La SABIX
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Sommaire du bulletin n. 13
 

LA DATION SAUVY

ECOLE POLYTECHNIQUE - 30 NOVEMBRE 1994

Note de la rédaction

    Le 30 novembre 1994, l'Ecole polytechnique recevait officiellement la bibliothèque d'Alfred Sauvy, constituée de 1800 volumes des XVIIe et XVIIIe siècle, traitant tous de sujets liés à la démographie telle que la concevait Sauvy : économie, vie et moeurs, politique...

    Les amis de l'illustre démographe, sa famille, ses élèves, ses disciples s'étaient donné rendez-vous à l'Ecole, sous l'égide de la SABIX pour lui rendre hommage.

    Les orateurs ont évoqué son goût pour les livres, sa place dans les études démographiques, l'avenir scientifique de sa bibliothèque et la pérennité de ses idées.

    Les textes qui suivent sont la transcription de leurs interventions vivantes et chaleureuses. Que les intervenants soient tous remerciés d'en avoir accepté la publication, malgré les imperfections liées à la transcription et au passage parfois difficile de la forme orale à la forme écrite.

PRESENTATION

par Pierre FAURRE
Membre de l'Institut, Président du Conseil d'Administration de l'Ecole polytechnique

Mesdames, Messieurs,

Je suis très heureux, au nom du Général Marescaux, directeur général de l'École, et de moi-même, président de l'Ecole, de vous accueillir ici pour rendre hommage à Alfred Sauvy. Je vais essayer avant de passer la parole aux divers intervenants de vous dire combien l'Ecole est satisfaite et ressent très favorablement cette cérémonie célébrée pour marquer l'arrivée de la bibliothèque d'Alfred Sauvy à l'Ecole polytechnique, dans le cadre d'une dation.

Cette cérémonie a lieu l'année du bicentenaire de l'Ecole et vous savez que le bicentenaire de l'Ecole est marqué par l'élaboration et la mise en place du schéma directeur de l'Ecole, projet dont un volet important est de s'ouvrir sur le monde, de s'ouvrir sur l'international, de s'ouvrir sur l'économique, de s'ouvrir sur l'humain. Alfred Sauvy que nous célébrons par cette cérémonie, qui était de la promotion de 1920 "spéciale", avait anticipé par sa carrière, par l'exemple qu'il a donné, toutes ces idées d'ouverture et d'humanisme vers lesquelles nous voulons résolument orienter l'École.

Une caractéristique qui vous sera expliquée après cette introduction par Madame Anne Sauvy-Wilkinson, est qu'Alfred Sauvy aimait les livres ; je comprends très bien la passion que l'on peut avoir pour les livres. Grâce aux volontés d'Alfred Sauvy, reprises et suivies par sa famille, grâce aussi à l'acharnement de sa fille, aidée par Monsieur Maurice Bernard et Madame Masson, conservateur de la bibliothèque de l'École qui ont passé tant d'heures à surmonter de nombreuses difficultés administratives, la dation a pu heureusement aboutir, ce dont l'École se réjouit, et sa réception se fait simultanément avec la signature d'une convention de coopération avec l'INED qui avait été créé par Sauvy.

Nous souhaitons que cette dation soit un lien de plus entre l'École et l'INED, en particulier par des évolutions concrètes de l'Ecole. Le directeur de l'INED, Monsieur Jacques Magaud, vous expliquera cela tout à l'heure, de même que le président de son conseil scientifique, Monsieur Jean-Claude Perrot. Mais il est est certain que le meilleur retour vis-à-vis de l'INED que l'École pourrait faire à ce qui se passe aujourd'hui, serait d'envoyer davantage de jeunes élèves à l'INED, je sais que c'est ce que souhaite l'INED, pour qu'ils y poursuivent, d'une certaine façon, l'oeuvre d'Alfred Sauvy.

Je ne veux pas être trop long puisqu'une partie de mon rôle aujourd'hui va être ingrat : veiller à ce que les orateurs ne dépassent pas leur horaire. Donc je me dois d'être le premier à donner l'exemple, je conclurai en saluant la mémoire d'Alfred Sauvy et puis en remerciant sa fille qui se trouve à mes côtés pour ce qui se passe aujourd'hui et je lui passe tout de suite la parole.

ALFRED SAUVY ET LES LIVRES

par Anne SAUVY-WILKINSON

On m'a confié une tâche difficile, celle de traiter en dix minutes un sujet qui demanderait des heures, voire des jours : "Alfred Sauvy et les livres". Pour bien m'en tenir au temps imparti, j'irai droit au vif de la question.

Mon père a vécu dans les livres, par les livres, pour les livres et au milieu des livres...

Dans la maison de son enfance, Richemont, dans les Pyrénées-Orientales, les livres abondaient déjà. Louis Sauvy, mon grand-père, était un lettré, amateur de classiques, de poésie et de romans du XIXème siècle. Sa femme, Jeanne Sauvy, adorait également la lecture. Dans cette atmosphère, mon père devint un passionné de Jules Verne, de Paul Féval et d'Alexandre Dumas, pour lequel il garda toujours beaucoup d'enthousiasme. Le Collège Stanislas, où il fit ses études, le pourvoyait par ailleurs de nombreux livres de prix, d'une teneur pas tout à fait aussi légère. J'en ai récemment retrouvé un et je l'ai offert à la bibliothèque de Polytechnique. Il portait ce titre, qui ne devait pas être particulièrement alléchant pour un jeune garçon : Les Origines de la guerre de Crimée... Aux débuts de son âge adulte, vinrent les lectures réellement sérieuses. Dans l'ouvrage collectif qui s'intitule La Bibliothèque imaginaire du Collège de France, mon père a cité les six auteurs qui ont le plus marqué sa vie : l'économiste libéral Colson qu'il découvrit lors de ses études à Polytechnique et, plus tard, le démographe Adolphe Landry. Ce sont les deux seuls auteurs de type professionnel qu'il a désignés. Les quatre autres étaient : Racine, Alain, Valéry et Tristan Bernard.

En vérité, nous avons tous plusieurs bibliothèques et l'on peut considérer que mon père en eut trois :

  • Une bibliothèque professionnelle, partagée matériellement entre son bureau et son appartement.

  • Sa bibliothèque de livres anciens, qui est aujourd'hui rassemblée ici et qu'il constitua avec une vraie passion de collectionneur. J'y reviendrai...

  • Sa bibliothèque de lecture, qui avait pour lui beaucoup d'importance. On y trouvait Rabelais, Racine et Molière. Mais pas Corneille, par exemple. Il y avait là de très nombreux poètes : Villon, Clémen t Marot, Baudelaire, Leconte de Lisle, Valéry, Aragon, et d'autres. Mon père savait par coeur des milliers de vers, qu'il me récitait inlassablement lorsque j'étais petite et que j'écoutais inlassablement.

Dans cette bibliothèque, aussi, un certain nombre de livres d'art : témoins d'un intérêt sans doute acquis sous l'influence de ma mère. Et puis, à côté de Tristan Bernard, déjà nommé, bien des auteurs réputés "non sérieux" : Jerome K. Jerome, Pierre Daninos, Albert Simonin, Alphonse Boudard et surtout San Antonio. Cela traduisait chez mon père une passion pour l'humour et pour la langue, pour l'argot, pour la création linguistique. Il participa en effet à des colloques universitaires sur "la langue de San Antonio". Et à ma connaissance, le seul livre qui lui fut jamais dédié, en propre, avec une dédicace imprimée (car si j'ai moi-même dédié un livre à mes parents, c'était à eux deux réunis), ce fut Frédéric Dard - San Antonio - dans un roman policier qui a pour titre Tango chinetoque et dont la première page porte : "A Monsieur le professeur Alfred Sauvy"...

Mais j'en reviens à la bibliothèque de livres anciens.

Ce fut dans l'immédiat après-guerre que mon père commença sa collection et dans les années cinquante qu'il en acquit la plus grande partie. C'était une époque où ce genre d'ouvrages, peu considéré par les purs bibliophiles, se trouvaient avec une facilité relative. Pour mon père, constituer sa collection fut une passion et une joie. Je voudrais citer deux exemples, dont je me souviens, concernant la façon par laquelle il parvint à obtenir certains de ses livres. Un ouvrage qu'il recherchait était présent dans une librairie parisienne, mais le libraire expédiait systématiquement à un confrère de New York les textes anciens d'économie. Aucun argument ne le fit fléchir. Alors, mon père télégraphia à New York, à un de ses collègues des Nations Unies, et ce fut là-bas qu'il fit acheter l'ouvrage désiré, qu'on lui réexpédia. Avec ce livre en poche, il revint voir le libraire parisien, sortit l'ouvrage, et dit malicieusement : "je l'ai eu!". Une autre fois, il découvrit un texte également rare, qu'il cherchait depuis longtemps, dans la vitrine d'un antiquaire. Ce dernier refusa absolument de le vendre, à aucun prix, parce qu'il faisait partie de la garniture décorative d'un meuble. Mon père tenta alors une démarche : il courut sur les quais, acheta un vieux missel, très bien relié, et vint proposer un échange. L'antiquaire se laissa séduire... C'est ainsi, en fouinant, en furetant, en parcourant aussi des milliers de catalogues de libraires, que mon père a constitué, pièce à pièce, sa collection, qui comporte environ mille huit cents titres.

Il n'a connu avec ses livres que du bonheur, sauf peut-être à l'extrême fin de sa vie où, au lieu de les dominer, il a été dominé par eux et par le souci de leur devenir. Mais ce problème se trouve aujourd'hui, et ici, résolu.

Je laisserai à Monsieur Maurice Bernard le soin de parler de l'histoire de la dation. Il vaut d'ailleurs mieux que ce ne soit pas moi qui le fasse, car les centaines d'heures passées, les nuits blanches, les difficiles relations avec les administrations, et bien d'autres choses, j'essaye de les considérer comme une petite dette rendue à l'amour dont mon père m'a entourée. Mais je désirais ouvrir cette parenthèse afin que, peut-être, pour d'autres dations à venir, on sache qu'il ne s'agit pas d'argent - puisque l'héritier peut tout aussi bien vendre - mais d'une démarche intellectuelle et sentimentale, complexe, qui mérite d'être traitée avec délicatesse et respect. Il faut ici que je rende hommage à Madame Francine Masson, conservateur en chef de la Bibliothèque de Polytechnique, car sans son intelligente compréhension, sans son appui constant et sensible, je n'aurais pas tenu...

