La SABIX
Bulletins déja publiés
Sommaire du bulletin n. 18
 

LES INSTRUMENTS SCIENTIFIQUES ANCIENS :
UN PATRIMOINE A REDECOUVRIR

par Paolo Brenni

Museo di Storia della Scienza di Firenze (Italie)
Centre de recherches en histoire des sciences et des techniques
(Cité des sciences et de l'industrie, Paris)

Le sauvetage de la collection d'instruments scientifiques appartenant à l'Ecole polytechnique est une opération hautement méritoire, qui a permis de redécouvrir une richesse depuis longtemps négligée. Cette opération, qui est toujours en cours, a permis de restaurer, réordonner et cataloguer une série d'instruments qui représentent un témoignage matériel de la longue activité de l'Ecole, dont les professeurs et les élèves, tels que Fresnel, Babinet, Jamin ou Froment, ont utilisé, inventé ou fabriqué des appareils scientifiques. Un petit musée permanent à Palaiseau, une exposition temporaire à Paris, un catalogue publié récemment, ainsi qu'un très beau site sur Internet, représentent les résultats les plus spectaculaires de cette entreprise, qui nous fournit ici le sujet pour quelques considérations d'ordre plus général.

La France est un pays avec un patrimoine artistique, dont l'importance est universelle. Ce patrimoine, bien que maltraité par des budgets trop réduits qui ne peuvent pas toujours en assurer une digne conservation et une efficace valorisation, est étudié par des milliers de chercheurs et apprécié par des millions de touristes. Par contre le patrimoine scientifique, et dans le cas particulier dont je m'occupe, les collections d'instruments scientifiques historiques, n'a pas reçu l'attention qu'il mérite et c'est seulement depuis quelque temps qu'il commence timidement à attirer l'intérêt des chercheurs et des pouvoirs publics. En effet, les instruments scientifiques anciens, représentent un témoignage extraordinairement important de l'évolution des sciences et des techniques qui, si profondément et surtout à partir du XVIIe siècle, ont marqué notre civilisation.

En Angleterre, en Italie, en Hollande et, dans une certaine mesure aussi, en Allemagne, l'intérêt pour les collections scientifiques, pour les instruments et pour leurs constructeurs est particulièrement vif depuis une quinzaine d'années. Les catalogues de collection ainsi que les livres et les articles scientifiques qui ont été publiés, les congrès spécialisés, les musées qui ont été réaménagés ainsi que les collections qui sont redécouvertes et étudiées représentent la preuve d'une activité de recherche, dont l'importance est désormais bien reconnue.

Dans ces dernières décennies la France avait accumulé un certain retard dans ce domaine, même si Maurice Daumas, célèbre historien des sciences et des techniques, avait été un pionnier dans l'histoire des instruments. L'ouvrage de Daumas, " Les instruments scientifiques aux XVIIe et XVIIIe siècles ", bien que publié il y a presque 45 ans, reste toujours un ouvrage de référence. Malheureusement, Daumas n'avait pas su ou n'avait pas pu créer une vraie école, et pendant longtemps après lui presque rien n'a été fait ou publié sur ce sujet. Peu nombreux ont été ceux qui de façon professionnelle et systématique se sont penchés sur l'histoire des instruments et de leurs fabricants, et même s'il y a eu quelques exceptions importantes, le cadre général de ces recherches était plutôt décourageant. L'oubli dans lequel, en France, les instruments scientifiques anciens ont été pendant longtemps abandonnés peut paraître encore plus étonnant en considérant non seulement la place qu'elle a toujours eu dans le développement des sciences expérimentales (l'oeuvre de l'abbé Nollet représente un exemple éclatant) mais aussi le fait que, surtout à partir du début du XIXe siècle et pendant à peu près 80 ans, l'industrie française pour la construction d'appareils scientifiques et de précision a vécu ce que l'on peut définir comme un âge d'or. Pendant cette période les constructeurs parisiens, tels que Chevalier, Soleil, Duboscq, Ruhmkorff, Froment, Deleuil, Koenig, Lerebour et Secretan, pour ne citer que quelques-uns des noms les plus importants, fournissaient les appareils d'optique, d'astronomie, d'électricité, d'acoustique, à une grande partie des laboratoires, des écoles, des instituts de recherche et des observatoires astronomiques en Europe et en Amérique. Et encore aujourd'hui beaucoup de collections françaises et étrangères conservent leurs magnifiques instruments. A la fin du siècle les constructeurs français durent faire face à une concurrence de plus en plus agressive et puissante de la part des firmes allemandes et américaines, et même en continuant à produire d'excellents appareils ils perdirent une grande partie de leur marché à l'extérieur de la France.

