La SABIX
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Sommaire du bulletin 24
 

Monge et Berthollet,
Pères - fondateurs de l'Ecole polytechnique.

par Emmanuel Grison,
Professeur honoraire de l'Ecole polytechnique

En Egypte, les noms de Monge et Berthollet étaient constamment associés dans les propos de Bonaparte qui, on le sait, faisait grand cas de la cohorte de savants dont il avait décidé de s'entourer et dont Monge et Berthollet étaient les augures ; Monge et Berthollet revenaient dans toutes les conversations, au point, dit la légende, que le soldat croyait qu'il ne s'agissait que d'une seule et même personne et découvrait avec stupeur, en présentant les armes à l'entrée de l'Institut d'Egypte, que Monge et Berthollet s'étaient dissociés en deux individus distincts.

A vrai dire, nos deux savants étaient familiers de longue date, depuis le temps où, réunis à l'Arsenal autour de Lavoisier, ils y avaient discuté de la nouvelle philosophie chimique ; depuis le temps où ils avaient signé tous deux, avec Vandermonde, la découverte capitale qui allait faire sortir l'art de la forge de son empirisme, en montrant que la teneur en carbone était le facteur décisif qui distinguait la fonte, l'acier et le fer doux. Leurs chemins s'étaient un peu écartés au début de la Révolution, Monge s'affirmant en politique tandis que Berthollet se réfugiait dans ses chères études, mais ils se retrouvèrent lorsqu'en 1793, devant la menace extérieure, fut inaugurée la politique de salut public, vigoureusement menée par le Comité du même nom. Non seulement furent levés alors les soldats de l'an II célébrés par Victor Hugo, mais aussi les savants qui forgèrent leurs armes et au premier rang desquels figurent Monge et Berthollet. Ils furent chargés de stimuler la fonte des canons, la collecte du salpêtre, la fabrication de la poudre. Berthollet construisit la raffinerie de salpêtre de Saint-Germain des Prés, Monge la poudrerie de Grenelle. La carrière de ces deux établissements fut brève, c'est vrai, puisque Saint-Germain des Prés brûla le 19 août 1794 et que Grenelle sauta le 31 août, mais après mission accomplie : les armées avaient remporté la victoire de Fleurus le 26 juin.


Portrait au crayon de Berthollet, par Dutertre. Extrait du Journal et souvenirs de l'Expédition d'Egypte (1798-1801) d'Edouard Villiers du Terrage
Archives de la bibliothèque de l'Ecole polytechnique

L'Ecole centrale des Travaux publics

Une autre mission importante venait d'être confiée aux savants par le Comité de Salut public : la formation des ingénieurs, civils et militaires, était pratiquement abandonnée depuis le début de la Révolution, il fallait la remettre en route sur de nouvelles bases. Il se trouvait que Monge avait déjà réfléchi à la question et avait en tête les grandes lignes d'un projet d'école. Encore fallait-il le mettre au point et c'est ainsi que, pendant les mois d'été qui virent, après Fleurus, la chute de Robespierre et la fin de la Terreur, Berthollet fut embarqué dans l'équipe des pères-fondateurs de la future Ecole polytechnique ; elle comprenait, derrière deux têtes politiques du Comité de Salut public, Carnot et Prieur de la Côte-d'Or, au premier rang, les savants de l'an II : Monge, Guyton de Morveau, Fourcroy, Lagrange, Hassenfratz et lui-même ; en second rang s'y adjoindraient bientôt Chaptal, Vauquelin, Prony, Hachette.