Enfin, mon dernier point sera pour dire que les livres parlent. Les livres de mon père en tout cas.

On vous expliquera sûrement tout à l'heure que chacun des volumes anciens de la collection contient un petit feuillet, de la main de mon père, indiquant les points d'intérêt de l'ouvrage. Mais mon père ménageait moins ses autres livres. Souvent, il n'hésitait pas à écrire dedans... Il traçait parfois des traits dans la marge de certains passages ou portait dans cette marge des points d'exclamation ou d'interrogation, simples, doubles, voire triples... Ou bien, il commentait. Ou même, il corrigeait. Tout récemment, j'ai découvert que, dans un de ses "guides bleus", il avait refait des paragraphes entiers, en nettoyant les phrases, en les allégeant, en les amendant.. Raccourci d'environ un quart, sans qu'un seul détail soit perdu, le texte devenait très clair et bien plus fort. C'était une excellente leçon de style.

Et puis, l'autre jour, et cela m'a beaucoup émue, un de ses livres m'a appris comment il avait ressenti sa vieillesse.

C'est son exemplaire de L'Encyclopédie des citations, de Dupré. Et l'une de ces citations était cochée, dans la marge, d'une grande croix rouge, de la main de mon père. La citation est d'Oscar Wilde. Je vais vous la livrer, car ceux qui ont connu mon père - et la vitalité qu'il a déployée jusque dans un grand âge, son esprit toujours en éveil - comprendront aussi ce que j'ai éprouvé à sa lecture. Elle correspondait à ce qu'il a senti, et je croyais entendre sa voix me le dire : "Le drame de la vieillesse, ce n'est pas qu'on se fait vieux, c'est qu'on reste jeune".

HISTOIRE D'UNE DATION

par Maurice BERNARD
Président de la SABIX

L'une des qualités dont Alfred Sauvy a fait preuve tout au long de sa vie me semble être la lucidité, je crois que l'histoire de la dation le montre bien. Il était en effet convaincu que les 1800 livres qu'il avait au cours de sa longue vie rassemblés, lus, étudiés, annotés auraient une grande valeur pour les historiens intéressés par la génèse de la démographie moderne et par son oeuvre d'économiste, de sociologue.

Vers la fin de sa vie il était à juste titré soucieux d'éviter la dispersion de cet ensemble. Au mois de décembre 1987, plusieurs journaux français, alertés par Alfred Sauvy, s'inquiètent et même s'indignent qu'une bibliothèque d'une aussi grande valeur puisse un jour être acquise par une riche université étrangère ou dispersée aux feux d'une enchère publique. La presse qui n'a pas toujours le temps de vérifier l'exactitude de ses informations laisse entendre que l'Ecole polytechnique se serait dérobée! Or, je connaissais un peu Alfred Sauvy puisque malgré son âge il enseignait encore à l'X où moi-même j'exerçais des fonctions de directeur depuis quelques années. Je lui adresse une lettre fort courtoise mais empreinte d'étonnement. Il répond aussitôt en m'invitant à déjeuner au Racing Club, rue Eblé, et je tombe sous son charme.

Quelques semaines plus tard, il visite la bibliothèque de l'Ecole, rencontre Francine Masson qui la dirigeait depuis déjà deux ans, retrouve mon prédécesseur Emmanuel Grison, jeune retraité, et qui alors animait la toute nouvelle Société des Amis de la Bibliothèque de l'École polytechnique, la SABIX.

Deux problèmes principaux devaient être résolus. Le premier, trouver l'institution la mieux à même de conserver, de valoriser un fonds historique de cette nature mais aussi, le deuxième, on pourrait même dire le premier objectif, ne pas léser les droits légitimes des futurs héritiers. Aucun de ces problèmes ne fut complètement résolu de son vivant puisque sept années se sont écoulées depuis cette époque. Tout au moins ces problèmes furent-ils posés clairement et des solutions possibles identifiées, en particulier l'idée d'une dation lui avait paru séduisante ; mais les obstacles à contourner étaient nombreux. Plutôt que de retracer l'histoire détaillée de cette dation pour laquelle me manquerait le temps, je me bornerai à mentionner et à remercier les nombreuses bonnes volontés qui, par la continuité de leur action et sans jamais désespérer, avec opiniâtreté, ont permis une issue heureuse. Cependant, je serai dans l'incapacité de citer tous ceux et toutes celles qui ont joué un rôle important dans cette affaire et j'espère que ceux que je ne citerai pas voudront bien me pardonner.

En tout premier lieu comme je l'ai dit, la volonté d'Alfred Sauvy lui-même fut essentielle ainsi que celle de sa famille. Son épouse ne lui survivra que deux ans et quelques mois et c'est en fait sa fille, Anne Sauvy-Wilkinson, qui jouera un rôle déterminant dans l'affaire. Son intelligence, ses compétences, son extraordinaire dévotion à l'égard de son père lui forgeront une foi inébranlable. Elle avait faite sienne l'idée d'une dation dont elle suivra pas à pas le cheminement administratif. Emmanuel Grison et la SABIX, cette société des amis de la bibliothèque de l'Ecole dont il fut le premier animateur, ont apporté un cadre efficace pour faire avancer le projet et ceci en parfaite coordination avec Francine Masson, directrice de la bibliothèque et tous deux ont droit à notre reconnaissance la plus grande.

L'Institut National des Études Démographiques, l'INED, était évidemment tout autant que l'École polytechnique intéressé par la sauvegarde de cet ensemble unique. Une collaboration entre les deux institutions a, peu à peu, vu le jour. Il faut en savoir gré à ceux qui ont su la concevoir et la faire vivre. Je tiens à saluer en particulier l'action d'abord de Gérard Callot et puis celle de Jacques Magot. Si l'idée d'une dation en faveur de l'École polytechnique prend forme en 1990, du vivant d'Alfred Sauvy, encore fallait-il qu'un ensemble d'environ 1800 livres, anciens certes et d'un grand intérêt historique, que cet ensemble soit retenu au titre de la loi du 31 décembre 1968 organisant les dations. Or cela ne s'était jamais produit. Il s'agissait d'une première et c'est Jean-Pierre Changeux, professeur au Collège de France, que nous avons le plaisir d'avoir parmi nous ce soir, président de la commission interministérielle d'agrément pour la conservation du patrimoine artistique national, qui a le mérite d'avoir retenu et défendu avec succès cette extension de la notion de dation. Il a ainsi créé un précédent dont les historiens lui seront un jour profondément reconnaissants comme nous le sommes aujourd'hui.

Pierre Faurre, président du Conseil d'Administration de l'École a bien voulu encourager notre action, il a même usé de son autorité à un moment où la machine administrative semblait s'embourber. En notre nom à tous je le remercie chaleureusement. Mais cette machine, malgré les embûches de la vie administrative, a fait son chemin et atteint son but. Je remercie de façon un peu anonyme les divers fonctionnaires du Ministère de la Défense, du Ministère de la Culture, du Ministère du Budget qui ont participé à ce succès. Monsieur Jean-Pierre Toulet, conservateur général à la Bibliothèque nationale de France a bien voulu consacrer un temps important, le temps nécessaire pour apprécier la valeur du fonds. Par ailleurs, Messieurs André James et Jean Viardot avaient gracieusement expertisé l'ensemble de la bibliothèque d'Alfred Sauvy. Que tous en soient remerciés.

Il est vrai qu'aujourd'hui nous tournons nos regards vers le passé et pour conclure mon propos, m'accorderez-vous le droit de faire une suggestion concernant l'avenir? En 1998, dans moins de quatre ans, nous commémorerons le centième anniversaire de la naissance d'Alfred Sauvy. Ne pourrait-on envisager, à cette occasion, que 1'INED et l'École polytechnique organisent cette année là un colloque scientifique spécialisé et choisi par exemple dans le vaste ensemble des études démographiques au seuil du troisième millénaire? Je vous remercie de votre attention.

L'INTERET SCIENTIFIQUE DE LA DATION

par Jean-Claude PERROT
Directeur du Conseil scientifique de l'INED

Mesdames, Messieurs, les grandes bibliothèques mondiales possèdent des fonds incomparables d'ouvrages anciens concernant l'économie politique, la démographie ancienne, les statistiques, la philosophie politique.

Rares, combien plus modestes, les bibliothèques spécialisées. Elles tirent généralement leurs origines d'une collection réunie par un bibliophile ou un universitaire. Elles sont entrées ultérieurement dans le domaine public par achat ou donation. C'est le cas à l'Université de Londres, de la Goldsmiths' Library et de ses quelques 30 à 40 000 livres réunis par le Professeur Foxwell . Processus analogue aux Etats-Unis dans la mouvance de l'Université de Harvard avec la Kress Library dont le lecteur le plus assidu fut Schumpeter lorsqu'il préparait son histoire de l'analyse économique.

Un peu plus récemment le Japon est parvenu lui aussi à abriter des fonds européens et américains entiers : la Burt Franklin Collection par exemple à l'Université Hitotsubashi, ou encore la collection des livres de l'économiste allemand Karl Menger, ou encore la collection des livres de l'historien français de la physiocratie Gustave Schelle. C'est ainsi dans un club très fermé que l'Ecole polytechnique entre aujourd'hui. Dans ce domaine en effet la France prend une place tout à fait spécifique et qui s'éclaire à la lumière de son histoire.

Sous l'ancien régime, notre pays tenait une position éminente, sans doute la première en Europe pour le volume et le nombre de ses collections. A côté de la Bibliothèque du Roi, des établissements religieux, de grands aristocrates, - nous en connaissons beaucoup : le marquis de Paulmy, le marquis de Monteynard, les La Rochefoucauld, - de grands officiers des parlements, des académiciens, des ministres, avaient réuni des ensembles somptueux où l'économie politique tenait une place appréciable. Nous connaissons les catalogues de la bibliothèque de Montesquieu, de Turgot, de Quesnay ou de Lavoisier qui ne fut pas seulement chimiste mais statisticien. Leur ampleur les met au niveau des fonds possédés par Adam Smith ou Malthus.

