La SABIX
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Sommaire du bulletin 28
 

Albert Caquot (X1899)

par Jean Kerisel (X1928) et Thierry Kerisel (X1961)

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Chapitre VII. - 1940-1976. Le créateur solitaire : fécondité dans les disciplines les plus diverses

Albert Caquot se réfugie dans la solitude. S'étant écarté de son ancien bureau d'études, il réfléchit, dessine et calcule. La même année 1941, il publie divers articles :

Albert Caquot dépose à l'Académie des sciences, le 20 octobre 1941 un mémoire " Sur la quantité des eaux pluviales à écouler dans les agglomérations urbaines modernes ", qui donne le moyen de calculer les débits probables à évacuer par les égouts compte tenu du degré d'urbanisation de la ville et des probabilités d'orages violents. La qualité de cette étude a eu pour conséquence son adoption par l'État pour l'assainissement des villes. L'instruction ministérielle correspondante est devenue une sorte de "Bible des ingénieurs sanitaires ", pour reprendre l'expression de notre camarade Michel Affholder (1955), chef du service technique de l'Assainissement de la ville de Paris.

L'occupation se prolongeant, devant la pénurie d'énergie et la raréfaction des matières premières, Albert Caquot fixe sa pensée sur les énergies renouvelables et les économies à réaliser pour la fabrication des matériaux de construction qui permettront d'aborder la reconstruction de demain.

Il avait apporté une grande attention aux essais de Georges Claude, devenu son collègue à l'Académie des Sciences : vers 1926, celui-ci s'était mis en tête de récupérer l'énergie des mers à partir des températures différentes qu'elles présentent en surface et en profondeur. Ses expériences n'avaient pas été entièrement couronnées de succès, mais elles étaient porteuses d'une grande idée. Leur auteur était un génial inventeur, mais hélas une sorte d'aventurier de la science, dont l'esprit était teinté d'une certaine dose de naïveté : il fut incarcéré à la Libération, pour faits notoires de collaboration. Au procès de Riom, en 1945, Albert Caquot fut appelé par la défense à témoigner : il souligna les immenses talents de créateur de son collègue mis au service de l'économie française et de la défense nationale jusqu'en 1940, tout en ne pouvant que déplorer la voie suivie par celui-ci depuis l'occupation [Ribet M. - Le procès de Georges Claude. 1946. Jean Vigneau éditeur, p. 31 à 37.] L'accusé sauva sa tête grâce à une habile plaidoirie de son avocat, Maître Ribet, qui évoqua le souvenir de l'illustre chimiste Lavoisier, guillotiné en 1794.

Le souvenir du combat de Georges Claude pour le captage des énergies renouvelables marquera l'esprit d'Albert Caquot et le poursuivra toute sa vie, le conduisant finalement à un projet grandiose.

Puis, devant les restrictions de la période de guerre et d'après-guerre, Albert Caquot conduit de nombreuses recherches en vue de tirer parti de toutes les propriétés des matériaux et de les économiser. La voie à aborder pour la reconstruction est celle des économies de matières. En 1926, dans son cours à l'École des Mines, il écrivait déjà :

" L'amélioration de la qualité de la matière nous permet d'envisager dans les constructions des transformations beaucoup plus radicales que les progrès qui seront faits dans les méthodes de calcul de la résistance des matériaux. Si en effet nous pouvons gagner une faible fraction de la masse d'un pont, d'un chevalement, par une étude technique très complète des efforts qui les sollicitent, il est au contraire possible d'économiser une fraction très considérable de cette masse par l'emploi d'acier de qualité supérieure. "

Dans cet esprit, il préconise l'utilisation d'aciers crénelés à limite élastique élevée : ils vont permettre, avec le même poids d'acier, de construire une quantité d'ouvrages supérieure de quarante pour cent, comme le note son fidèle disciple et successeur pour son cours à l'École des Ponts, Jean Courbon (1913-1986 ; X 1933).