On se mit d'accord sur les programmes et le style d'enseignement d'une école qui donnerait une solide instruction scientifique de base à des élèves destinés aux diverses tâches de l'ingénierie publique : ponts et chaussées, mines, armement. Le noyau de cette éducation générale devait être la géométrie descriptive, conçue par Monge comme la langue rigoureuse dans laquelle l'ingénieur conçoit son projet et le transmet à l'exécutant - et la chimie qui, depuis Lavoisier, était sortie de l'empirisme et qui, au plan pratique, occupait une place centrale dans presque tous les arts. Cette orientation vers l'application des sciences aux arts était celle qu'avait toujours adoptée Berthollet jusque là. Administrateur de la fabrique des Gobelins, il venait d'éditer, en 1791, ses Eléments de l'Art de la Teinture qui avaient été aussitôt traduits en anglais et en allemand ; expert de l'Académie des Sciences et du Bureau de Commerce, il avait eu maintes fois à faire rapport sur des dossiers d'invention industrielle ; enfin, chimiste du salpêtre lors de la période révolutionnaire, il avait encore montré l'intérêt qu'il portait aux arts pratiques.

Pour former les élèves de la future Ecole aux applications, une place importante devait être donnée dans l'emploi du temps aux travaux pratiques pour, écrivait Monge, « exercer la main des élèves » : dessin de machines et de géométrie et manipulations de chimie. Il y aurait à l'Ecole vingt laboratoires de chimie pour les élèves où ils feraient préparations et expériences, et un pour chaque professeur. C'était une innovation importante : au lieu de se contenter de demander aux professeurs d'assurer leur cours, on les invitait à rester en permanence dans les murs de l'Ecole en leur donnant des moyens de travail pour leur recherche personnelle et des assistants pour leur laboratoire, et en leur facilitant le contact avec les élèves. Voilà encore qui répondait bien aux vœux de Berthollet, homme de laboratoire plus que d'amphithéâtre, expérimentateur remarquable plus que professeur à succès.

Le projet d'Ecole centrale des Travaux publics fut brillamment présenté à la Convention par Fourcroy en septembre 1794, voté par celle-ci, et réalisé immédiatement avec ce sens de l'urgence qu'avaient les révolutionnaires : ouverture des concours de recrutement dans toute la France, aménagement hâtif des locaux, nomination des professeurs. Le 21 décembre 1794, Fourcroy fit un brillant cours inaugural en présence de représentants du peuple et de membres des Comités politiques, dont, bien sûr, Prieur de la Côte-d'Or. Comme les laboratoires n'étaient pas encore tous prêts et qu'on voulait néanmoins mettre rapidement les élèves au travail, on décida de présenter à ceux-ci en trois mois, en raccourci, en avant-goût, l'ensemble de ce qu'ils allaient approfondir pendant leurs trois années d'études : c'étaient, selon la terminologie de l'époque, des cours révolutionnaires. On donna chaque jour une leçon de chimie : Fourcroy, le premier mois, sur les substances salines ; le second mois, Berthollet devait traiter des substances végétales et des matières animales, Guyton, le troisième, des minéraux. En fait, Berthollet sous-traita à Chaptal les deux-tiers du programme (les végétaux) et ne fit cours lui-même qu'une seule décade, du 21 au 29 pluviôse (9 au 17 février 1795). Ce fut, au plan pédagogique, un échec patent.

Berthollet, célèbre par sa découverte de la composition du gaz ammoniac, insista d'abord sur la place centrale de l'azote dans les matières animales : le lait, l'oeuf, le sang etc.. ; tandis que les matières végétales fermentent, les matières animales se putréfient. Suivaient « des considérations utiles dans les arts et l'économie rustique, l'art de faire des colles fortes, de préparer l'ammoniac, (...) de perfectionner la fabrication des fromages » [« Cours préliminaires. Deuxième partie. Substances animales. Par le Citoyen Berthollet ». Journal polytechnique, ou Bulletin du travail fait à l'Ecole centrale des Travaux publics. 1er cahier, germinal an III, p. 136]. Hélas, le cours s'accompagnait de démonstrations et d'expériences que tenait à présenter Berthollet et qui étaient parfaitement nauséabondes. Les élèves, dont beaucoup en fait étaient des gamins, leur firent l'accueil qu'on pense, ce qui désespéra le sous-directeur chargé de la discipline, l'excellent Gardeur-Lebrun : on toussait, on piétinait, on ouvrait les fenêtres ; retard, chahut, absentéisme ; on n'applaudit pas à la fin du dernier cours, tandis que Chaptal « avait été remercié par un applaudissement général et soutenu lorsqu'il avait annoncé que c'était la dernière leçon du cours révolutionnaire ». Guyton de même sera reçu « aux applaudissements universels et longuement soutenus » [(Gardeur-Lebrun). Journal de l'Ecole centrale des Travaux publics. MS, Arch.EP., X 2b 329. Sur Chaptal : 19 pluviôse ; sur Berthollet : 21 au 29 pluviôse ; sur Guyton : 1er ventôse].

