La SABIX
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Sommaire du bulletin 28
 

Albert Caquot (X1899)

par Jean Kerisel (X1928) et Thierry Kerisel (X1961)

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Chapitre II. - La montée à Paris : une faculté d'assimilation exceptionnelle. Première attirance pour les aéronefs

M. Glatigny fut très honoré du succès de son élève. Mais celui-ci, passionné par la mise au point des nouvelles machines agricoles de l'exploitation paternelle, veut suivre une tout autre voie. Il a une sorte d'appétit du concret qui le dirige vers la recherche appliquée.

Nous lui laissons à nouveau la parole pour la fin de son journal :
" Mes parents n 'hésitèrent pas à m'envoyer dès la rentrée au lycée régional le plus réputé, le Lycée de Reims, où je fus pensionnaire pendant les deux années alors nécessaires pour passer les deux parties du Baccalauréat. Je pus figurer au palmarès du concours général des lycées en mathématiques et en physique, pendant l'année terminale en 1898. Dans ce lycée, je me fis de nombreux amis et suis resté en correspondance pendant toute leur vie avec plusieurs d'entre eux dont la famille rémoise m'avait spontanément reçu pendant ces années d'internat. Après le baccalauréat, je comptais rentrer en mathématiques spéciales au Lycée de Reims. Mais pendant les vacances, mes parents reçurent une offre du proviseur du Collège Rollin de la Ville de Paris, devenu aujourd'hui le Lycée Rollin. Cette offre était doublement intéressante parce que cet établissement était le seul où chaque pensionnaire disposait d'une chambre particulière, et d'autre part parce que ses cours permettaient d'étudier en une seule année le programme de Polytechnique, tandis que tous les lycées dépendant de l'université l'enseignaient en deux ans minima. Mes parents m'envoyèrent donc à Paris à la rentrée de 1898, et je suivis une classe d'une trentaine d'élèves...

Ainsi, en 1898, Albert Caquot "monte" à Paris pour entrer en Mathématiques Spéciales. Malheureusement, le professeur de mathématiques, Bricard, tombe malade en mars et ne sera pas remplacé. Les élèves terminent seuls leur préparation. Albert Caquot va cependant décrocher deux nouvelles nominations au Concours Général en mathématiques et chimie et réussir à rentrer dans un excellent rang à l'École Polytechnique, dans la dernière promotion du siècle (1899), un an après sa sortie du lycée de Reims (donc à bac + 1 ). Il avait 18 ans.

Fils d'agriculteur, il apprécie immédiatement à Polytechnique ce sentiment de justice qui vient, selon lui, du fait que personne ne connaît la situation sociale de ses camarades.

" Les deux ans passés (à l'École) pour l'étude des sciences exactes dans ce milieu exceptionnel par son caractère d'égalité absolue pour tous laisse à chacun de nous des souvenirs inoubliables.

Par l'uniforme et l'internat, toute différence sociale est rigoureusement abolie. La note d'examen ne dépend que de la valeur des réponses : aucun facteur étranger ne vient influencer l'examinateur.

Pendant cette période de deux années, nous pouvons juger de la cordialité et de l'harmonie qui régneraient dans une société humaine où chacun serait assuré de ne progresser que par son seul mérite.

Le polytechnicien est avant tout formé dans le culte de l'égalité et de la justice. Je conserve un souvenir ému et une particulière reconnaissance à ces savants qui, en des cours magistraux, nous exposaient, comme Jordan, la mathématique supérieure, avec une généralité faisant prévoir son évolution actuelle, ou comme Léauté qui approfondissait en mécanique les données premières de la stabilité et de l'automatisme. "


L'un des professeurs préférés de Caquot à l'Ecole polytechnique : Henry Charles Victor Jacob Léauté, élève de la promotion 1866 de Polytechnique, fut condamné à mort par la Commune en 1870 et réussit à s'enfuir. Il devint un spécialiste de la régulation et de la télécommande de machines, professeur à Polytechnique et membre de l'Académie des sciences.
(C) Photo Collections Ecole polytechnique

Nous relevons spécialement pour les lecteurs de la SABIX ce témoignage de Caquot : il montre l'attachement de ce fils de paysan à notre grande école et toute sa reconnaissance. Il la manifestera en devenant président de la Société Amicale des Anciens Élèves, publiant un article intitulé : " L'École Polytechnique et la Nation ". En même temps, on voit poindre chez lui un souhait beaucoup plus aventuré, tendant à ce que dans la Nation, comme dans notre École, les gens ne progressent que par leurs mérites véritables.

L'exposition de 1900 l'avait fasciné et il aimait répéter que la France était alors à la pointe de toute la technique. Il avait déjà noté que c'était le seul pays où l'on fît déjà du béton armé.

Il sort de l'École dans le Corps des Ponts et Chaussées, qui correspond à sa vocation de constructeur. La même promotion de l'École de la rue des Saints-Pères rassemblera Eugène Freyssinet et Albert Caquot, qui tous deux feront progresser le béton armé à pas de géant, le premier dans le domaine de la précontrainte.