La révolution de 1789 a changé la face des choses. D'un côté les fonds royaux sont passés sans trop de dommages sous la tutelle de l'Etat mais le séquestre des biens ecclésiastiques et des bibliothèques d'émigrés s'est soldé de manière souvent chaotique. L'évènement fut sans doute favorable à l'extension du patrimoine public mais il fut également fatal au maintien de séries anciennes homogènes. Et puis les bibliophiles français du XIXe siècle, bien qu'ils fussent nombreux, riches et avertis se sont détournés le plus souvent des ouvrages scientifiques au profit des belles lettres. Ce n'était pas le cas dans toute l'Europe, notamment en Allemagne ou en Angleterre.

Ces aléas historiques expliquent la situation présente de l'hexagone. Prenons par exemple le cas parisien. La bibliothèque Cujas de sciences juridiques et économiques avec un million d'ouvrages, environ, ne couvre réellement que le XIXe et le XXe siècles. Encore s'agit-il principalement d'ouvrages de droit conformément à l'esprit de sa fondation. La bibliothèque de l'INSEE et ses 400 000 titres est placée dans la même situation. Elle est d'abord l'héritière de la Statistique générale de la France. Sans doute existe-t-il des collections plus spécialisées encore, mais elles sont aussi plus récentes comme la bibliothèque de l'INED. De surcroît la désinvolture de notre pays à l'égard des livres a sévi longtemps. Dans un établissement public bicentenaire, des ouvrages anciens ont été sauvés récemment des éboueurs par un agent contractuel qui les a remontés dans les étages. Tous les chercheurs français qui ont fréquenté la Beinecke Library à l'Université de Yale ou la bibliothèque Augusta, à Wolfenbüttel en Allemagne, auront mesuré l'écart des nations dans le souci qu'elles ont de leurs livres. Par bonheur les négligences calamiteuses se raréfient et nous rattraperons le temps perdu.

Dans ces conditions, la dation Sauvy constitue un événement précieux qui vient à son heure et qui nous crée des devoirs. Sans doute la plupart de ces livres figurent-ils à la Bibliothèque nationale mais ce n'est pas le cas de tous. Alfred Sauvy avait acquis quelques ouvrages mythiques que personne ne connaissait. D'autre part, les livres du fonds Sauvy ne sont pas nécessairement identiques à ceux de nos autres bibliothèques et pour l'histoire des oeuvres intellectuelles ce point est capital. Une étude des textes suppose la connaissance d'éditions successives mises en perspective avec leurs repentirs et leurs ajouts, sans compter les contrefaçons et les plagiats, en somme l'examen du plus grand nombre possible des exemplaires disponibles dans la galaxie Gutenberg. Ne voyez pas là quelque caprice d'érudit mais une démarche qui est productrice de connaissances comme le démontre l'enquête de Jochen Hoock et Pierre Jeannin sur les manuels de commerce et les traités de comptabilité à l'usage des marchands du XVIe au XVIIIe siècle : en fait, des éditions par milliers, retrouvées dans quelques deux cents bibliothèques mondiales. La méthode s'impose chaque fois qu'un savoir comme celui-ci s'est constitué collectivement à la suite de minuscules mutations et chaque fois qu'il se heurte à de redoutables proscriptions sociales. Souvenons-nous que la plupart des Etats et l'Eglise interdisaient le prêt à intérêt et que le commerce en vit depuis le moyen-âge. Il serait aisé de montrer que la littérature économique ou démographique ancienne dans son ensemble était logée à la même enseigne. Recenser les hommes, traiter des finances du pays, de la richesse des nations, c'était trahir un secret d'Etat.

Les sciences sociales ont donc conquis lentement leur espace d'expression et leur domaine de légitimité. Elles durent traverser de longues périodes de semi-clandestinité ou de liberté surveillée, ces XVIIe et XVIIIe siècles qui ont passionné Alfred Sauvy. De tels avatars confèrent aux ouvrages anciens un statut particulier. Comme véhicules de texte, ils assument les mêmes fonctions qu'aujourd'hui, mais comme objets matériels ils offrent une source essentielle pour la sociologie de la connaissance.

Du XVIe à la fin du XVIIIe siècle, les imprimeurs et les auteurs ont mené en effet une double vie professionnelle, publique et clandestine. Les livres prohibés ou tout à peine tolérés par la censure royale et vendus sous le manteau, ont cependant suivi les mêmes chemins de fabrication que les livres approuvés. Les auteurs restent anonymes dans le brouillage qui s'impose au moment de la vente où ils emploient des pseudonymes. François Quesnay vivait à la cour de Versailles sous Louis XV. Quand il publie, il se retranche à l'abri d'une série de codes, Monsieur A. ou Monsieur Alpha dans les Ephémérides du citoyen, Monsieur H. Monsieur N., Monsieur M., Monsieur de Lille dans le Journal d'agriculture, de commerce, des arts et des finances. De leur côté les éditeurs-imprimeurs dissimulaient leur identité sous des lieux supposés. Vous trouverez dans la dation un exemplaire du Code de la nature. Cette utopie économique radicale, publiée en 1755, dont l'auteur Morelly garde l'anonymat, affiche un lieu d'édition - Partout chez le vray sage - qui accentue la provocation. En 1767, Dupont de Nemours fait imprimer la première édition rassemblée des textes économiques de Quesnay. Elle est censée venir de Pékin ou de Leyde comme tant d'autres à l'enseigne de Londres ou d'Amsterdam et qui furent composées sur les bords de la Seine. Cependant, les imprimeurs utilisent les mêmes caractères de plomb artisanaux dans les impressions clandestines et publiques. L'examen des majuscules, des bandeaux, des vignettes permet de rapprocher les deux versants de leur activité. Comme outil d'une telle recherche, le texte numérisé, par exemple d'aujourd'hui, n'est plus d'aucun secours. Mais le microfilm, dira-t-on, reste utile. Au delà, le microfilm lui-même ne sert à rien, il faut tenir le livre matériel entre ses mains pour identifier les papiers, pour retrouver les marques de filigrane qui signalaient chaque moulin à papier et qui étaient les pourvoyeurs attitrés des typographes. Un travail minutieux par conséquent, qui s'apparente à celui de l'archéologue, peut rectifier de fausses attributions d'imprimeurs ou d'auteurs et reconstituer un milieu scientifique et ses activités intellectuelles. Dans ce champ de recherches, les ouvrages anciens demeurent des outils intransportables du savoir, ils sont irremplaçables.

Bien sûr l'océan des livres qui nous entourent dans les grandes métropoles, peut sembler inépuisable ; c'est une pure apparence. Chaque exemplaire détruit est à l'image d'une espèce disparue dans le monde vivant de la culture ; mais nous sommes ici à bonne école, les travaux de Madame Anne Sauvy, excellente spécialiste elle-même des livres rares prohibés ou contrefaits, nous convie au respect de l'outil. La présente dation offre d'ailleurs une valeur ajoutée supplémentaire à la simple juxtaposition des ouvrages puisqu'elle comprend, on le rappelait tout à l'heure, les notes du fondateur de l'INED ; celui-ci en effet ne s'était pas contenté d'être un lecteur curieux et solitaire.

En un temps, vers les années cinquante, où les sciences économiques françaises rattrapaient à marche forcée leur retard en matière de formalisation et se détournaient passagèrement de leur propre histoire, Alfred Sauvy oeuvrait pour réinsérer ce mouvement dans une perspective de plus longue durée. Il a réuni autour de lui à l'INED une excellente équipe qui connaît parfaitement la littérature à la laquelle la dation donne accès, sous la responsabilité de Madame Hecht, directeur de recherche, de Mademoiselle Lévy, de Mademoiselle Théré aujourd'hui. Editions, traductions de textes, bibliographies, colloques internationaux se sont enchaînés depuis plus de trente ans. Pour la publication des oeuvres de Boisguilbert, de Cantillon, de Quesnay, de Moheau, de Condorcet, de Sussmilch, de Graunt, de Kersseboon, de Malthus un réseau informel s'est constitué autour de l'établissement.

La collaboration de l'Institut avec d'autres équipes françaises ou internationales s'est amorcée depuis longtemps. La convention d'aujourd'hui peut acroître son efficacité. Comment y parvenir et pour quel objectif? Les premières réponses me paraissent assez évidentes. Il importe que le catalogue de la dation soit établi et publié conformément aux normes de la bibliographie matérielle récente. C'est un travail pour lequel la compétence de Madame Hecht et de ses collaborateurs vaut d'être sollicitée. Elle possède de longue date la connaissance intime des livres de la dation. La bibliographie des oeuvres françaises antérieures à 1800 et relative à l'économie et la démographie dont elle fut l'auteur avec Mademoiselle Lévy en 1956 s'y référait, le cas échéant, livre après livre. Il convient ensuite de nourrir ce fonds pour éviter qu'il ne se transforme en tombeau.

Il est sans doute illusoire d'imaginer qu'un établissement public ait assez de loisirs et d'argent pour mener une patiente politique d'achats sur des marchés spécialisés dont les lieux phares sont, outre Paris, Londres et Amsterdam. D'ailleurs, les tout premiers classiques de l'économie politique se négocient aujourd'hui en dizaines de milliers de francs. Mais il est facile de se procurer de grandes rééditions savantes, il en existe au XIXe siècle et au XXe siècle. C'était hier Dupont de Nemours ou Pareto, c'est en ce moment Walras. Il serait enfin possible, par une action concertée des deux établissements, d'acquérir les microfilms jumelés de la Kress et de la Goldsmiths' disponibles à New York. Ce serait mettre à la disposition des chercheurs français qui doivent se rendre à Londres ou en Allemagne pour les consulter, des dizaines de milliers de livres inaccessibles. Faut-il ajouter que le coût de l'opération ne représente qu'une fraction modeste des dépenses engagées dans une enquête statistique courante?

Enfin, sans attendre, souhaitons que se constitue une cellule de références bibliographiques, en somme une banque de données évolutive, transférable sur le réseau des bibliothèques pour laquelle le savoir de l'équipe inédienne serait mobilisé.