Est-ce déception, ou simple constatation que ces élèves étaient trop peu mûrs pour l'entendre ? En tout cas, Berthollet prit tout de suite ses distances, sinon avec l'institution à laquelle il resta fidèle, ne serait-ce que pour d'évidentes raisons matérielles, du moins avec le gouvernement de l'Ecole et la marche de l'enseignement. L'Ecole, alors totalement indépendante sous la lointaine tutelle de trois Comités de la Convention thermidorienne, était gérée par un Conseil qui regroupait les seuls instituteurs et prenait quasi-souverainement toutes décisions de programmes, d'administration, de finances ou de nominations. Le Conseil de cette république de professeurs se réunissait tous les cinq jours - deux fois par décade ; il nommait chaque mois son président : ce fut d'abord Lagrange (Monge était souffrant quand on inaugura les cours), puis Monge, puis Guyton. En germinal an III (mars 1795), le tour de Berthollet était venu, mais il déclina la présidence et cessa d'ailleurs pratiquement d'assister aux séances du Conseil, auxquelles il était venu jusque-là à peu près une fois sur deux. Il y revint en décembre 1795, ayant enfin accepté un tour de présidence mensuelle, puis disparut de nouveau : de la fondation de l'Ecole jusqu'à son départ en Italie en 1796, il ne vint au Conseil qu'à 22 séances sur 110 : c'est un absentéisme significatif.

Le cours de chimie à l Ecole Normale de l'an III

Une cause de ce retrait, entre autres, peut être l'engagement concomitant de Berthollet dans un autre enseignement : il avait été chargé de cours - comme Monge d'ailleurs - à l'Ecole Normale (dite « de l'an III » pour rappeler que son existence fut éphémère) qui avait été créée par la Convention le 9 brumaire an III et avait ouvert ses cours, un mois après l'Ecole centrale des Travaux publics, en pluviôse (janvier 1795).

La mission de l'Ecole Normale était d'instruire des instituteurs pour les futures écoles secondaires ; son programme devait donc être très encyclopédique, comprenant non seulement les fondements des sciences, mais aussi l'histoire, la géographie, la philosophie et la grammaire. On remarquera que, de l'équipe de l'Ecole centrale des Travaux publics, seuls Lagrange, Monge et Berthollet avaient été retenus pour enseigner à l'Ecole Normale, dans un aréopage particulièrement brillant où figuraient aussi Laplace, Haüy, La Harpe, Bernardin de Saint-Pierre etc.. Très différente de l'Ecole centrale des Travaux publics quant à son objectif et sa mission, l'Ecole Normale l'était aussi par son recrutement : on avait convoqué un grand nombre d'élèves de tout âge (1400 environ), en général de plus de 25 ans, dont certains avaient déjà des connaissances fort avancées.

Berthollet n'eut à faire qu'un seul cours par décade : en quatre mois, de pluviôse à floréal, il donna douze leçons qui, comme les autres cours, furent sténographiées, imprimées sur-le-champ et distribuées aux élèves. Au lieu de gamins chahuteurs et peu motivés pour la chimie, il avait en face de lui des adultes, dont certains déjà instruits en chimie ; et au lieu d'une chimie descriptive élémentaire, voire rudimentaire, il pouvait présenter « un tableau de ces théories qui, toutes fondées elles-mêmes sur l'attraction chimique, forment l'édifice de la science, en faisant ressortir chacune, des faits sur lesquels elle est principalement appuyée » [Séances des Ecoles Normales, recueillies par des sténographes et revues par les professeurs. Nouvelle édition. Paris : Imprimerie du Cercle Social, 1800. Tome 1, p.208]. Ces quelques mots d'introduction de son cours à l'Ecole Normale expriment bien clairement ce qui sera dans les années à venir l'axe majeur de sa recherche et qui aboutira, quelques années plus tard à son Essai de statique chimique.