Il préside la Commission des Matériaux de Construction au Commissariat au Plan (1946). Il propose et fait admettre l'incorporation dans le ciment artificiel d'une faible proportion de laitier, qui, sans nuire à ses qualités, permet d'en abaisser le prix de revient en raison d'économies de charbon.

La troisième voie à suivre par une France qui veut redevenir forte est celle de la normalisation industrielle. Albert Caquot en fut l'apôtre très actif jugeant que c'était une nécessité industrielle, l'une des conditions essentielles du progrès économique. Déjà, à Troyes, pour la construction des travaux d'assainissement, il désire que tous ses éléments répondent à une certaine normalisation ; à Chalais-Meudon, pour équiper ses ballons, il a recours aux " séries Renard ", du nom de son célèbre prédécesseur Charles Renard (1847-1905), créateur à Meudon de l'Établissement aérostatique militaire : le colonel Renard faisait face à toutes les situations avec seulement 15 types de cordages, mais il n'avait après sa mort laissé aucune indication sur ce qui l'avait guidé dans son choix. Albert Caquot réétudia toutes les lois de progression géométrique sur lesquelles le choix était basé et proposa par la suite l'adaptation de ces lois dans des domaines très variés ; ainsi prirent naissance les séries Renard qui sont à l'origine du système d'échelonnement des nombres appelés nombres normaux.


Louis Marie Joseph Charles Renard (1847-1905 ; X 1866), ici élève de Polytechnique, est un pionnier de l'aérostation militaire. Il fut colonel du Génie.
(C) Photo Collections Ecole polytechnique

Cette action l'amena à présider et animer en notre pays l'AFNOR, l'Association Française de Normalisation, et à devenir plus tard, d'un consentement unanime, le président élu de l'Association Internationale de Normalisation, dite ISO, de 1949 à 1952. Cette association se développa sous sa présidence : quand il la quitta, elle ne comprenait pas moins de 76 comités techniques et 40 sous-comités étudiant la normalisation des choses les plus diverses, des machines-outils à la gomme laque, en passant par les produits pétroliers, les textiles, etc.

Lors de son jubilé, l'un de ses admirateurs lui rendit justice : " Vous avez, compris que le moindre ouvrage, pour être simple dans sa technique, économique dans les dépenses qu 'elle entraîne, ne peut être obtenu qu 'au prix d'une simplification et d'une unification judicieusement étudiées. "

Le barrage de La Girotte (1944-49)

Sans attendre la fin des rationnements et des problèmes posés par l'occupation, dès 1944, Albert Caquot, qui est devenu Président du Comité pour l'Équipement Energétique Français, dessine le projet de barrage à contreforts multiples de La Girotte, en Savoie, barrage en haute montagne (1.753 m), au pied du glacier de Tré-la-Tête, sur la rivière Donnet. Le site, en zone non occupée, accessible uniquement par téléphérique, exigeait une stricte économie de matériaux et par là il faut entendre de béton, car l'acier faisait totalement défaut.

Se passant d'armatures, Albert Caquot conçoit des voûtes multiples en forme de demi-tores, côte à côte, l'ensemble se développant sur 510 m en crête sur une hauteur de 48,50 m. Il s'agissait d'une expression architecturale nouvelle, exprimant à la fois le dénuement et une volonté de résurrection. L'ouvrage sera terminé dès 1949, malgré les intempéries et les restrictions. Combien fut exaltante la construction de ce barrage sur un sol qui venait à peine d'être libéré de la présence de l'ennemi. Tout un peuple des ombres, sorti de la résistance ou de l'anonymat, rêvait de se rendre utile à une patrie retrouvée.