Heureusement, depuis quelque temps, nous pouvons remarquer une attention plus marquée concernant les collections scientifiques. Plusieurs facteurs peuvent contribuer à expliquer ce phénomène. En général, les témoignages matériels de notre passé attirent de plus en plus l'attention, non seulement des chercheurs, mais aussi, à cause d'une nostalgie diffuse pour un monde disparu et trop souvent idéalisé, du grand public. Nous en avons des exemples avec l'archéologie industrielle (dont les monuments et les sites attirent beaucoup de monde surtout pendant les journées du patrimoine), les écomusées, les collections agricoles et rurales ou celles relatives aux arts et traditions populaires. En outre, des tendances historiographiques récentes de l'histoire des sciences, qui par tradition s'est intéressée essentiellement à l'histoire des idées et des théories en utilisant surtout des sources écrites, donnent un poids de plus en plus important aux pratiques de laboratoire, à l'histoire des expériences, aux complexes relations entre science et technologie. Ainsi dans cette nouvelle lumière, les instruments deviennent des témoignages matériels de plus en plus importants pour les investigations des chercheurs. Ainsi, nous assistons à un bourgeonnement d'activités concernant les collections scientifiques qui, désormais, ne peuvent plus être ignorées par les pouvoirs publics. Le musée du CNAM, longtemps oublié, après quelques années de travaux, va bientôt ouvrir ses portes avec des expositions permanentes complètement renouvelées, où les instruments auront une place essentielle. Ses nouvelles réserves, déjà prêtes et accessibles aux chercheurs qui désirent examiner, étudier les objets techniques, sont aujourd'hui un modèle pour de nombreux musées européens. Les travaux faits à l'Ecole polytechnique, dont on a parlé au début de cet article, représentent un autre exemple significatif. Le patrimoine scientifique des observatoires astronomiques est aussi l'objet d'une enquête systématique. D'autres collections parisiennes et de province dans des collèges, dans des lycées, dans des instituts de recherche et d'enseignement, qui contiennent de vrais trésors, commencent à être explorées et étudiées. Il y a quelques années seulement, ces collections pouvaient être dispersées, oubliées dans des caves, ou, bien pire, envoyées à la casse sans que personne s'en préoccupe outre mesure.

Sûrement ce n'est qu'un début et une immense partie de travail reste toujours à faire, mais nous pouvons être relativement optimistes sur le futur de ces collections. Et il est important de noter que ce ne sont pas les instruments vraiment anciens qui risquent d'être perdus à jamais. Leur beauté, leur élégance leur a depuis longtemps assuré une place dans les musées, même si souvent ils ont été considérés plus comme des curiosités précieuses que comme des objets dignes d'être étudiés attentivement. C'est surtout les instruments de l'après-guerre qui risquent aujourd'hui de disparaître. La rapidité avec laquelle vieillit l'appareillage électronique, est telle que des instruments de laboratoire utilisés il y a une dizaine d'années, sont déjà obsolètes et sont souvent mis de côté ou éliminés. Souvent très encombrants et lourds, peu attrayants du point de vue purement esthétique, difficiles à exposer et à expliquer, leur survie est mise en danger. Une des seules possibilités de sauvegarder au moins une partie de ce patrimoine scientifique récent est une collaboration au niveau européen, grâce à laquelle on pourrait décider une politique de conservation rationnelle. Ainsi, plusieurs musées et collections, en évitant de garder inutilement des doublons, pourraient mieux gérer cette partie du patrimoine, particulièrement problématique à préserver.