Quel parti scientifique enfin tirer de ces initiatives? Constatons d'abord que l'histoire intellectuelle et l'épistémologie des sciences économiques et sociales bénéficient en ce moment d'un renouvellement rapide de leurs méthodes et de leurs objectifs. Une seule illustration, si vous voulez, empruntée à l'histoire de la statistique ; ces derniers mois paraissaient deux ouvrages importants, La mesure de l'État d'Éric Brian à l'École des Hautes Études, La politique des grands nombres d'Alain Desrosières à l'INSEE. Voici des auteurs qui par leurs familiarités diverses avec l'équipe de l'INED d'un côté, par leur formation polytechnicienne de l'autre, symbolisent en quelque sorte le passage recherché. Plus généralement, sur une distance de trois siècles d'histoire, les orientations de la recherche sont multiples. On peut suggérer une réflexion sur les collectes de données, sur les concepts et le contenu des analyses économiques, sur les liens très forts de l'économie et de la démographie avec les philosophies du pouvoir politique sans parler du domaine épistémologique encore largement inexploré. Comment, par exemple, ont évolué depuis les fondateurs du XVIIIe siècle les statuts d'un énoncé, d'une preuve, d'un principe en économie et en démographie? Comment s'articulent respectivement les rôles de la formalisation et de la vérification? A cet égard, en bien des pays, les bibliothèques spécialisées sont devenues des lieux d'ancrage de la recherche vivante.

Il faut donc souhaiter à la dation Sauvy un double public. Il comprendrait bien sûr des spécialistes mais également tous ceux qui entreraient ici comme dans le laboratoire d'une discipline émergente . Comparées aux sciences de la nature, en effet, les sciences économiques et sociales sont récentes. Oeuvre d'une petite poignée de générations, elles demeurent exposées à de multiples remaniements de frontières, sujettes à des assertions révisables et tributaires des événements du monde qui les contraignent à d'incessantes refondations. L'utopie popperienne d'un savoir sans sujet connaissant n'y est guère recevable. Mais une histoire concrète de l'abstraction savante y trouve une matière inépuisable et l'importance de la dation prend alors tout son relief.

De ce passé que nous offre Alfred Sauvy ne faisons pas table rase, l'amnésie n'a jamais été une vertu scientifique, ni l'oubli un passeport pour l'invention d'aujourd'hui.

Alfred SAUVY et l'INED

par Jacques MAGAUD
Directeur de l'INED

Je voudrai simplement dire que cette journée est importante pour l'INED, pas seulement à cause de l'occasion ainsi donnée de mettre en avant une contribution importante, et méconnue, d'Alfred Sauvy à la recherche, mais aussi parce que cette manifestation est l'occasion de mettre en avant des travaux en cours à l'INED, pour lesquels nous souhaitons plus d'efforts et pour lesquels les liaisons avec l'extérieur nous sont essentielles.

Je voudrai tout d'abord remercier moi aussi spécifiquement Madame Anne Sauvy parce que sans ses efforts, nous ne disposerions pas de cet ensemble à partir duquel nous espérons - et Monsieur Perrot vient de tracer de très vastes horizons - développer encore des recherches.

D'abord des recherches sur l'homme Alfred Sauvy : recherches sur la genèse d'une pensée, sur la forme prise par cette intelligence multiforme, cette intelligence modelée par des circonstances économiques, sociales et politiques bien particulières mais que nous retrouvons et que nous retrouverons à travers les choix des textes, les annotations faites, les choix de lecture. Recherches essentielles y compris pour la démographie, recherches essentielles pour comprendre la forte marque laissée par Alfred Sauvy sur cette discipline, conception parfois très naturaliste d'ailleurs, et sur la force qu'il a imprimée à ce que l'on appellerait aujourd'hui l'approche macroéconomique, macrosociale ou macrodémographique, au détriment parfois d'une compréhension des processus plus fins qui n'étaient pas, à son époque, un objet scientifique central.

Derrière ces recherches sur l'homme, il y a bien sûr des recherches sur les formes prises par la pensée scientifique et son évolution, essentiellement au XVIIIe siècle, pas seulement pour célébrer les précurseurs mais, comme l'ont bien montré la qualité et le succès du récent colloque Quesnay, pour se servir de ces précursseurs afin de mieux comprendre la genèse et l'évolution des formes de pensées les plus modernes. Ceci implique bien évidemment, très matériellement, que nous arrivions ensemble, entre la bibliothèque de l'X et nous, à établir un catalogue, ce qui est prévu. A l'évidence, l'équipe de l'INED qui vient d'être citée, Jacqueline Hecht, Christine Théré, Claude Lévy, Annie Taillerche qui ont déjà beaucoup travaillé sur le fonds, l'ensemble de la bibliothèque de l'INED et son conservateur Françoise Meunier, Martine Deville et Maïté Hély, Marie-Claude Lunazzi, Rosine Morgentaler, pourront donner toutes leurs compétences pour l'établissement de ce travail que nous appelons tous de nos voeux et qui pourra bénéficier de l'expérience de l'équipe de publication réunie autour d'Henri Léridon.

Je souhaite que ces travaux attendus puissent commencer rapidement. Il va nous falloir établir et saisir toutes ces notes inscrites sur des bouts de papier les plus divers, en long, en large, en travers, au crayon, au stylo à bille, à la plume, de cette petite écriture que nous sommes encore un certain nombre à bien connaître. Il est nécessaire de les saisir directement pour permettre leur exploitation informatique par les futurs chercheurs, et ce sera un des premiers objets de l'année 95.

Permettez-moi simplement à travers ces souhaits de travaux futurs de revenir rapidement sur les rapports entre l'X et l'INED. Bien sûr ces travaux communs se feront et ils doivent se développer autour de cette dation, dation qui n'est pas encore vraiment un fonds ; nous disposons encore d'éléments de texte qui pourraient être ajoutés à la dation et constituer ainsi un véritable fonds pour l'étude de la pensée scientifique au XVIIIe siècle, de l'histoire des mathématiques, de l'histoire des probabilités, de l'histoire des rapports entre la collecte et l'analyse, le coeur de la démographie.

Mais je souhaite aussi de relations futures plus larges, liées à des recrutements plus nombreux de chercheurs formés à l'École polytechnique. Nous pouvons, nous souhaitons accueillir en thèse de jeunes X, attirés par la démographie, les mathématiques, les mathématiques appliquées, les probabilités, les statistiques, la génétique, l'économie, les sciences sociales. Le champ est vaste et ils auront des directeurs de thèse compétents pour les encadrer. Je fais cette invite car notre dernier polytechnicien, qui est actuellement à Berkeley, doit être, sauf erreur, de la promotion 80. C'est déjà vieux. L'INED a besoin de jeunes. L'INED, laboratoire d'accueil, peut accueillir, encadrer une dizaine, une douzaine de thésards. L'X est en retard, l'École Normale Supérieure et l'École des Mines nous proposent des candidats de qualité et la balle est dans le camp de Palaiseau. Je souhaite que, à l'occasion de cette cérémonie autour de la dation Sauvy, ce message soit entendu.

Nicolas Brouard, chercheur à l'INED, présente le projet de numérisation (1)

Je puis vous dire que la dation Sauvy fait partie de notre mémoire collective, et si elle doit être stockée à l'abri des intempéries, des incendies ou pillages et mise à disposition de spécialistes, elle pourrait être lue, consultée dans un avenir proche par un nombre important de citoyens français ou même citoyens du monde, par un système de télécommunication dont on parle beaucoup en ce moment, qui est successeur de notre minitel français, qui s'appelle INTERNET. Vous avez vu, et vous pouvez continuer à voir sur l'écran un certain nombre d'images qui résultent de la numérisation d'une partie des ouvrages de la dation Sauvy. Nous sommes en direct, l'information est sur l'ordinateur de l'INED, sur lequel nous sommes connectés, et ce que vous voyez ici peut être vu en même temps de n'importe quel endroit du monde, des États-Unis, du Canada, d'Australie où j'ai passé quelque temps récemment. Je voudrais surtout, c'est là le but recherché, que cette dation soit accessible au plus grand nombre de chercheurs.

Mais je voudrais moi aussi vous rappeler qu'Alfred Sauvy était un polytechnicien, donc un "technicien" et il nous a toujours poussés à être à l'affût des nouvelles techniques, en particulier de dissémination d'informations démographiques. Vous allez maintenant voir un exemple de l'utilisation d'Internet pour la présentation d'un ouvrage auquel l'INED a participé et qui s'appelle Population africaine et Sida . La démonstration porte sur la possibilité pour un lecteur de ce document, sur Internet, d'obtenir d'autres figures et d'autres tableaux en modifiant ou en complétant les données et leur exploitation fournies par les auteurs. Nous essayons ainsi de vous présenter ce que pourraient être les livres interactifs à l'usage des chercheurs.
Merci.

L'OEUVRE D'ALFRED SAUVY

par Thierry de MONTBRIAL
Membre de l'Institut, Professeur à l'Ecole polytechnique

Je crois qu'il est impossible de parler véritablement de l'oeuvre d'Alfred Sauvy en quelques minutes et que cette belle réunion n'est de toute façon pas le lieu pour faire une synthèse scientifique de cette oeuvre considérable. Il faudrait d'ailleurs que quelqu'un l'entreprenne. Je voudrais signaler pour ceux qui auraient envie d'aller regarder de plus près, que la revue Population a publié dans son numéro de novembre-décembre 1992, un ensemble d'études qui constitue sans doute à la date actuelle la meilleure recension des travaux d'Alfred Sauvy.

Permettez-moi, puisqu'il s'agit d'une commémoration, de commencer par des souvenirs personnels. La première fois que j'ai vu Alfred Sauvy, c'était comme élève à l'Ecole polytechnique en 1963. Il avait été invité comme conférencier - Marescaux s'en souvient peut-être car nous étions sur les mêmes bancs - Je me souviens d'un exposé éblouissant sur l'évolution comparée des économies européennes. J'avais été particulièrement frappé par sa démonstration du déclin britannique mais aussi par l'extraordinaire présence de cet homme à l'amphi.