Le barrage de la Girotte (1944-49) en Savoie, en cours de construction.
Il est situé à vol d'oiseau, à 22 km au nord-est d'Albertville et à 18 km au sud-ouest du Mont Blanc

Le Comité pour l'Équipement Énergétique Français présidé par Albert Caquot avait été créé le 21 mai 1948, après la dissolution, par le Conseil d'État, du Conseil d'Administration (illégal à l'époque) d'EDF. Il rassemblait des personnalités de tendances les plus diverses : Eugène Roy, représentant la sidérurgie, Louis Pineau, représentant les pétroliers, Jean-Marie Louvel, député, et Marcel Paul, représentant les travailleurs CGT de l'électricité. Albert Caquot organisa pour la grande presse un grand voyage de 2.000 km en France pour intéresser l'opinion à l'équipement national et à l'équipement énergétique en particulier. Les journalistes s'arrêtèrent à Génissiat, La Girotte, Donzère, Bort. Albert Caquot lança le slogan " L'électricité sauvera la France. " Au cours de ce voyage appelé " Cinq jours au pays du kW ", il lança l'idée d'un emprunt kilowatt.

Il ne fut pas suivi, car le ministère des Finances craignait que les épargnants ne vendissent les bons du Trésor pour souscrire des kilowatts. Néanmoins, sa croisade pour la houille blanche, la seule énergie dont le pays put disposer en abondance à l'époque, sans avoir à la payer en dollars, eut un grand écho et facilita le financement de nouveaux ouvrages d'EDF.

Président du Comité Scientifique de l'ONERA

Il fera partie du Conseil Économique de 1947 à 1951 et, bien qu'il se soit retiré en 1940 de l'industrie aéronautique, le ministre lui demanda de présider le Comité Scientifique de l'ONERA, l'Office National d'Études et de Recherches aéronautiques. Ce sera la quatrième fois que l'État fera appel à lui ; il exerce cette présidence pendant douze années, durant lesquelles l'Office n'a cessé d'être associé aux progrès de l'industrie aéronautique, puis de l'industrie aérospatiale.

Albert Caquot, Grand-Croix de la Légion d'Honneur (1951)

Par décret du 21 décembre 1951, il est élevé à la dignité de Grand-Croix au titre du ministère des Travaux Publics, dignité qui n'avait été accordée au titre de ce ministère qu'à Fulgence Bienvenue, le père du Métropolitain parisien. Il venait d'être nommé Inspecteur Général de ce ministère le 6 mars 1951 [par application du décret du 25 février 1939 disposant qu'un ingénieur ayant, au cours de sa carrière, illustré son corps d'origine, peut recevoir cette promotion honorifique sans avoir gravi les échelons de la hiérarchie. Cette distinction exceptionnelle n'a été accordée que rarement] et allait assurer la présidence de l'Académie des Sciences en 1952.

Le Président Antoine Pinay lui remit les insignes de cette dignité le 29 février 1952 à l'Hôtel des Ingénieurs Civils de France et lui dit notamment :

" On parle volontiers des "grands serviteurs de l'État", ceux que le XVIIème siècle appelait les " Grands Commis ". En vérité, vous êtes beaucoup plus et mieux qu'un Serviteur de l'Etat ; car servir, c'est obéir, c'est suivre un sillon déjà tracé. Vous avez, au contraire, ouvert des voies nouvelles. Vous avez été partout un Révolutionnaire, non de ceux qui détruisent, mais de ceux qui édifient et dont l'Histoire écrit le nom en lettres d'or. Ces hommes, ce sont les Créateurs...

Vous permettrez à un membre du Gouvernement, qui a eu la charge de l'Economie nationale en 1948-49 et qui n'a eu d'autre objectif que la stabilisation des prix, de s'attarder sur un autre aspect de votre activité.

Votre discours de 1945, dans cet hôtel, au lendemain de la tourmente, énonçait les " conditions techniques de la Renaissance française ". Et votre récente allocution devant l'Académie des Sciences s'étonnait que " la France Cartésienne acceptât de vivre dans un mauvais rêve en donnant un nom à une monnaie sans définition. "

Le récipiendaire se trouvait là, bien évidemment, en plein accord avec le père du franc Pinay.

