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Sommaire du bulletin 21
 

Paulin Talabot (1799-1885) Premier polytechnicien-cheminot

par Alain Guichardet, Chercheur à l'Ecole polytechnique


Lorsque Paulin Talabot sort de l'Ecole Polytechnique, en 1821, les chemins de fer en tant que «chemins » sont nés déjà depuis quelques décennies mais les locomotives à vapeur en service au Royaume uni, utilisées dans les mines de charbon, ne sont pas encore suffisamment fiables pour transporter les marchandises et des voyageurs sur les lignes commerciales. Il faudra attendre 1825 pour l'ouverture de la ligne Stockton-Darlington (où roulent encore des wagons tirés par des chevaux) et 1829 pour que la « Fusée » de Stephenson triomphe au concours de Rainhill. Ce n'est que huit ans plus tard que quelques audacieux voyagent, dans des sortes de diligences remorquées par des locomotives, de Saint-Etienne à Andrézieux, sur une ligne où, depuis 1828 , circulaient des wagons de marchandises à traction animale. Et ce n'est qu'en 1837 que le Paris-Saint-Germain connaîtra le succès que l'on sait. Talabot, non seulement saura faire siennes les idées novatrices de son époque, mais les poussera le plus loin possible en déployant une activité prodigieuse dans des domaines aussi variés que la technique, l'administration, la finance et la politique.

Paulin Talabot entre à l'Ecole Polytechnique en 1819, classé cinquième sur une promotion de 82 ; il y fait preuve d'une attention soutenue et d'une conduite très bonne, aux dires du baron Boucher, gouverneur de l'Ecole. Il en sort neuvième et opte pour l'Ecole d'application des Ponts et Chaussées. Il restera dans cette Ecole puis dans l'administration du même nom, jusqu'en 1831, y occupant des postes aussi divers que peu enthousiasmants, semble-t-il (« l'Etat m'a fait compter et mesurer des pavés ou des tas de cailloux sur les routes... »), le dernier étant lié à la construction du canal latéral à la Loire. Par ailleurs sa santé peu florissante lui rend pénible le séjour dans certaines régions. Il profite quand même de ses loisirs pour visiter l'Angleterre à plusieurs reprises et y rencontrer le père de la « Fusée »-événement décisif pour le proche avenir de Talabot qui, en outre, fera de Robert, fils de Georges, son ami et proche collaborateur.

Une autre rencontre date de la même période - celle des cercles Saint-Simoniens, dont les idées l'influenceront pendant quelque temps : il fondera avec quelques amis une Société de Secours Mutuels ; mais cela ne l'empêchera pas, pendant les événements de 1848, de faire appel à la force pour rétablir l'ordre dans la société dont il sera le gérant.

En 1831 Paulin Talabot quitte définitivement l'Administration pour entrer à la Compagnie du Canal de Beaucaire (canal reliant cette ville à Aiguës-Mortes), dirigée à l'époque par le Maréchal Soult dont un fils avait été condisciple de notre héros à l'Ecole Polytechnique [Napoléon Hector Soult de Dalmatie (1802-1857, X 1819) fut ministre plénipentotiaire et député]. Soult, voulant accroître l'activité de son canal, eut l'idée d'y attirer le produit des Houillères de la Grand-Combe, proches d'Alais (devenu depuis Ales) ; Paulin Talabot, chargé de l'étude technique, opte rapidement pour une voie ferrée de préférence à un canal ; mais la tâche est ardue : il lui faut obtenir une concession de l'Etat, trouver des bailleurs de fonds (l'Etat, la banque Rothschild,...), s'occuper des expropriations : la loi sur les expropriations pour cause d'utilité publique est promulguée l'année même, 1833, où Messieurs Talabot Frères obtiennent la concession du chemin de fer d'Alais à Beaucaire (72 kilomètres). Trois ans plus tard cette entreprise élargit son domaine d'activité et devient la Société des Mines de la Grand-Combe et des Chemins de Fer du Gard, dont Paulin Talabot est le gérant.

L'inauguration de la section Nîmes-Beaucaire eut lieu en grande pompe le 14 juillet 1839 ; le train parcourut les 28 kilomètres en 32 minutes ; les rails étaient fournis par les Fonderies et Forges d'Alais, mais les locomotives provenaient des ateliers de Newcastle, et les wagons étaient construits en France d'après les meilleurs modèles anglais. La ligne connut immédiatement un grand succès : huit allers-retours quotidiens, mais l'implacable précision de ses horaires obligea ses clients à changer sensiblement leurs habitudes : inquiet du manque de ponctualité des voyageurs, le Courrier du Gard informa ses lecteurs que « pour éviter tout retard (...) les portes des stations seront, à l'avenir, fermées 5 minutes avant l'heure du départ ».