Contraint, au départ, à Polytechnique, par un programme de chimie appliquée aux arts, il cherchera à s'en évader et finira par ne s'adresser qu'à quelques élèves privilégiés. Le terme de son ambition était de présenter, en une vaste synthèse, une théorie des forces d'attraction chimique, parente de celle qu'avait faite Newton en physique. L'Ecole Normale lui donna la première tribune où il put exposer ces idées, et même en débattre - car les séances de débat entre professeur et élèves furent également publiées, et les interventions du côté des élèves étaient en général fort pertinentes. Par exemple, au débat du 27 pluviôse qui porta sur « la théorie des attractions chimiques », un élève fit référence à cette réaction du calcaire avec la saumure qui exerçait depuis vingt ans la sagacité des chimistes et des théoriciens de l'affinité parce qu'elle peut évoluer, dans certaines conditions, vers la cristallisation de carbonate de soude [Smith, John Graham. « The Beginnings of the Leblanc Soda Industry ». The Origins and early Developments ot the heavy chemical Industry in France. Oxford : Clarendon Press, 1979] : c'est bien là-dessus que méditera Berthollet, trois ans plus tard, lors de sa fameuse expédition aux lacs de Natron.

Au printemps de 1795, à la fin d'un hiver extrêmement rigoureux, les émeutes de la faim et les soulèvements populaires de germinal et prairial déclenchèrent une violente réaction antijacobine à la Convention, ce qui bouscula la fin des cours de l'Ecole Normale et des cours révolutionnaires de Polytechnique : Monge se sentit menacé et alla se cacher quelques mois, se réfugiant chez une belle-soeur de Berthollet, Madame Baur, elle-même soeur de Madame Monge : il y avait, on le voit, entre Monge et Berthollet, non seulement des affinités électives, mais des liens d'alliance familiale.

L'Ecole polytechnique, l'Italie, l'Egypte : un professeur très intermittent

Monge refit surface pendant l'été. L'Ecole Normale avait définitivement fermé ses portes, mais l'Ecole centrale des Travaux publics avait survécu, grâce à Prieur de la Côte-d'Or, à Guyton et à Fourcroy, tous conventionnels restés bon teint. L'Ecole s'appellerait dorénavant Polytechnique. Les cours réguliers avaient commencé, sans Monge, le 1er prairial (20 mai 1795). Les élèves étaient maintenant partagés en trois divisions, d'une centaine d'élèves chacune. Le médecin Chaussier (qui remplaçait Chaptal) et Berthollet devaient faire un cours de « chimie végétale et animale » à la 2ème division, dite « d'architecture ». Berthollet laissa Chaussier passer le premier et ne commença la chimie animale que le 19 vendémiaire an IV (11 octobre 1795), à raison d'une leçon par décade. Mais les laboratoires des élèves avaient été mis en activité et il est probable que Berthollet et ses « instructeurs-chimistes », Jean-Joseph Welter et Joseph-François Bonjour, y furent très présents. Quel fut le programme des leçons de Berthollet ? Sans doute, comme ce fut le cas de Chaussier, le même que celui des cours révolutionnaires, mais le Journal de l'Ecole polytechnique qui, à cette époque, enregistrait les comptes-rendus des cours, n'en fait pas mention ; tandis que ses collègues y exposent longuement les matières traitées dans leur cours, Berthollet reste muet.