" Plus que jamais, les événements vous donnent raison et vous avez vu clair en proclamant que le maintien d'une monnaie stable était la condition indispensable de toute activité économique. Puissent les Français dans les jours qui viennent consentir les sacrifices indispensables, recourir au travail plutôt qu'aux luttes stériles et prendre conscience de leurs devoirs autant que de leurs droits. "

Et le président Pinay, termina, par ce souhait :

" Permettez-moi de souhaiter que cette distinction ne constitue pas le terme de votre carrière, mais qu'elle donne une suprême autorité à l'action, aux conseils, aux services, que le Pays, pendant de longues années, attend encore de vous. "

Albert Caquot le lui promit et tint sa promesse comme nous allons le voir : c'était en 1952. Il avait donc 71 ans, un âge auquel on aspire volontiers au repos. " Le cerveau est un muscle, nous disait-il ; il faut continuer à le faire fonctionner " et, avec une imagination de jeune homme, il continua ses recherches pendant un quart de siècle au cours duquel la diversité de ses œuvres le dispute à l'originalité.

A l'exposition de 1997 du Centre Pompidou sur l'art de l'ingénieur, le commentaire sur Albert Caquot comportait l'appréciation suivante : " Génie protéiforme, il est peu de domaines du génie civil et de l'aéronautique qu'il n'ait abordés et perfectionnés, voire radicalement transformés.

Au départ, nous avions peu apprécié cet emploi assez rare de l'adjectif protéiforme ; il veut dire, - par allusion au Protée de la Fable - " celui qui change de manières ou d'opinions très souvent. " Tel n'était pas son cas : il était têtu et obstiné. Le commentateur a voulu, au contraire et avec admiration, souligner ici l'immense variété des domaines auxquels son esprit d'invention s'est attaqué en solitaire ; il nous le répétait : une grande oeuvre n'est jamais le fruit d'une commission ; celle-ci aboutit le plus souvent à un compromis qui n'a rien d'original et où sont diluées les responsabilités. Il était au fond un véritable sanglier des Ardennes, puisque la racine latine du mot sanglier est " singularis ", le solitaire.

La grande écluse de Bollène à Donzère Mondragon (1950).

Lorsque la Compagnie nationale du Rhône décida de construire le barrage de Donzère Mondragon, elle laissait aux concepteurs le soin de présenter, pour la chute du canal de navigation, en dérivation, deux solutions, l'une avec deux écluses successives de 12 m, l'autre assez improbable avec une écluse unique de 24 m. Albert Caquot répondit en présentant une écluse de 30 m de profondeur, constituant un pas de géant dans la navigation intérieure : cette écluse resta très longtemps un record mondial. [Albert Caquot ( 1952) - Conceptions nouvelles des cales de radoub et des écluses. Annales de l'institut Technique du Bâtiment et des Travaux Publics, février 1952. n° 241].


L'écluse à Donzère Mondragon (1950), coupe.

Le fond cylindrique de cette écluse et les murs latéraux ancrés par des tirants dans le sol étaient des nouveautés pour l'époque. Il en était de même des dispositifs d'amenée d'eau et de dissipation d'énergie dans le radier permettant une montée ou une descente rapide des bateaux sans remous. Et pour sa porte il appliqua la même technique qu'à Saint-Nazaire : porte cylindrique en voile circulaire tendu. Elle a 14,80 m de hauteur, équilibrée par des contrepoids, et est relevée pour laisser passer les bateaux. Marc Henry, Directeur de la Compagnie nationale du Rhône, aimait rappeler que la CNR a reçu de bien des pays éloignés des demandes d'autorisation de reproduire les dispositions de l'écluse de Bollène et il aimait évoquer aussi sa visite dans un Laboratoire d'Hydraulique d'URSS où le dessin de l'écluse était affiché (sans référence à l'œuvre originale). Les calculs étaient très longs au moment où l'informatique n'existait pas, mais ils n'étaient pas pour effrayer Caquot, lequel passa d'ailleurs davantage de temps à convaincre le Service Central d'Études Techniques de l'intérêt de son invention. C'était là une puissante vision de l'avenir. La portée de la travée centrale était de 77 mètres, importante pour l'époque ; mais aujourd'hui on dépasse le kilomètre avec ce même type de pont, adopté partout dans le monde. L'École des Ponts en a fait son logo pour le 250ème anniversaire de sa création.


