, scientifique et mathématique, mais c'est aussi l'histoire liée à l'émotion des grandes journées. J'en choisirai un exemple révélateur : la Séance du 18 Nivôse de l'an VI de la République. Le Directeur, après avoir montré que tous les plaisirs qui contribuent au bonheur de l'homme dans la société sont le produit de ses facultés intellectuelles, fait comprendre que l'objet immédiat de la civilisation doit être le perfectionnement de l'esprit humain. Puis, quelques instituteurs (professeurs) ont présenté des tableaux de l'instruction scientifique. On trouve ensuite dans le Registre ces mots :

Les polytechniciens, comme leurs concitoyens, avaient l'esprit patriotique, bien qu'ils firent de temps en temps la critique du gouvernement Républicain ou Napoléonien, mais ils avaient aussi des visions d'un nouveau monde qui commençait. Comme a dit un élève de West Point aux U.S.A. à cette époque-là lorsque quelqu'un lui demanda pourquoi il se levait de bonne heure chaque matin, il répondit : "Nous avons un pays à construire et j'ai mon travail à faire." Les élèves et les professeurs de l'Ecole polytechnique, eux aussi, avaient un pays à construire.

De ces jours-là, il ne reste que les mots écrits et conservés par Madame Masson et Mademoiselle Billoux, dans les archives de l'Ecole. Il ne reste que les idées qui ont contribué à la formation de la vie moderne, la vie scientifique, et à la formation de l'Ecole qui est devenue le modèle de plusieurs autres écoles dans le monde, l'Institut Militaire de Virginie inclus. Mais si vous savez écouter, peut-être entendrez-vous les voix qui nous parviennent au travers des pages d'histoire, les pages du Registre, et qui nous parlent encore deux cents ans plus tard. Pour moi, c'est le plus beau de l'histoire.

E. L. DOOLEY