Le second souvenir, j'y ai pensé en vous écoutant, Madame, à propos de la dernière phrase que vous avez citée d'Alfred Sauvy. C'était en 1970 à Lausanne à l'occasion d'un colloque sur Léon Walras et nous avions longuement parlé ensemble. Il évoquait ses thèmes favoris, c'est à dire l'importance de la jeunesse, de la place des jeunes dans la société. Je lui avais demandé à la fin de la conversation : "à propos, quel est le thème de votre cours au Collège de France de l'année prochaine?" Il m'avait regardé, stupéfait, puis m'avait répondu, choqué : "vous ne savez pas ce qui m'arrive? on me met à la retraite, je ne fais pas de cours l'année prochaine au Collège de France". Je crois que la clé est dans la phrase que vous avez rapportée à la fin de votre intervention. C'est qu'en 1970 Alfred Sauvy se sentait très jeune et quand il est venu, bien des années après, faire ses séminaires à l'Ecole polytechnique, il était toujours très jeune.

Je ne vais donc pas vous faire véritablement un exposé sur son oeuvre mais je voudrais plutôt choisir quelques points qui m'ont frappé concernant sa méthode et certains des thèmes qu'il a traités et qu'on trouve un peu partout dans son oeuvre. Je ne chercherai évidemment pas à être complet d'autant moins que je n'ai pas les qualifications nécessaires pour cela.

Il me semble que, concernant la méthode, la première caractéristique d'Alfred Sauvy est que chez lui la pensée et l'action sont inséparables. Sauvy est un homme de pensée mais il est aussi un homme d' action. Pour lui le travail scientifique - d'ailleurs je ne suis pas sûr qu'il considérait l'économie ou la démographie comme des sciences, il les considérait plutôt comme des savoirs - ne valait que pour éclairer les hommes dans l'action.

Je citerai une petite phrase de ses souvenirs qui est caractéristique. "Vers 1930, écrit-il, je perçois, avec quel déchirement, l'ignorance profonde des hommes politiques à l'égard des choses qu'ils entendent manier. Générale est l'ignorance, bien portée d'ailleurs, et plus poussée que celle des médecins de Molière". Il me semble que, à bien des égards, on pourrait écrire la même chose aujourd'hui ; même lorsque les connaissances existent. Je pense que dans certaines des questions qui ont obsédé Sauvy pendant toute sa vie - le problème du vieillissement, des retraites, etc - il y a des savoirs, il y a des connaissances, il y a des capacités de prévision ; mais les hommes politiques, au sens large, choisissent souvent d'ignorer ces savoirs, ces connaissances, et compromettent ainsi l'avenir. Voilà donc une première caractéristique.

Sauvy a été conseiller du prince à de nombreuses reprises, sous diverses formes. La période où il l'a été le plus activement fut avec Paul Reynaud, mais dans tous ses écrits il a toujours, à côté de ses travaux scientifiques, pris des positions fortes et il n'a jamais hésité à aller jusqu'à la polémique. Cet homme de sciences (on peut malgré tout utiliser le terme), n'a jamais dédaigné d'entrer dans la bagarre et d'utiliser son talent littéraire. Je vous citerai une phrase tout à fait exemplaire, que l'on trouve dans son best-seller intitulé La montée des jeunes, paru en 1959. On y trouve tout l'accent et la passion du "publisciste" : je crois que c'est le mot qu'on emploie aujourd'hui. Rappelez-vous l'ambiance de 1959. Je lis : "Si l'accueil n'est pas organisé pour les jeunes qui arrivent, si les portes restent fermées, les jeunes sauront les forcer de vigoureux coups d'épaule. Ils perceront cette épaisse carapace, la jeunesse ne se laissera pas étouffer, la matière vivante l'emporte sur la matière morte, les jeunes finiront par percer la croûte malthusienne qui s'oppose à leur accueil. Ils finiront par pénétrer dans la place et réclamer leurs droits, mais ce sera alors une ère de turbulence et de désordre politique".

Cette phrase, certainement un scientifique "pur" n'aurait jamais osé l'écrire. Mais lui, Sauvy, n'avait cure de ces considérations. Il écrivait avec passion, avec talent et il voulait convaincre. C'est d'ailleurs pour cela qu'il retenait l'attention. Mais cette phrase, si je vous la cite, c'est qu'elle était effectivement prophétique. Aujourd'hui à bien des égards, avec le chômage des jeunes on pourrait redire ces choses, et cela vaut aussi pour d'autres pays. Que dire, par exemple, de la situation en Algérie où l'une des données du drame est précisément une explosion démographique dans un pays dont les structures politiques et économiques sont tellement démantelées que les jeunes n'ont aucun espoir, ce qui explique largement, je crois, le phénomène du fondamentalisme islamique. Je suis sûr que si Alfred Sauvy vivait aujourd'hui, il prendrait des positions sur ce type de questions. Donc pensée et action sont inséparables chez Alfred Sauvy.

Egalement créateur d'institutions, c'est un homme qui a mis la main à la pâte, qui a en l'occurence mis en place l'INED. Il était statisticien, collecteur de données, il allait au charbon pour ce faire, et a développé sa méthode statistique à un moment où les statistiques économiques étaient encore relativement peu développées. Il avait un exceptionnel sens du chiffre. C'est un talent qui n'est pas donné à tout le monde. C'est un peu l'équivalent du sens physique chez les physiciens. Il ne dédaignait pas la théorie mais il n'appréciait pas, j'y reviendrai tout à l'heure, la formalisation abstraite. En tout cas, cet homme de synthèse, cet homme qui n'a pas hésité à écrire un livre au titre audacieux Théorie générale de la population était ennemi de tous les dogmes et les rejetait.

Je voudrais maintenant vous dire quelques mots de sa méthode. Il avait été très marqué culturellement par la référence médicale. En réalité il y avait deux références qui étaient importantes chez lui, l'astronomie et la médecine, deux sciences relativement différentes. Sa démarche comprenait quatre étapes, dans tout problème auquel il s'intéressait. Il y avait la phase statistique c'est-à-dire la collecte des données, la collecte des faits interprétés ; il y avait la phase du diagnostic, c'est-à-dire l'identification et la position du problème ; puis la troisième phase, le pronostic, mais le pronostic chez lui n'était qu'une prévision conditionnelle et essentiellement un support à la réflexion. Naturellement, le pronostic n'est pas, ne peut pas être un acte de prévoyance. Soit dit entre parenthèses, je suis toujours frappé de voir à quel point les demandeurs de prévisions confondent les pronostics ou les projections avec la voyance. Car ce que l'on demande, quand on interroge quelqu'un sur l'avenir dans quelque domaine que ce soit, c'est de dire ce qui va se passer. Il y a évidemment une méconnaissance profonde de l'acte de prévision. Je referme la parenthèse et j'en viens à la quatrième phase, pour lui la plus importante compte tenu de ce que je vous disais tout à l'heure, qui était la thérapeutique, c'est à dire l'action, c'est à dire les méthodes qu'il convenait de mettre en oeuvre devant tel ou tel problème. Par exemple, l'une des questions auxquelles il s'est beaucoup intéressé à l'époque du Front populaire, est la question de la réduction du temps de travail. Sauvy est parti en guerre contre la politique de réduction rapide du temps de travail dont il a dénoncé tous les sophismes. Malheureusement nous savons bien que les mêmes idées sont constamment reprises. En 1981 encore, et je pense que l'on verra d'autres situations identiques dans l'avenir, devant un problème de chômage, on ne trouvera sûrement rien de mieux à proposer que la réduction passive du temps de travail sans réduction de salaire. Inutile de vous dire que je n'ai pas la possibilité dans le temps qui m'est imparti d'entrer dans les nuances.

Troisième caractéristique de la méthode de Sauvy qui m'est personnellement très chère, et qui je crois est fondamentale, c'est la pluridisciplinarité. Sauvy a joué constamment sur un clavier large et je retiendrai au moins quatre disciplines constamment brassées dans son oeuvre. Naturellement, l'économie , et du reste il a commencé comme cela. Il fut un conjoncturiste hors pair, comme je l'ai dit, un manieur de chiffres. Démographe, je l'ai mis en second parce que c'est venu après dans son expérience, mais il est vrai qu'au bout du compte Sauvy fut démographe. Ce qui intéresse Alfred Sauvy finalement, on le voit en ouvrant n'importe lequel de ses livres au hasard, c'est l'homme. C'est toujours l'homme qui est en cause, c'est l'homme individuel et c'est l'homme collectif. C'est l'homme vivant en société à un moment donné, - l'aspect synchronique - , c'est l'homme qui se reproduit dans les générations - l'aspect diachronique - L'homme est point de départ et point d'arrivée. Pour Sauvy, le traitement abstrait comme on le fait aujourd'hui en microéconomie moderne, consistant par exemple à traiter le travail comme n'importe quel bien avec une symétrie parfaite était une sorte d'hérésie. Toute investigation économique devait partir de l'homme et aboutir à l'homme. Je crois que derrière cela il y a une conception humaniste au moins autant qu'une conception scientifique. Le troisième domaine, est la sociologie. Sauvy insiste constamment sur le fait que l'on ne peut pas faire de l'économie sans avoir au moins une conscience sociologique développée. En cela il me semble d'ailleurs être l'héritier d'une lignée polytechnicienne assez importante parmi lesquels je citerai seulement Colson - que vous avez mentionné Madame, comme l'une des six lectures de base de sa jeunesse, je ne le savais pas, mais je n'ai pas été surpris quand vous l'avez dit - et l'autre Le Play, qui fut l'un des fondateurs de la sociologie. Ce dernier s'intéresse particulièrement à ce qu'on appellerait aujourd'hui la sociologie du travail. Je crois que l'oeuvre de Sauvy est imprégnée de la préoccupation sociale au sens le plus large du terme. Toutes les dimensions de la démographie, qu'il s'agisse des questions de natalité, de mortalité, qu'il s'agisse des problèmes de la famille, etc... ont des aspects sociologiques fondamentaux et hors desquels il est impossible de comprendre les phénomènes. Enfin le quatrième domaine que je voudrais citer, c'est l'histoire. Les origines de la guerre de Crimée - incidemment c'est un ouvrage qu'il serait sûrement intéressant de relire aujourd'hui -faisait partie de la bibliothèque du jeune Sauvy, nous avez-vous dit, Madame. Je ne suis pas autrement surpris qu'il ait été passionné d'histoire dès sa jeunesse car l'histoire imprègne tous les chapitres de son oeuvre.
Je ne pense pas seulement à L'histoire économique de la France entre les deux guerres, qui est l'une de ses grandes oeuvres, mais aussi bien à sa Théorie générale de la population dont les chapitres ont souvent une dimension historique. Toujours l'idée diachronisme / synchronisme qui imprègne l'ensemble de son oeuvre. Cette oeuvre est donc à prétention - prétention n'est peut être pas le mot juste, parce qu'il était tout, sauf prétentieux - universelle.