Écluse de Donzère. Vue de l'intérieur de l'écluse vers la porte amont.


Écluse de Donzère. Vers la porte aval de l'écluse, abaissée (en noir).

Le pont à haubans de Donzère Mondragon (1952)

Albert Caquot, ici, va réhabiliter une très ancienne conception, datant de plus d'un siècle, celle des frères Séguin dans laquelle des câbles en fer soutenaient le tablier. Mais, celui-ci, en bois, était beaucoup trop flexible sous l'effet du vent et les haubans, formés de chaînes de fer, s'allongeaient avant que de soutenir efficacement le tablier.

Albert Caquot utilise un tablier en béton armé très rigide suspendu obliquement à des haubans en acier à haute limite élastique, fortement tendus des deux côtés d'un mât ; on évite par là même, en plus, les massifs d'ancrage des ponts suspendus. Mais, si ce tablier était rigide, il n'en était pas moins beaucoup plus lourd et il fallait démontrer que les progrès des aciers le permettaient et que les attaches de ces haubans sur les bétons du tablier ne comportaient aucune faiblesse. L'administration lui prodigua interrogations et critiques, n'aimant guère se replonger, nous l'avons dit, dans un passé marqué par des accidents. Et Albert Caquot dut rompre des lances avec un tout-puissant Service Central d'Études Techniques, très conservateur.


Le pont à haubans de Donzère Mondragon (1952). Portée centrale de 77 m.

L'ouvrage fut terminé en 1952, mais cette "première "resta un peu ignorée, la grande écluse attirant sur elle toute l'attention. Les ponts de ce type eurent donc plusieurs pères putatifs. Le prix Albert Caquot fut décerné en 1995 à l'excellent professeur allemand Fritz Leonhardt, qui, en toute bonne foi, ignorait le pont de Donzère Mondragon et son antériorité. A une lettre que l'un de nous lui adressa à ce sujet, il répondit par un courrier du 30 novembre 1995 : " Je n 'ai pas connu le pont Caquot de Donzère Mondragon, qui était fini en 1952. C'est sans doute parce que ce pont n'était pas spécialement publié. Le pont sur le Stroemsund, en Suède, de Dischinger, fut terminé en 1955. Alors le pont haubané Caquot a été achevé trois ans avant le pont haubané de Dischinger. Il me faut me corriger ! " Fritz Leonhardt est un célèbre ingénieur constructeur (1909-1999), connu pour ses cours de béton armé et de béton précontraint, et auteur de nombreux ouvrages dont des ponts à haubans, parmi lesquels le Kniebrücke sur le Rhin à Düsseldorf. Il fut lauréat du prix Albert Caquot en 1989.]

Moralité : ne jamais entreprendre deux chefs-d'œuvres à la fois, l'un pouvant faire de l'ombre à l'autre.


Le pont de Donzère fit École. Voici le pont de Normandie, sur l'estuaire de la Seine, en cours de construction (1993). Portée centrale de 856 m.

Le tunnel de Bildstock (1953-1955).

Les chemins de fer sarrois avaient à faire face à un difficile problème : construire un tunnel à deux voies, dans un terrain déjà difficile par lui-même (argile et filons de charbon superposés), mais de surcroît dominant une zone d'exploitation minière qui avait, en un siècle, provoqué un affaissement de 7 à 8 m.

Les tassements pouvaient donc ovaliser la section, ou courber l'axe longitudinal, ou même provoquer des décrochements. Albert Caquot proposa un intrados circulaire avec section utile supérieure au gabarit. Il exécuta, à l'abri d'une première voûte circulaire mince en parapluie, un revêtement intérieur formé d'anneaux de 0,80 m de longueur, en voussoirs de béton fretté plaqués contre le premier revêtement au moyen de vérins agissant dans le sens circonférentiel, les anneaux très armés étant susceptibles de se déformer plastiquement, un peu comme de la guimauve. Ils étaient séparés par des couloirs de 0,40 m formant section de moindre résistance et provoquant de ce fait les décrochements. Dans ces couloirs pouvaient être placés des cintres permettant, sans interrompre la circulation ferroviaire, de remettre en ordre tout ou partie du revêtement déformé.