Il est impossible de définir avec précision le terme "instrument scientifique". On peut dire que les instruments scientifiques représentent les outils de la science mais aussi avec cette expression, nous pouvons difficilement donner une image précise de la multiplicité et de la variété des instruments. Instruments de recherche, appareils de démonstrations pour l'enseignement scientifique, outils professionnels (pour les ingénieurs, les météorologues, les navigateurs, les médecins), appareils de contrôles et de mesures dans les plus diverses industries, tous ont joué un rôle fondamental dans le développement des sciences et des techniques. L'étude des instruments n'est plus une discipline réservée à quelques érudits collectionneurs, mais c'est une branche de la recherche historique qui peut fournir une masse d'informations fort utiles à toute une série de disciplines. Pour les historiens de l'art les instruments anciens, qui souvent sont des chefs-d'oeuvre, sont des objets d'étude extrêmement intéressants dans le cadre des arts décoratifs et appliqués. Les recherches sur l'histoire de l'industrie de précision, qui était un trait d'union essentiel entre le laboratoire et l'usine, peuvent fournir beaucoup d'informations sur les relations et la transmission de connaissances entre le monde des savants et celui des industriels ainsi que sur des activités manufacturières et commerciales très complexes et ramifiées. Récemment l'étude des instruments et la répétition d'importantes expériences faites avec des répliques, a permis de mieux comprendre et de jeter une nouvelle lumière sur l'oeuvre de plusieurs savants, qui, jusqu'à maintenant, a été examinée essentiellement à travers leurs écrits. L'analyse des instruments anciens, européens et islamiques a permis de corriger beaucoup de notions erronées relatives aux connaissances mathématiques, géographiques et technologiques du Moyen Age et de la Renaissance, ainsi que de mieux comprendre le flux de connaissances entre Orient et Occident. Enfin des recherches sur les instruments de démonstration du XVIIIe et du XIXe siècles peuvent contribuer à améliorer la didactique scientifique, aujourd'hui trop souvent dépendante des boîtes noires électroniques. Enfin l'étude de collections scientifiques du passé nous permet de mieux percevoir le rôle joué par les instruments non seulement dans la transmission des pratiques scientifiques et dans le développement des sciences expérimentales mais aussi dans la diffusion des théories.

Les instruments sont quand même des témoins muets qu'il faut apprendre à lire. Un historien des instruments doit agir comme un archéologue qui sait " faire parler " les pierres, les os, ou quelques restes apparemment banals. Il est nécessaire d'étudier le fonctionnement et les caractéristiques techniques d'un instrument mais ce n'est pas suffisant. Les dates, les décorations, les signatures, les chiffres qui souvent sont gravés sur l'objet sont aussi des indices essentiels pour en découvrir l'histoire. Et encore nombreuses sont les questions auxquelles nous devons trouver une réponse. Dans quel but un instrument a-t-il été fabriqué? Dans quel contexte a-t-il été utilisé? Quel impact a-t-il eu dans la recherche, dans l'industrie ou dans l'enseignement? Quelles modifications a-t-il subi? Seulement en répondant à ces questions nous pouvons vraiment comprendre les instruments scientifiques d'intérêt historique.

Enfin, avant d'entreprendre d'importantes opérations sur cette partie du patrimoine, il est essentiel de connaître les expériences qui, dans ce domaine, ont déjà été faites à l'étranger. Nous devons profiter de ces expériences et éviter ainsi de recommencer toujours de zéro. Seule une bonne collaboration internationale entre musées, historiens, chercheurs, collectionneurs, pourra assurer une " exploitation " complète du patrimoine scientifique et permettra de développer entièrement le grand potentiel de connaissances qu'il cache.