Journal de l'Ecole polytechnique :
  • 2ème cahier, nivôse an IV (décembre 1795). « Chimie » : Vauquelin, Chaussier, Guyton, p. 166-205.
  • 3ème cahier, prairial an IV (mai 1796), « Chimie » : Vauquelin, Chaussier, Guyton, p.349-435.(A noter dans ce dernier cahier un article signé « Bonjour » : « Sur la formation du principe colorant prussique », p.436-439, travail fait probablement au laboratoire de Berthollet).
  • Au début de 1796, le Directoire nouvellement installé fut pris à son tour d'une poussée de fièvre antijacobine, en réponse au complot babouviste, la « conspiration des Egaux », découverte le 21 floréal (10 mai 1796). Il fit expulser de Paris nombre de suspects, dont Hassenfratz, le professeur de physique. Ses collègues Monge et Berthollet étaient-ils aussi du lot ? Une lettre de Prieur du 27 floréal à son ami Guyton, alors à Dijon, nous laisse penser que leur envoi en Italie n'avait pas d'autre cause plausible : « Monge et Berthollet ont une commission du gouvernement pour voyager dans le Piémont. Ils se proposent d'y prendre des renseignements sur la préparation de la soie et de tâcher de transporter ce genre d'industrie chez nous. Tu pourras peut-être bien les voir à Dijon à cette occasion. Hassenfratz y passera peut-être aussi sous peu. Obligé de quitter Paris, il va comme inspecteur des Mines au Creusot » [Lettre de Prieur de la Côte-d'Or à Guyton de Morveau. P.Bret, collection privée].

    Cette mise à l'écart allait être le départ de leur plus grande fortune : ils arrivèrent dans le Piémont et la Lombardie juste au moment où un jeune général remportait, en un mois, d'éclatantes victoires qui lui donnaient la maîtrise de l'Italie. Ils rencontrèrent le jeune général à son QG : enthousiasme et séduction réciproques ; d'autant que le jeune général voyait loin et qu'il considérait l'hommage des savants comme un atout important dans sa conquête du pouvoir. Ils restèrent auprès de lui plus d'un an et ne retrouvèrent leur Ecole que lors du triomphal retour d'Italie en octobre 1797.

    C'était alors pour les élèves la saison des examens de sortie, mais l'Ecole traversait une période très critique : elle était en effet vivement attaquée, d'un côté par le corps du Génie qui prétendait se l'annexer et l'orienter à son idée, de l'autre par certains députés du Corps législatif qui réclamaient contre le « privilège » exclusif qu'avait l'Ecole de caser ses élèves dans les corps de l'Etat. Monge arrivait à temps ; il fit faire une cérémonie solennelle de rentrée et Bonaparte, nouvellement élu à l'Institut, s'empressa de rendre visite à l'Ecole ; l'offensive politique était repoussée.

    Monge et Berthollet reprirent-ils leurs cours à la rentrée, fin janvier 1798 ? C'est probable pour Monge, moins pour Berthollet, puisque la scolarité avait été réduite à deux ans et que le cours « élémentaire » de chimie de Fourcroy en première année, celui de « chimie appliquée aux arts » de Guyton en seconde année, couvraient tout le programme. Il est vraisemblable que Berthollet ne négligea pas pour autant son laboratoire et les élèves qui le fréquentaient. Mais le séjour à Paris de Monge et Berthollet fut de brève durée : en avril 1798, ils partaient en Egypte avec Bonaparte, au premier rang des savants qu'il emmenait pour en découvrir l'antique civilisation et, pensait-il, pour apporter à ce pays les « lumières » de la science française ; Monge et Berthollet seront, conjointement comme on l'a dit, les grandes figures de la société savante du Caire, et la faveur exceptionnelle du général en chef se confirmera encore quand il les emmènera avec lui en quittant clandestinement l'Egypte pour aller prendre le pouvoir à Paris le 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799). Monge et Berthollet seront nommés sénateurs par le Premier Consul, dotés de riches prébendes, et Berthollet restera toujours le chimiste de confiance du Premier Consul puis de l'Empereur.