Le principe de revêtement en anneaux discontinus sera fréquemment repris par la S.N.C.F. pour la réparation de vieux tunnels. Le tunnel peut ainsi faire le " serpent " et s'adapter aux tassements.


A gauche : Tunnel de Bildstock, en Sarre. A droite : Coupes du tunnel de Bildstock (1953-1955)

Tunnel à courbure continue : la caquoïde.

Albert Caquot avait toujours été frappé par la mauvaise tenue de souterrains anciens en fer à cheval, dont les radiers ont souvent tendance à bomber ; il en attribue la raison à la discontinuité de la courbure du revêtement. Sans recourir au profil circulaire, qui amène souvent à exécuter des terrassements inutiles, il propose à EDF en 1965 un profil à courbure continue qui fut réalisé, sur la Durance (à 15 km au sud de Gap, Hautes-Alpes), avec la galerie de Curbans de 9 km de longueur et de 66,40 m2 de section finie. Ce profil est, à très peu de choses près, aussi résistant qu'une section circulaire et presque aussi commode à réaliser qu'une section en fer à cheval. Il sera utilisé à maintes reprises. La courbe d'intrados correspondante recevra le nom de caquoïde.
[Les travaux souterrains de l'aménagement urbain. Annales de l'Institut des Travaux Publics, avril 1965].
[Fauroux, Lambert et Riquois - L'aménagement hydro-éiectrique de Curbans sur la Durance. Moniteur des Travaux Publics, 22 août 1964.]


A gauche : Définition mathématique de la Caquoïde. A droite : EDF Galerie de Curbans en forme de caquoïde.

Barrage d'Arzal (1965-1971). Le goût du risque.

Ce goût du risque, il va en faire montre à de nombreuses reprises dans sa carrière, spécialement à la fin de sa vie.

Nous n'en retiendrons qu'un seul exemple, peu connu, le barrage d'Arzal. La Vilaine est un fleuve du sud de la péninsule armoricaine. Une fois sortie des marais de Redon, elle coule sur un lit constitué sur 30 m de vase assez fluide. Il s'agissait impérieusement, à l'époque, d'alimenter largement en eau potable la ville de Saint-Nazaire, en barrant le cours de la Vilaine à Arzal, près de son embouchure. Mais, comment faire un barrage sur trente mètres de vase ? Il s'agissait de faire reposer un barrage stable sur cette vase molle. Folle entreprise lorsque l'on sait que l'on recherche toujours les assises les plus fermes pour les barrages.
[Kerisel J. - Arzal, un barrage construit sur la vase. Expomat-Actualités n° 5, sept.-oct. 1967. Besnier G., Caquot A. et Kerisel J. - Le barrage d'Arzal. Commission internationale des grands barrages. lOème congrès, Montréal. 1970.]
[Kerisel J. - Le barrage d'Arzal, un barrage sur un sol très compressible construit au travers d'un estuaire à marée. The Institution of civil Engineers, Londres. 1973.]

Du jamais osé. Accompagné de son gendre, il alla présenter un projet à Nantes devant un préfet assez sceptique, mais aucun autre concurrent sérieux ne s'était présenté.

Le pari était très risqué et le chantier le démontra : malgré les pentes très douces données à notre barrage pour ne pas poinçonner la vase, il ne cessait de s'allonger, glissant un peu comme une nappe de mazout sur de l'eau de mer. Après pas mal d'incidents, la solution fut trouvée : pour lutter contre cet étirement du barrage, on décida de l'armer, en disposant des treillis métalliques, et même par des câbles horizontaux superposés et placés entre les divers lits d'enrochements qui constituaient le corps du barrage. Il y eut des excédents de dépenses, mais nous eûmes à faire à un maître d'oeuvre compréhensif et on nous pardonna parce que la soif des nazairiens allait être étanchée.