Parmi les anciens élèves de cette vieille école d'application, figurent bien des grands noms de la science, mais, lorsque le Président de la République, M Jacques Chirac, pour le 250ème anniversaire de l'École vint inaugurer ses nouveaux bâtiments à Marne-la-Vallée, le 23 octobre 1997, il ne cita que ces deux noms, s'exprimant ainsi :

" Permettez-moi de rendre hommage à tous les grands ingénieurs si nombreux sortis de votre école et qui ont apporté à la France et au monde. Parmi eux, hier, Albert Caquot et ses travaux sur la résistance des matériaux, Eugène Freyssinet, un corrézien, inventeur du béton précontraint. "

Première attirance pour les aéronefs

Son service militaire se déroule en 1901-1902 comme sous-lieutenant au bataillon de Sapeurs Aérostiers du 1er Régiment du Génie. Le choix qu'il fait de cette affectation à l'aérostation tranche totalement avec l'affectation traditionnelle aux unités terrestres du Génie des élèves sortant dans le Corps des Ponts. Ainsi se manifeste déjà sa tendance à sortir des sentiers battus et à s'attaquer à des problèmes non résolus dont la solution est essentielle à l'homme. Peut-être aussi son arrière grand-père, Jean-Baptiste Caquot, le laboureur, volontaire à Valmy et cavalier onze ans durant dans les armées de la République, avait-il entretenu sa descendance des exploits de l'"Entreprenant ", le premier ballon captif militaire qui, le 26 juin 1794, à la bataille de Fleurus, avait ouvert à Jourdan et Kléber le chemin de la Belgique.


Les premiers aérostats. Mémoires d'un officier aérostier aux armées de Sambre-et-Meuse. le baron Selle de Beauchamp. Lors de la bataille de Fleurus, le ballon l'Entreprenant vient de repérer les mouvements des troupes ennemies et de son artillerie. Il les a signalés au général Jourdan. Bientôt, les Autrichiens à gauche, vont abandonner leurs sacs et s'enfuir, poursuivis par un régiment français, à droite.

Il fut attentif aux récits de l'ancêtre, transmis de génération en génération : le domaine aérien lui paraissait essentiel. Et ce choix sera décisif pour toute sa carrière. Celle-ci va en effet se dérouler de façon alternée, en relation avec les deux grandes guerres mondiales, sur deux voies bien différentes, mais auxquelles son génie mécanicien s'adaptera à merveille, d'une part, les appareils aéronautiques militaires et civils, d'autre part, la réalisation d'ouvrages sur terre et sur l'eau.

Il a alors un premier contact avec les ballons dont la technique a peu évolué depuis le ballon captif de Fleurus. Il établit pour commencer une 2 étude théorique sur la stabilité métacentrique des dirigeables avec projet d'application.


1902. Le ballon sphérique du colonel Renard qui sera encore en service en 1914.

Le capitaine Voyer publiait alors dans la Revue du Génie une histoire de l'aérostation Le matériel datait de 1880 ; le Colonel Charles Renard, l'un des pionniers des dirigeables, l'avait conçu et avait été le premier à faire un voyage en dirigeable en 1884. Voyer s'attache le concours du lieutenant Caquot pour déterminer le métacentre et le moment de stabilité des ballons allongés à propos desquels le général Meusnier avait donné une formule restée depuis 1783 sans démonstration : celle-ci va être trouvée par le lieutenant Caquot et publiée dans la Revue du Génie3. [Voyer. Capitaine du génie - Histoire de l'Aérostation Le Général Meusnier et les ballons dirigeables. 1902. Revue du Génie Militaire. 16ème année. T. 24. p. 140-141-142].

Il étudie la théorie de la résistance des étoffes et des membranes, qu'il mettra en pratique avec tant de succès en 1915 et est frappé par la conférence du Colonel Renard sur l'avenir de l'aviation, à une époque où le moteur d'aviation n'existait pas encore.

L'école d'application

Comme élève-ingénieur à l'École Nationale des Ponts et Chaussées, il s'initie avec passion à la profession de son choix, en ses fondements comme en sa diversité, et affine ses connaissances scientifiques.

Il porte son admiration sur deux de ses professeurs, Jean Résal (1854-1919 ; X 1872), l'auteur du Pont Alexandre III et du Pont Mirabeau, et Paul Séjourné (1851-1939 ; X 1871), le dernier grand artiste des ponts en maçonnerie. Leurs enseignements lui sont restés toujours présents à l'esprit par la profondeur et la recherche de la beauté dans l'économie des formes.

L'audace raisonnée des ponts de Séjourné, les magnifiques lignes du pont Mirabeau de Résal le font devenir l'apôtre de l'architecture fonctionnaliste dans laquelle se voit la composition des forces et qui bannit les fantaisies décoratives. Selon lui, tout ce qu'il y a de beau dans le dessin de Résal du Pont Alexandre III a été compromis par des guirlandes pendantes et les pylônes d'entrée.

A l'inverse, il admirera la discrétion et le goût du sculpteur Landowski avec lequel il collaborera plus tard, lors de la construction du Pont de la Tournelle à Paris et du Christ du Corcovado à Rio-de-Janeiro. Pour commémorer le souvenir de Sainte Geneviève, à l'endroit où, en 451, les habitants qu'elle avait galvanisés arrêtèrent les Huns, Landowski, en 1928, sans altérer la pureté de la ligne de l'ingénieur, a placé là un pylône doté d'arcs-boutants portant une grande statue de la patronne de Paris.

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