    L'Ecole, elle aussi, bénéficia du nouveau régime ; les opposants s'étaient tus, une nouvelle loi confirmait son statut et en donnait la direction à un nouveau Conseil, dit « de Perfectionnement ». Monge et Berthollet en faisaient partie et Berthollet fut même amené à en présider les premières séances, par intérim du premier président élu, Laplace.

    Le « Cours de perfectionnement de chimie »

    Si, comme on a vu, Berthollet était resté très en retrait, dans les années précédentes, dans l'exercice de sa charge de professeur, au point qu'on a peine à en retrouver la trace dans les archives, il va être maintenant mis en vedette par la faveur du Premier Consul et donnera à son enseignement un style nouveau. L'enseignement courant de la chimie continuera comme pendant son absence à être confié en première année à Fourcroy, souvent relayé par Vauquelin, et en seconde année à Guyton. Toutefois, ce dernier cours, intitulé « chimie appliquée aux arts », serait dorénavant enseigné à deux voix par Guyton et Berthollet, sur les mêmes créneaux d'un emploi du temps qui donnait à la chimie deux jours par décade. Guyton ferait la chimie minérale et Berthollet un cours de « chimie végétale et animale appliquée aux arts et de chimie pratique », dit encore « cours de chimie expérimentale et de manipulation ». La séance du Conseil de Perfectionnement du 15 brumaire an IX (6 novembre 1800) donne sur ce cours les indications suivantes :

    « Le troisième instituteur (Berthollet) enseignera la pratique et les opérations des applications aux arts qu'on nomme chimiques (...) Les élèves seront exercés dans les laboratoires aux différentes opérations de chimie ; ils dresseront une description des opérations qu'ils auront faites et ils donneront une explication des phénomènes qu'ils auront observés.

    « Mais pour que cet exercice ait le plus grand avantage, il convient de rappeler aux élèves les propriétés des corps qui déterminent leur action dans les différentes circonstances où ils peuvent se trouver naturellement, ou dans les opérations de chimie, et de leur désigner les conditions qu'on doit remplir en conséquence dans les procédés dont on fait usage et les différences qui résultent d'autres conditions dans les procédés. Le professeur se propose donc d'ouvrir chaque séance d'opérations par une leçon de courte durée après laquelle il lira la description des opérations faites par les élèves dans la séance précédente, en y joignant les explications et les observations dont il les croit susceptibles. L'objet de ses leçons sera d'examiner premièrement d'une manière générale toutes les forces qui concourent aux phénomènes chimiques, en commençant par celles qui dépendent directement de l'affinité des corps, en faisant abstraction des modifications qu'elles reçoivent du calorique. L'action du calorique et son influence dans les phénomènes et dans les opérations chimiques seront ensuite soumises à l'examen ; enfin il indiquera dans la constitution de chaque corps les propriétés qui déterminent chacune de leurs combinaisons et dont la considération doit guider pour établir les meilleurs procédés. Il aura donc pour but de faire connaître les puissances chimiques et leurs rapports avec tous les procédés pratiques » [Procès-verbaux du Conseil de Perfectionnement. MS, Arch. E.P.].

    Remarquons ici le terme, nouveau, de « puissances chimiques », qui renvoie à la première phrase de l'Introduction de l'Essai de Statique chimique qu'il va publier en 1803 : « Les puissance chimiques qui produisent les phénomènes chimiques, sont toutes dérivées de l'attraction mutuelle des molécules des corps, à laquelle on a donné le nom d'affinité, pour la distinguer de l'attraction astronomique ».

    On comprend que le cours se ferait au laboratoire, les élèves travaillant à la paillasse et recevant conseils et critiques du professeur. Il ne pouvait s'agir de cours magistraux, et il n'y avait pas suffisamment de place dans les laboratoires pour y accueillir tout le monde ; ces cours parallèles à ceux de Guyton s'adressaient donc à une minorité d'élèves intéressés par la chimie.