L'utilité du barrage d'Arzal se trouve actuellement renforcée par la pénurie d'eau potable en Ille-et-Vilaine, qui conduit à prévoir la réalisation d'une canalisation de liaison de 90 km de longueur entre la retenue d'Arzal et l'usine d'eau potable de Villejean (Rennes). [Le Moniteur du 1er décembre 2000. p. 42.]

Réservoirs à double courbure pour hydrocarbures.

Il avait imaginé de donner aux réservoirs d'hydrocarbures liquides non pas la forme d'une goutte d'eau reposant sur un plan, théoriquement la meilleure si le réservoir est plein, mais une forme voisine résistant au flambement, sans charpente intérieure, laissant à la paroi " sa continuité et sa pureté de forme " en fixant dans l'espace la position du plan de la ceinture du réservoir au moyen de bielles lui permettant une libre dilatation transversale. [Conférence à l'Association des Techniciens du Pétrole et à la Société des Ingénieurs Soudeurs - 3 mai 1946 - C.R. dans l'Ossature Métallique. n° 11-12. 1946. p. 265-274.]

Réservoirs de gaz sous pression en béton armé.

Il fit pour Gaz de France, à Audun-le-Tiche (Moselle), des réservoirs sphériques pour gaz comprimé, en sphères constituées par une tôle mince renforcée par un maillage de barres en aciers à haute résistance enrobées de béton.


A gauche : réservoir Caquot pour hydrocarbures à ceinture dans un plan horizontal fixe. A droite : réservoir Caquot pour gaz comprimé, en béton armé.

Participation aux organismes officiels et sociétés savantes.

Il fut membre du Conseil Économique, administrateur d'EDF pendant plus de dix ans. Il présida notamment la Société d'Encouragement pour l'Industrie nationale, la Société des Ingénieurs Civils de France, la Fédération des Associations et Sociétés Françaises d'Ingénieurs, le Conseil National des Ingénieurs Français, qu'il créa, et la CEGOS (Commission d'Études Générales et d'Organisations Scientifiques). Il était président d'honneur du Bureau Sécuritas et de la Société des Ingénieurs de l'Automobile, et il fut président du Comité Français de Mécanique des Sols et Travaux de Fondation, et Président de l'Association Scientifique de la Précontrainte. Nombre d'universités étrangères lui conférèrent leur doctorat honoris causa. Il porta toujours un intérêt agissant à l'École Polytechnique, à laquelle il gardait une grande gratitude, et, pendant de nombreuses années, il fut, en son Conseil de perfectionnement, le représentant élu de l'Académie.

Lorsqu'il s'agissait de fixer les règles officielles de construction, on faisait souvent appel à lui ; il présida successivement :

Vers 1961, sans perdre intérêt aux actions qu'il avait lancées, développées ou encouragées, Albert Caquot se démit volontairement de toutes les présidences de Sociétés savantes et Associations professionnelles, et des fonctions, toujours bénévoles, à lui attribuées en raison de sa réputation et de l'efficacité de son action animatrice. Il garda toutefois un particulier attachement aux associations des " Vieilles Tiges " et des " Vieilles Racines " initialement constituées par les pionniers de la locomotion aérienne en France, hélas de moins en moins nombreux, mais dont la mémoire reste révérée. [Albert Caquot accepta, pendant de longues années, d'être Chancelier de la Médaille des Vieilles Racines].

Une certaine vision de l'économique

Ayant été président ou administrateur d'entreprises industrielles, administrateur d'EDF et membre du Conseil Économique, on ne peut s'étonner du grand intérêt qu'il accorda aux questions économiques. Il rassembla ses réflexions dans un livre intitulé " L'Économie et la Technique ".

Pour lui, l'ennemi n° 1 était l'inflation. Il ne s'était jamais résigné aux grèves ni aux retraites prématurées. Il accusait violemment l'État d'être le grand fauteur de l'inflation en refusant la réévaluation des bilans. Il plaidait pour l'institution d'une véritable unité de mesure internationale des monnaies.