Ces travaux à peine menés à bien Talabot s'attaque à un projet d'une autre envergure : l'équipement de la vallée du Rhône. En réalité l'idée de munir ce grand axe d'un chemin de fer avait mûri plusieurs années auparavant : dès 1833 le Conseil Général du Département du Rhône avait envisagé une liaison Lyon-Marseille ; mais c'est seulement en 1841 que voient le jour non pas un mais deux projets concurrents pour relier Marseille à Avignon : celui de Talabot par Arles et Tarascon, avec un embranchement de Tarascon vers Beaucaire, et celui de Montricher, par Salon de Provence et la basse vallée de la Durance ; c'est le premier projet qui fut adopté par la Chambre des Députés et, cela, grâce à l'éloquence de Lamartine : « Si vous violentez le Rhône, la mer, la nature en faveur d'Avignon, ne vous trompez pas sur le sort de la malheureuse ville d'Arles ; inscrivez sur la carte de France : ruine et débris ». Voilà donc Paulin Talabot directeur de la toute nouvelle Société du Chemin de Fer de Marseille à Avignon ; en plus de difficultés considérables pour l'époque (ponts de grande longueur sur le Rhône et la Durance, souterrain de la Nerthe, près de Marseille, le plus long du monde avec ses 4620 mètres), il doit faire face à l'hostilité de la Compagnie des bateaux à vapeur, laquelle ne sera que médiocrement rassurée par les bonnes paroles du Ministre des Travaux Publics : « la navigation sera toujours l'objet de la bienveillance du gouvernement » (!). L'inauguration a lieu en 1848 mais, déjà, Talabot voit plus loin et plus au nord. Dès 1842 le gouvernement avait prévu les grandes branches du réseau ferroviaire destinées à relier Paris aux grands ports, en particulier à Marseille, via Lyon. La construction de cette ligne principale, dite « impériale », avançait rapidement : le trajet Paris-Lyon demandait 32 heures en 1847 (Paris-Bourges par train, Bourges-Roanne en diligence, Roanne-Lyon en train), mais seulement 16 heures en 1851 ( Paris-Chalon-sur-Saône en train, le reste en bateau), et la liaison ferroviaire complète Paris-Lyon vit le jour en 1854, un an avant Avignon-Lyon, à laquelle Talabot travaillait activement, et dont la construction avait dû être accélérée pour des raisons militaires (déjà) ; citons à ce propos le baron Ernouf :

« La section Avignon-Valence venait à peine d'être livrée à la circulation ; celle de Valence à Lyon n'était pas terminée quand éclata la guerre d'Orient. Il fallut, pendant plusieurs mois, lutter pour ainsi dire corps à corps contre les inconvénients de cette lacune de 105 kilomètres dans les voies rapides ; effectuer aussi promptement que le permettait cette communication encore imparfaite, des transports de troupe, de matériel, sans cesser de pourvoir aux exigences du service commercial, qui n'avait rien perdu de son activité, et aussi pousser plus vivement que jamais les travaux de la section inachevée. Elle fut livrée le 16 avril 1855, plusieurs mois avant la fin de la guerre, et put servir lors du retour des héros de Sébastopol ».

1857 : l'heure est au regroupement des petites compagnies pour en former de plus grandes, et voilà maintenant Paulin Talabot Directeur Général de la prestigieuse Compagnie PLM, c'est-à-dire du plus grand réseau français de l'époque avec environ 4 000 kilomètres sur un total de 7 000, obtenu par l'annexion à la ligne impériale de plusieurs autres, comme Paris-Lyon par le Bourbonnais, Lyon-Genève, etc. Cela n'allait pas, on s'en doute, sans heurts ni rudes batailles ; citons encore le baron Ernouf : « Il (P. Talabot) combattait, ethèse générale, ces empiétements d'une compagnie sur le domaine de l'autre, à plus forte raison sur celui de la compagnie qu'il dirigeait ».

Ces nombreuses activités proprement ferroviaires n'empêchaient nullement Paulin Talabot de s'occuper de mille autres choses : projet pour le percement du canal de Suez (1850), abandonné peu après au profit de celui de Ferdinand de Lesseps ; création des docks de Marseille (1864), puis des chemins de fer algériens, concédés au PLM ; participation à la construction de chemins de fer en Italie du nord et en Autriche ; fondation de la Société Générale (1864), etc. Au total il se trouvait jouer un rôle stratégique dans près de 20 entreprises ferroviaires, minières, maritimes, bancaires.

Il s'essaya aussi à la politique avec, il est vrai, moins de succès car, élu député du Gard en 1861 et Président du Conseil Général du même département, il fut battu 10 ans plus tard dans les Basses-Alpes ; aux dires de Jean Lenoble « cet homme brillant sera un médiocre politique (...) de sensibilité résolument conservatrice ».

Paulin Talabot ne fut que le premier d'une très longue série de polytechniciens ayant travaillé dans les chemins de fer : les archives de la Bibliothèque de l'Ecole polytechnique en comptent plus de 300 entre les Promotions 1819 et 1989, mais aucun ensuite : l'intérêt des jeunes ne se porte apparemment plus guère sur les chemins de fer... Peut-être faudra-t-il une nouvelle révolution comme, naguère, celle du TGV, pour renverser cette tendance ?

Sources :

Je remercie vivement les personnels de la Bibliothèque de l'Ecole polytechnique pour l'aide qu 'ils m'ont apportée.