    Deux ans plus tard, à la rentrée de l'an XI (novembre 1802), les cours de Guyton et de Berthollet apparaissent plus nettement séparés, et Berthollet se charge de reprendre, en fin d'année, quelques leçons de technologie : nous en avons trace, exceptionnellement car tous ces cours ne faisaient l'objet d'aucune publication, par les cahiers de notes d'un élève, Jean-Baptiste Atthalin, de la promotion 1802, remises par ses descendants à nos archives [Arch.E.P. III 3b, carton n°3 (1803-1804)]. On y trouve pour l'année 1803-1804, les notes prises aux cours de Guyton et de Berthollet. Pour ce dernier, huit leçons : quatre sur la teinture, traitant des mordants pour les différentes étoffes, de l'indigo, du bleu de Prusse, des diverses nuances utilisées pour les tapisseries ; deux sur le blanchiment dont une sur la préparation du chlore que Berthollet appelle toujours « acide muriatique oxygéné » ; enfin une sur les laques et vernis et une sur le tannage avec référence au procédé de Seguin de tannage rapide. Ce sont uniquement des descriptions de procédés que Berthollet avait pratiqués de longue date aux Gobelins, ou inventés lui-même, comme le blanchiment des textiles au chlore. On n'y trouve aucune allusion aux théories générales qu'il avait réservées pour les cours antérieurs, dont il n'y a pas trace dans les cahiers d'Atthalin.

    A la rentrée de 1804, le procès-verbal du Conseil de Perfectionnement (23 brumaire an XIII, 14 novembre 1804), fait mention d'un Cours de perfectionnement pour la chimie qui doit accompagner la « chimie appliquée aux arts » de Guyton. C'est donc sous ce nom que Berthollet officialise ce que Fourcy, le dévoué historien de l'Ecole, qualifie de « sublime hors-d'oeuvre » (au sens d'accessoire à l'oeuvre principale), ajoutant que « cette chimie transcendante ne pouvait convenir aux élèves qui avaient à peine le temps nécessaire pour acquérir les connaissances exigées ». De fait, l'année suivante, Berthollet donnait sa démission de professeur. Au Conseil de perfectionnement (22 brumaire an XIV - 13 novembre 1805), « la discussion est ouverte sur cette question : continuera-t-il d'y avoir dans l'Ecole un cours de perfectionnement de chimie ? M. Berthollet est entendu ; il croit que la chaire de troisième professeur de chimie peut être supprimée sans inconvénient, qu'il a déjà émis son opinion, il y a un an, à ce sujet, qu'il est possible d'ajouter au cours de la 2ème division toute la partie relative aux arts et qu'on suppléera facilement au reste en donnant plus de temps aux manipulations ». C'était pour se décharger de quelques cours magistraux qui lui pesaient que Berthollet quittait Polytechnique, mais c'était surtout pour se consacrer pleinement à ses travaux personnels dans son laboratoire d'Arcueil où était maintenant bien établie la Société d'Arcueil.

    Le maître d'Arcueil. Gay-Lussac, le premier disciple

    En effet, en 1801, Berthollet, fort à l'aise financièrement par la faveur du Premier Consul, s'était installé près de Paris, à Arcueil, dans une campagne où il avait construit un bon laboratoire où vinrent travailler Gay-Lussac et Thénard. Il y recevait ses collègues académiciens Laplace, Biot, Humboldt ; les jeunes étaient admis à la discussion et les réunions d'Arcueil avaient retrouvé, avec la proximité du laboratoire, le style des réunions de l'Arsenal autour de Lavoisier où la chimie avait connu un tel essor : peut-on mettre en parallèle la Nomenclature chimique de 1787 et l'Essai de statique chimique de 1803 ?