Tout ce qui l'intéresse c'est d'approfondir des questions, suscitées par les exigences de l'action, mais Sauvy se passionne aussi pour la synthèse. Les dernières décennies ont privilégié l'émiettement des disciplines pour une raison évidente : en général, on ne peut vraiment progresser que sur des domaines bien délimités. Et pourtant, l'émiettement des disciplines, l'émiettement à l'intérieur de chacune des disciplines, risque de conduire à une sorte de désastre intellectuel. Je crois que l'un des grands mérites de Sauvy fut d'avoir mis l'accent sur la synthèse. Pour ma part, bien que ce livre soit à bien des égards dépassé, je considère que La théorie générale de la population reste encore un immense ouvrage de référence.

Un autre aspect de Sauvy que je veux aussi mettre en valeur, c'est le style. Pour lui les mots, l'écriture, la façon de s'exprimer sont importants. Cette préoccupation est plutôt rare chez les scientifiques. Sauvy avait le sens des mots et a été un créateur inspiré en la matière. Derrière les mots, on le sait, se cachent les concepts. J'en rappellerai simplement un seul. C'est Alfred Sauvy qui, en 1952, a inventé l'expression de "Tiers Monde".

Vous avez aussi parlé, Madame, de Racine, Alain, Valéry et Tristan Bernard. Sauvy cite une partie de l'oeuvre de Valéry que les scientifiques - qui aiment souvent cet auteur - citent rarement : La jeune Parque. Ce n'est généralement pas l'oeuvre poétique que les scientifiques retiennent chez Paul Valéry. Quant à Tristan Bernard, j'imagine que Sauvy était attiré par son sens de l'humour, lui qui en était tellement doué.

J'ai parlé de l'homme et de l'humaniste. Typiquement, l'une de ses préoccupations les plus constantes, c'est la lutte contre le malthusianisme. Le malthusianisme, pour lui, c'était d'abord et avant tout la peur de l'avenir. C'était un réflexe de peur et cette préocupation est totalement liée à la dimension humaniste du personnage.

Un autre point peut-être qu'il faut souligner c'est l'originalité. Sauvy est un écrivain, un penseur original. Il ne se croit pas obligé d'avancer à chaque pas avec des béquilles, c'est-à-dire de multiplier les citations pour justifier une argumentation ou pour la relier à l'autorité d'une autre pensée que la sienne. Il a sa pensée et il va de l'avant.

Maintenant, je voudrais rapidement prendre quelques thèmes - c'est une sélection forcément arbitraire - qui me paraissent toujours très pertinents par leur portée actuelle. Je vous dirai quelques mots de l'écologie, de la question de l'optimum de population, de la notion de progrès technique et d'une autre question très chère à Sauvy, celle du coût de l'homme.

Commençons par l'écologie. On a dit que Sauvy ne s'était pas préoccupé d'écologie et qu'il avait manqué par exemple le tournant du Club de Rome au début des années 70. Cela me paraît relativement injuste. D'abord, si on se reporte au début de La théorie générale de la population, on s'aperçoit qu'il traite d'écologie au sens propre parce que l'écologie, c'est la discipline des rapports entre les êtres vivants et leur environnement, et de ce point de vue là, Sauvy a une pensée parfaitement écologique. Le début de la Théorie générale de la population pose les équations de type Lodka Voltera qui définissent l'évolution des populations en fonction d'un certain nombre de caractéristiques de base. Ce qui est vrai, c'est qu'il ne s'est pas particulièrement intéressé aux questions qui nous obsèdent aujourd'hui, comme la dégradation du "système terre" du fait de l'activité de l'homme. Cette préoccupation a commencé à poindre à partir des travaux, d'ailleurs scientifiquement contestables , du Club de Rome et n'a fait que se développer depuis. Mais Sauvy avait tout de même des préoccupations qu'on peut appeler écologiques et je vous en donnerai deux exemples. L'un, c'est son insistance sur la notion de gaspillage. Le traitement du gaspillage chez Sauvy va beaucoup plus loin que la simple préoccupation du rendement ou de l'efficacité économique. C'est un souci de l'économie des ressources naturelles au sens large. Le second point, peut être plus intéressant, c'est la confiance dans le progrès technique. Sauvy considère que la plupart des problèmes que nous appelons aujourd'hui écologiques sont solubles par le progrès technique. J'ai tendance à penser qu'il avait raison et il me semble que cette question mérite en tout cas d'être regardée de très près. La notion de progrès technique et d'épuisement des ressources naturelles, est un vieux débat. Il y a un texte que j'aime bien, dans le premier chapitre des Réflexions sur la puissance motrice du feu de Sadi Carnot. Ce petit opuscule, publié en 1824, est, comme chacun sait, l'ouvrage qui a posé les bases de ce qu'on a appelé plus tard le second principe de la thermodynamique. Son auteur explique que les mines de charbon en Grande-Bretagne, à la fin du XVIIIe siècle, étaient en voie d'épuisement, ce qu'elles étaient en effet. Et pourtant chacun sait que le XIXe siècle a été plutôt favorable pour le charbon anglais! Mais Carnot explique comment le progrès technique, en l'occurrence la machine à vapeur, a radicalement transformé les données du problème. Il me semble que la pensée de Sauvy dans l'ordre de ce qu'on appelle aujourd'hui l'écologie, au sens large, s'inscrit dans cette perspective.

Le deuxième thème, c'est l'optimum de population. Sauvy a cherché, c'est une des notions centrales de son ouvrage majeur, à définir un optimum de population, partant de l'idée qu'on peut définir, sur un espace donné, dans des conditions données, ce qu'est une population trop faible ou au contraire une population trop forte. On peut alors parler d'un optimum de population. Cette notion est considérée aujourd'hui comme dépassée par les démographes, qui préfèrent s'intéresser à l'étude des avantages et des inconvénients d'une variation d'effectif ou de structure. Mais en fait, je me demande là aussi, si l'on n'a pas tort de s'être autant désintéressé de cette notion d'optimum parce que, au fond, les critiques que l'on peut adresser au concept d'optimum de population ne sont pas d'une autre nature que celle qu'on peut adresser au concept d'optimum économique en général. Donc, si l'on considère que le concept d'optimum économique est, au moins en tant que référence normative, un élément conceptuel indispensable, pourquoi ne procèderions-nous pas de la même manière en matière démographique ? Je crois qu'il y a des modes dans ces questions-là et qu'il pourrait y avoir un intérêt à réhabiliter certaines des recherches auxquelles Alfred Sauvy s'était intéressé.

Quelques mots sur le progrès technique. Je viens d'en parler à propos de l'écologie mais le thème du progrès technique est central dans toute l'oeuvre d'Alfred Sauvy et notamment par rapport aux relations avec le chômage. Il a entrepris une classification assez élaborée du progrès technique par rapport au chômage. Il distingue entre ce qu'il appelle les progrès techniques processifs et les progrès techniques récessifs. Les premiers sont ceux qui créent des emplois, les seconds sont ceux qui en détruisent. Cette distinction entraîne toute une série de questions subsidiaires, par exemple, la destruction d'emplois peut donner lieu à des phénomènes de déplacement de pouvoir d'achat. Sauvy, dans l'un de ses derniers ouvrages, avait introduit l'expression de déversement pour décrire ce genre de phénomène. Je crois qu'il a été dans l'ensemble, sauf peut-être vers la fin de sa vie, un optimiste raisonné en matière de progrès technique. Il a fustigé la vision pessimiste qui est celle qui domine à l'heure actuelle en 1994 : que le progrès technique est nécessairement destructeur d'emplois. Il a collecté toute une série de références historiques en remontant jusqu'à deux mille ans avant nous, en passant par les canuts de Lyon et bien d'autres exemples. On trouve ce type de discussions aussi chez Ricardo dans Les principes de l'économie politique et de l'Impôt. Je crois cependant qu'à la fin de sa vie il a considéré que la nouvelle révolution industrielle, c'est-à-dire celle des industries de l'information, était peut-être différente de celle qui l'avait précédée. Là aussi, c'est une question qui mérite un examen très approfondi. Pour ma part, je pense que même cette nouvelle révolution industrielle n'est pas différente des autres. Je ne crois pas que la loi générale fasse aujourd'hui l'objet d'une exception. Je crois que l'on s'apercevra probablement, quand tous les ajustements structurels seront faits, que la révolution industrielle en cours n'est pas fondamentalement d'une nature différente de celles qui l'ont précédée, mais enfin tout ceci se discute. Le progrès technique, Sauvy en parlait constamment, il ne le considérait pas comme exogène, comme le font encore trop souvent les économistes dits néoclassiques qui considèrent la population elle-même comme étant une variable exogène, mais il disait aussi qu'il ne fallait pas trop charger la barque car on a trop souvent tendance - par exemple à propos des problèmes des retraites - à compter sur le progrès technique comme le moyen de résoudre des problèmes qu'en réalité on accumule pour le futur.

Le dernier sujet que je voudrais mentionner dans ce choix de thèmes, c'est celui du coût de l'homme. Il me semble que Sauvy a été aussi un innovateur dans ce domaine. Des écoles libérales (l'école de Chicago) ont développé la notion de la valeur de l'homme dans une acception différente de l'acception marxienne fondée sur la valeur-travail. Sauvy a développé des conceptions assez raffinées en distinguant le coût de la formation, les services rendus ultérieurement par les hommes en âge de travailler. Il a montré que cette notion de valeur de l'homme devait être pensée non pas en terme de la vie d'un homme donné mais en terme de génération, parce qu'un certain nombre de coûts ou au contraire de bénéfices associés à un homme étaient en partie transmissibles. Je crois qu'il y a là tout un courant de travaux qui conservent leur actualité et qui se rattachent aux conceptions humanistes que je mentionnais au début.