    Il n'oubliait pas pour autant son laboratoire de Polytechnique. Au retour d'Egypte, en 1800, pour se faire aider, il avait fait appel à un élève qu'il avait peut-être distingué à son cours de manipulations : cet élève se nommait Louis-Joseph Gay-Lussac ; entré à l'Ecole en 1797, il avait achevé en 1799 ses deux années de scolarité, mais il avait obtenu de les prolonger par une troisième année, ce que l'Ecole accordait à certains élèves désireux « d'augmenter leur instruction dans les sciences et les arts », avant d'entrer dans un service public. Cette première rencontre avec Berthollet décida de l'avenir de Gay-Lussac et l'attachement réciproque du disciple et du maître ne devait jamais se démentir. Quand Gay-Lussac sortit de Polytechnique, à la fin de sa troisième année, il choisit d'entrer dans le corps des Ponts et Chaussées, mais n'en fréquenta guère l'Ecole, car le directeur de celle-ci, Prony, ami de Berthollet, accepta d'organiser un détachement qui permit à Gay-Lussac de rester au laboratoire de Polytechnique, jusqu'à ce qu'enfin, en janvier 1804, il soit nommé à une place de répétiteur de chimie, ce qui lui permit de quitter le corps des Ponts. Le premier et très remarquable travail de Gay-Lussac chez Berthollet fut l'établissement de la loi de dilatation des gaz qui porte son nom.

    En quittant Polytechnique en 1805, Berthollet avait écrit au général commandant l'Ecole : « Je laisse dans cette Ecole dont vos soins conserveront l'éclat un jeune ami que je recommande à votre bienveillance, Gay-Lussac ». Il ne fut pas tout de suite nommé professeur et dut attendre le décès de Fourcroy, en 1809. Mais la relève avait été assurée. Berthollet ne revint pas à Polytechnique, mais il devait y exercer durablement son influence par disciples interposés. [Crosland, Maurice. Gay-Lussac (1788-1850), Savant et Bourgeois. Cambridge, 1978 ; trad. française, Paris : Belin, 1991.]

    Exit Monge. Et Berthollet ?

    Les dix ans passés par Berthollet à Polytechnique, de 1795 à 1805, ses dix années de professeur, paraissent une sorte d'étape intermédiaire entre les deux périodes les plus typées et les plus fécondes de sa vie, disons entre Lavoisier et Arcueil. Ballotté entre l'Italie et l'Egypte, mal à l'aise dans un enseignement de masse où se complaisaient au contraire Monge ou Fourcroy, il avait pris ses distances avec les arts chimiques et s'était passionné de plus en plus pour la philosophie chimique. Pour cela, il avait préféré Arcueil à Polytechnique. Mais l'Ecole qu'il avait quittée allait connaître au tournant de la Restauration une mutation profonde qu'on a souvent schématisée en disant qu'elle reniait son origine, cette « école de Monge » tournée d'abord vers les applications des sciences aux arts, pour devenir une « école de Laplace » soucieuse de dispenser une culture mathématique avancée qui nourrirait d'abord les progrès des sciences avant ceux des arts. Or, cette transition est exactement celle que Berthollet avait anticipée, au fil de ces dix années, dans son rapport avec Polytechnique : Arcueil peut aussi être considéré comme le foyer précurseur de l'école de Laplace.

    Monge et Berthollet ? Cette fois la dissociation du couple mythique de l'expédition d'Egypte est complète, et le catalyseur de la dissociation a été Laplace, l'autre maître d'Arcueil ; l'école de Monge était sur son déclin, celle de Laplace était porteuse d'avenir.

    L'amitié entre Monge et Berthollet ne s'était pas refroidie pour autant, et Monge intervint encore auprès de l'Empereur en 1806 pour qu'il tire Berthollet d'un embarras financier où l'avait mis son impéritie en affaires. Mais Monge, au déclin de l'Empire, ne serait plus que l'ombre de lui-même, frappé d'une attaque cérébrale en 1812. Il restera néanmoins pour les générations successives de polytechniciens le père de leur Ecole, son fondateur indiscuté et glorieux.

    Monge et Berthollet : c'est tout de même bien dans cet ordre qu'il faut les citer au fronton de Polytechnique.


    Emmanuel GRISON


    Pour la biographie et l'oeuvre de Berthollet, on se reportera aux deux ouvrages de Michelle Goupil :

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