Bien sûr Alfred Sauvy s'est intéressé à toutes les dimensions traditionnelles et classiques de la démographie, aux problèmes de la natalité et de la mortalité, aux problèmes de migration. Il y a des développements fort intéressants dans ses ouvrages et notamment dans La théorie générale de la population, sur les migrations qui touchent d'ailleurs au domaine qui m'est aujourd'hui le plus cher, c'est-à-dire les relations internationales. Il a bien vu et bien expliqué les avantages et les inconvénients économiques à court et à long termes associés aux migrations, et a montré comment il ne fallait pas raisonner de façon simpliste comme si tout courant migratoire était automatiquement mauvais ou au contraire bon. Son oeuvre fourmille là aussi de connaissances, d'approfondissements, de suggestions qui restent très utiles aujourd'hui.

Sauvy s'est également passionné pour le Tiers-Monde. Auteur de la formule, il me semble que l'on est juste en disant qu'il a été l'un des fondateurs de ce qu'on appelle aujourd'hui l'économie du développement dont il a bien identifié les principaux aspects, les caractères originaux. Il est l 'un des premiers auteurs à avoir mis systématiquement l'accent sur l'éducation comme condition fondamentale de solutions des questions des problèmes du développement.

Il est temps de conclure et je le ferai en disant deux choses. La deuxième éditon du tome 2 de sa Théorie générale de la population est ainsi dédiée : "A mes petites filles Corinne et Marion, ce livre qui sera vieux bien avant elles". Eh bien, ce livre a bien vieilli. Il faut le lire et le relire car il reste une source d'inspiration. Plus généralement, Sauvy reste aujourd'hui encore, y compris dans ses travaux les plus anciens, une merveilleuse source d'inspiration. De surcroît, il se lit avec plaisir, et j'espère que les livres dont il est l'auteur deviendront eux aussi d'autres objets de bibliophilie. Ma toute dernière remarque sera pour souhaiter, si c'est possible, d'autres Alfred Sauvy dans deux de ses dimensions les plus attachantes, d'une part l'homme de synthèse et d'autre part l'homme d'action, c'est à dire celui qui met sa pensée et son honnêteté intellectuelle au service de l'activité humaine. Je vous remercie.


Edition japonaise de "La Théorie générale de la population"
déposée à la bibliothèque par Anne Sauvy.


Exemplaire personnel d'Alfred Sauvy déposé à la bibliothèque par Anne Sauvy.

L'enseignement d'Alfred SAUVY à l'Ecole polytechnique(2)

par Jean-Claude CHESNAIS
Directeur de recherche à l'INED Maître de conférence en démographie à l'Ecole polytechnique

En 1920, Alfred Sauvy intègre l'Ecole Polytechnique. Né en 1898, il est un rescapé de la première guerre mondiale, où il fut blessé sur le champ de bataille ; il a aussi échappé, par miracle, à l'épidémie de grippe espagnole de 1919. Lui qui se destinait à l'astronomie, sera, par les hasards de la vie, détourné de l'observation des astres pour se tourner vers l'observation des hommes et des phénomènes économiques. Il réussit le concours d'entrée à la Statistique générale de la France et devient alors un spécialiste réputé de la conjoncture écomique et de la prévision démographique. Il appartient au groupe X-Crise et fait partie d'une petite équipe d'hommes qui construiront la comptabilité nationale, lanceront la planification et aideront la France à sortir de son malthusianisme séculaire. Appelé en novembre 1938 au cabinet de Paul Reynaud, Ministre des Finances, Alfred Sauvy rédige les fameux décrets-lois qui permettront la reprise économique et prépareront le retournement démographique et qui sont la base du code de la famille. Peu après, il dirige l'Institut de conjoncture et, au lendemain de la guerre, fonde l'Institut National d'Etudes Démographiques (INED), qui, grâce à son impulsion, ne tardera pas à devenir la meilleure école de démographie du monde. Cinquante ans après son entrée à l'Ecole polytechnique, Alfred Sauvy y revient, en enseignant cette fois.

Mai 1968 : la revanche des jeunes.

Sa renommée est immense, non seulement comme scientifique mais comme publiciste et pamphlétaire. Il a laissé deux oeuvres magistrales, qui traverseront l'espace et le temps. Sa Théorie générale de la population, en particulier le volume I, a fait le tour du monde ; elle est traduite dans toutes les grandes langues internationales ; son Histoire économique de la France entre les deux guerres, est une référence incontournable : Alfred Sauvy était en poste d'observation et parfois à la source même des données économiques (indices de prix, de chômage, de production, etc). Il s'est, par ailleurs, illustré auprès du grand public, par des essais au caractère prophétique, en particulier La montée des jeunes en 1958, où il annonçait, en termes explicites, la révolution de mai 1968. Il est très populaire chez les jeunes, notamment parmi les avant-gardes intellectuelles.

C'est, du reste, en partie, à la suite des événements de mai 1968 que l'Ecole polytechnique crée le Département Humanités Sciences Sociales. Chacun, parmi les dirigeants du pays, prend conscience que l'histoire n'est pas lisse et qu'elle est faite de ruptures, de crises, liées aux convulsions de l' opinion publique. D'où l'importance d'un éclairage particulier sur les sciences de l'homme. Jeune retraité, libéré de ses fonctions de directeur de l'INED, depuis 1962 et de professeur au Collège de France depuis 1969, Alfred Sauvy est disponible pour enseigner. L'Ecole polytechnique est alors encore à la Montagne Sainte Geneviève ; Alfred Sauvy passe donc d'une colline à l'autre, de la rue Lepic à la rue Descartes, le plus souvent en Solex, pour se rendre à l'Ecole. Car cet intellectuel est aussi un sportif, il a été champion national de rugby : demi d'ouverture au stade Français, et surtout un fervent écologiste. Il a toujours dénoncé les méfaits de l'usage abusif de l'automobile, comme en témoigne son livre intitulé Les quatre roues de la fortune.

A l'Ecole, son cours est un séminaire, optionnel, qui s'adresse à un petit nombre d'élèves, une quinzaine environ, parfois plus, selon les années. Ce cours s'intitule simplement : "Démographie" ; il se déroulera sur la période 1973-1984. Les élèves sont tenus d'y être assidus ; Alfred Sauvy tient une feuille de présence et procède chaque semaine au pointage. Les élèves ont en face d'eux un vrai maître, un sage, qui les impressionne par sa culture, il connaît par coeur des milliers de vers, sa compétence (en démographie, en économie, en histoire, etc), sa connaissance des hommes (il a fréquenté les allées du pouvoir et les célébrités littéraires), son esprit de conteur (qui sait mêler l'anecdote au récit académique), son humour (il a écrit un livre sur le sujet) et surtout, ses leçons passionnées sur certains thèmes qui lui tiennent particulièrement à coeur. La dénonciation du malthusianisme économique et démographique, les conséquences du vieillissement de la population, les querelles doctrinales entre Malthus et Marx (en 1963, il a publié Malthus et les deux Marx), l'expérience des pays socialistes, en particulier celle de la Chine ; c'est qu'il a appartenu à une génération qui a vu naître l'expérience soviétique et a participé, au lendemain de la guerre, aux grands débats sur les mérites comparés du capitalisme et du socialisme. Pour lui, l'essentiel est de délivrer un message utile pour guider la vie, "éclairer l'action" ; il n'entend pas former des statisticiens de la population, mais des responsables qui comprennent la signification et l'influence des grands bouleversements démographiques de la planète. Dans la brochure diffusée aux élèves, il avertit clairement : "Le séminaire ne comportera pas d'exposé sur l'analyse démographique pure. C'est seulement lorsque le besoin s'en fera sentir qu'un instrument de mesure sera décrit" (Promotion 1973) ; "les exposés techniques de méthode seront réduits au minimum nécessaire" (Promotion 1981). Ce qui frappe aussi, c'est la volonté d'offrir aux étudiants une vue aussi complète que possible de la réalité ; au lieu de séparer le savoir en compartiments étanches, Alfred Sauvy s'efforce d'en donner un aperçu, guidé par l'approche historique, dynamique, où l'économie occupe une place centrale. On retrouve ici l'empreinte de son expérience professionnelle et de sa culture internationale, acquise au gré d'innombrables lectures (il est chargé de la rubrique "livres" au journal Le Monde de l'Economie) et surtout de contacts avec des experts du monde entier (pendant une trentaine d'années, il siège à la Commission de la Population des Nations Unies à New York). D'entrée de jeu, les élèves connaissent le menu auquel ils sont conviés : "le séminaire portera sur les "questions d'économie et population" (souligné par A. Sauvy lui-même).

Quelques idées-clés.

Sur le malthusianisme.

Marqué par la stagnation française, le choc de la première guerre mondiale (où il perd son père) et la défaite de 1940, liée à l'insuffisance démographique reconnue aussi bien par lui-même que par des acteurs aussi différents que Charles De Gaulle et Philippe Pétain, Alfred Sauvy sait que le malthusianisme est l'ennemi principal du progrès ; c'est le refus de l'avenir, la peur de l'innovation. En matière économique, il dénonce les rigidités qui empêchent l'embauche et surtout s'attaque aux sophismes qui entourent l'idée de partage du travail, supposée créatrice d'emplois. C'est qu'en 1936, il a vu l'effet désastreux de la loi sur la semaine de 40 heures sur la production ; la France en est sortie affaiblie par rapport à l'Allemagne. En 1981-1982, le dogme sera le même et les résultats aussi implacables. Le passage à la semaine de 39 heures a des effets désastreux ; non seulement il ne crée pas les emplois annoncés, mais il contribue à relancer l'inflation. Des mesures telles que l'abaissement de l'âge de la retraite, la relance keynésienne, les nationalisations ne tardent pas à mettre l'économie au bord du gouffre ; la France peut-elle mener une politique à part, si différente de celle de ses principaux partenaires de la Communauté Européenne ? Doit-elle même rester attachée à la Communauté ? De telles questions, absurdes quelques années plus tôt, en viennent à être posées. Le gouvernement doit pratiquer un virage à 180 degrés : c'est la politique de rigueur. La déroute est telle que le pays a failli tomber sous la coupe du Fonds Monétaire International ! A diverses reprises, Alfred Sauvy avait pourtant lancé des mises en garde. En vain, il avait prévenu ses "amis de gauche". Lui-même transcendait les clivages politiques ; il n'était ni de gauche ni de droite, il était inclassable : les hommes de droite le disaient à gauche -par sa pensée sociale ; les hommes de gauche lui reprochaient d'être à droite - par ses principes économiques. Dommage qu'il n'ait pas été davantage écouté. Le dogmatisme est l'ennemi de l'intelligence.

En matière démographique également, lui qui, avec Adolphe Landry, Robert Debré, Pierre Laroque, sera l'un des artisans de la politique démographique d'après guerre qui contribuera à ce baby-boom, si inattendu et surtout si puissant (plus long et plus intense que dans les pays voisins alors que la natalité française avait, de la Révolution aux années 1920, été la plus faible du monde), verra peu à peu s'étioler la politique familiale. Dès les années 1970, il constatera la dérive, massive, du budget social de la nation vers le troisième âge ; les hommes politiques en viennent à oublier l'impératif démographique, sur lequel, après l'humiliation de cinq années d'occupation allemande, ils s'étaient mis d'accord : le quotient familial, qui prend en compte les charges de famille dans le calcul de l'impôt n'avait-il pas été voté à l'unanimité du Parlement ? Ce retour du malthusianisme, ce refus de la vie le désole, car il conduit au vieillissement et à l'affaiblissement de la société.

Le vieillissement de la population.

Dès les années 1940, Alfred Sauvy s'est penché sur la question des incidences du vieillissement démographique ; ses écrits et son enseignement sur ce point ont profondément marqué l'opinion française. Homme né au XIXe siècle, dans une région à basse fécondité (le Sud-Ouest), Alfred Sauvy a été un des témoins privilégiés de ce vieillissement ; il a vu mourir des villages entiers par dépérissement démographique (basse fécondité, exode vers les villes). Il a fait des calculs sur le coût comparé des jeunes et des vieux pour la nation et, très tôt, il a entrevu à quel point la question du financement des retraites allait occuper une place cruciale dans le débat politique (sa première publication sur le sujet remonte à la fin des années 1930). Surtout, comme démographe, il sait quel est l'état des rapports de force entre l'Allemagne et la France ; il connaît bien l 'Allemagne (c'est un excellent germaniste, il a appris l'allemand dès sa plus tendre enfance) et donc les intentions de Hitler ; il a mesuré l'écart des effectifs mobilisables entre les deux puissances. En 1940, la France est le pays le plus vieilli de la terre (c'est celui qui compte la plus faible proportion de jeunes et la plus forte proportion de vieux) ; elle abandonne son destin à un vieillard, le maréchal Pétain ; elle refuse de se battre, elle abdique et collabore avec l'occupant. Un pays vieilli est un pays peureux, craintif, qui perd son esprit d'indépendance.

Au-delà des effets financiers et économiques, plus ou moins mécaniques, du vieillissement de la population, il y a cet effet plus insidieux, autrement plus puissant : les aspects psychologiques et moraux du vieillissement, certes moins démontrables, qu'Alfred Sauvy excellait à exposer. Avec le vieillissement, c'est l'état d'esprit, la mentalité collective qui change ; le conservatisme s'impose. La rechute de la fécondité à partir du milieu des années 1960 donnera le signal du retour au malthusianisme. Alfred Sauvy s'emploiera à dénoncer ceux qui cherchent à minimiser les conséquences de ce retournement. Il sait que le vieillissement est, à nouveau, en marche, par recul de la jeunesse et que celà, à long terme, engendrera non seulement une perte de puissance de la France, mais une diminution du bien-être de ses habitants. Les changements démographiques n'ont d'effets que sur la très longue durée mais ces effets, silencieux, sont d'une puissance redoutable, irréversible. Pourtant, l'évolution démographique n'est pas une fatalité : la fécondité dépend pour une certaine part, non négligeable, de l'action des pouvoirs publics. C'est dans les pays où la condition relative des jeunes parents et de leurs enfants (congé parental, allocations familiales, crèches, réductions d'impôts, scolarisation précoce, politique de l'emploi et du logement, etc) est la meilleure que la natalité résiste le mieux à la baisse ; inversement, c'est dans le pays où la situation des jeunes couples, en particulier des mères, est socialement la plus difficile que la fécondité est à son plus bas niveau. Alfred Sauvy se plaisait à citer le contraste entre les deux Allemagnes, l'une (la RDA) ayant, à partir de 1975-76, mis en place des mesures visant à concilier la vie privée et la vie professionnelle et l'autre ayant gardé la vision traditionnelle de la mère au foyer ; alors que les deux pays avaient jusqu'alors une fécondité analogue, à partir de 1976, la RDA a une fécondité supérieure d'un tiers à celle de la RFA.

Les querelles doctrinales entre Malthus et Marx.

Nous n'insisterons pas sur ce débat, qui a perdu de son actualité : presque tous les pays de la "planète des pauvres" se sont convertis à la religion du planning familial et, à quelques rares exceptions près, le marxisme a cessé d'inspirer les politiques économiques. Marx avait violemment critiqué la pensée de Malthus. On connaît sa formule assassine : "au grand banquet de la Nature, il n'y a qu'un homme de trop sur la terre : c'est Monsieur Malthus". Les vues de Marx ont longtemps inspiré les dirigeants marxistes-léninistes, allant jusqu'à dicter certains sophismes maoïstes sur le nombre de "bras" (producteurs) opposé au nombre de "bouches" (consommateurs). Mais les leaders communistes seront, en réalité, tiraillés entre deux exigences contradictoires : celle de la puissance qui exige de maximiser leur potentiel démographique pour réaliser le socialisme dans le monde entier, et celle du progressisme, qui impose d'émanciper, de "libérer" les femmes. "Libérer" les femmes, c'est leur permettre d'avoir accès au travail salarié, c'est aussi leur offrir le choix de dominer leur corps, c'est-à-dire de maîtriser la procréation (droit à l'avortement) ; mais présence massive des femmes dans le système productif et facilité du recours à l'avortement ne tardent pas à se traduire par des chutes, souvent brutales, de la natalité. Ce fut le cas dans la Russie de Staline, puis dans les pays satellites de l'Union Soviétique : le législateur a plusieurs fois hésité entre les impératifs de la puissance et ceux de l'intendance. Les courbes de la natalité en ont subi les à-coups. La Chine elle-même, dont Alfred Sauvy aimait à présenter l'acuité du problème démographique, a longtemps été divisée entre le dogme marxiste (selon lequel il ne pouvait y avoir trop d'hommes dans un pays socialiste) et le réalisme économique. Mao était violemment anti-malthusien, mais Chou En Lai était plus pragmatique ; l'idée de limitation des naissances n'a fait son apparition dans la planification économique chinoise que vers le milieu des années 1950, et elle a progressé ou reculé au gré des vagues idéologiques (Les Cent Fleurs, le Grand Bond en Avant, La Révolution Culturelle). Mais, du fait de la désorganisation de l'agriculture (collectivisation agraire) et de l'incapacité à assurer l'auto-suffisance alimentaire, les autorités chinoises ont, brutalement, décidé de contrôler l'évolution démographique de leur pays. Le pays a mis en place la politique la plus drastique qui ait jamais existé, et ce, à une échelle sans précédent ; c'est la fameuse politique de l'enfant unique, qui a abouti à une police des corps, surtout en milieu urbain (surveillance sexuelle, avortements et stérilisations forcés). Dans les campagnes, la politique est en contradiction avec la libéralisation de l'économie, les naissances non planifiées (les fameux "enfants noirs") sont nombreuses.

Alfred Sauvy s'était aussi engagé dans bien d'autres débats, qu'il aimait évoquer : la "croissance zéro", et la "bioéthique". Sur le premier, il avait ferraillé avec les experts du Club de Rome et du M.I.T., qui condamnaient la croissance, économique et démographique, à cause de leurs effets pernicieux sur l'environnement et les ressources non renouvelables ; il savait que cette mode de la croissance zéro n'était, en fait, qu'une forme déguisée du conservatisme qu'il avait toujours combattu. En Occident, la stagnation économique des deux dernières décennies a produit les résultats que l'on sait, sans pour autant améliorer la qualité de notre patrimoine naturel, le dépérissement des campagnes ayant même l'effet inverse. Sur le second point, la bioéthique, devenue si importante avec le progrès des biotechnologies et l'allongement de la vie humaine, Alfred Sauvy offrait, également, un cadre de réflexion théorique original, puisqu'il avait évalué la valeur de la vie humaine selon l'âge. Les conclusions pouvaient inspirer les décideurs, par exemple en matière de politique migratoire, mais aussi en matière de politique de la santé. Les budgets étant limités, des choix inévitables sont à opérer : qui doit-on sauver ? qui doit-on laisser mourir ? Une question que chaque responsable de service médical est amené à trancher, régulièrement, discrètement, dans sa pratique professionnelle.

Les sujets traités par Alfred Sauvy étaient donc de la plus grande diversité. Alfred Sauvy les a développés, avec sa vivacité habituelle, jusqu'à l'âge de 86 ans, en dépit du fait que l'Ecole s'était éloignée, étant depuis 1976, sur le plateau de Palaiseau. Ayant compris l'importance de cet enseignement, la direction de l'Ecole avait décidé de mettre une voiture de fonction au service du vieux professeur. Le service a été plus que rendu puisque, à l'occasion du bicentenaire, un sondage a été réalisé, par la revue l'Expansion, sur les polytechniciens les plus renommés aux yeux des cadres contemporains : Alfred Sauvy figure parmi les premiers, aux côtés de Raymond Poincaré et de André Citroen.



[Document mis sur le web par Laurent Blaque, alors stagiaire au centre de recherches en informatique de l'Ecole des mines de Paris]