Il voyait dans un taux de natalité inférieur au taux nécessaire au strict maintien de sa population un véritable suicide de l'Occident.

Il n'était pas spécialement tendre pour l'État et sa bureaucratie, mais il se sentait des devoirs envers lui. Dans une lettre adressée à un de ses neveux, il écrivait : " L'État m'a fait une bonne retraite : je me dois de travailler ardemment pour lui.

L'Usine marémotrice de la Rance (Ille-et-Vilaine) (1961-1966).

Âgé de 80 ans, il apporte à EDF une solution très ingénieuse pour barrer la Rance à son embouchure. Le barrage de 750 m de longueur, outre sa production d'électricité, devait supporter une route à deux fois deux voies reliant Saint-Malo à Dinard. Des marées de près de 13 m d'amplitude rendaient très difficile ce problème, engendrant des courants de plus en plus violents au fur et à mesure que l'on tentait de fermer la passe. La Rance débite 18.000 m3/s à mi-marée de vives eaux. Le courant devenait de plus en plus violent lorsque la bouchure se développait à partir de chacune des rives. Celle-ci était réalisée par EDF sous forme d'enceintes circulaires de palplanches remplies de sable : à partir d'une certaine vitesse de courant, il devenait impossible de mettre en place ces dispositifs qui tendaient à se coucher sous la force du courant, les palplanches se désagrafant les unes des autres.

L'idée d'Albert Caquot fut la suivante : il fallait aller du plus petit au plus grand et placer d'abord en plein courant des éléments cylindriques hauts et étroits, lestés et de grande embase, inculbutables et ressemblant à de très hautes éprouvettes de laboratoire. On les appela les caquots, cylindres de deux mètres de diamètre et d'une vingtaine de mètres de hauteur, à base élargie. Amenés par flottaison, ils étaient basculés sur une forme plane en béton, préalablement coulée sur le fond rocheux, dérocté à l'air comprimé à l'abri d'un caisson. Les Caquots étaient aussitôt remplis de sable ; ils se trouvaient positionnés à 21 m d'axe en axe. Ils furent réunis deux à deux, pour former des éléments cylindriques de plus grand diamètre. Aux vives eaux, entre les nouvelles îles ainsi constituées, le courant devenait énorme et la solution paraissait absurde. A tort, car ces îles comportaient des rainures latérales verticales dans lesquelles, au cours de l'étale entre flux et jusant, en mortes eaux, on eut le temps de glisser des planches en béton qui fermèrent à tout jamais la Rance.

Au cours de ces opérations, l'un de nous lui demanda s'il n'avait pas peur qu'au moment des marées d'équinoxe, le furieux courant de la Rance ne renverse ses " quilles ". Il répondit : " J'ai calculé mes ballons pour des vents de tempête ; l'eau n'est jamais qu'un fluide mille fois plus dense que l'air ; j'ai fait les calculs et je sais que ces tubes, que vous appelez des quilles, resteront debout. " Et elles le restèrent.

Malgré une érosion rapide du rocher sur plus de 2 m en fond de lit sous les toutes dernières bouchures, la coupure fut réalisée le 20 juillet 1963. Derrière elle, fut sans difficulté réalisée une coupure avec la rivière devenue prisonnière et dans l'intervalle entre les deux coupures, à sec, on bâtit l'usine marémotrice avec ses 24 groupes générateurs pouvant fonctionner en pompe ou en turbine.


Amenée par flottaison et début du basculement d'un caisson Caquot (Doucet, Dinard)


Caisson Caquot en place (Doucet, Dinard)


Construction des enceintes de palplanches à partir des caissons Caquot (Doucet, Dinard)


Vue en plan des caissons Caquot et enceintes de palplanches (Doucet, Dinard)


Dénivellation de l'eau de 3 m entre deux caissons Caquot (Doucet, Dinard)


Amenée des derniers éléments de bouchure (Doucet, Dinard)


Terrassements dans l'enceinte mise à sec.


Usine marémotrice en construction à l'abri de l'enceinte.

Une fois l'usine réalisée, les caquots furent, après démolition des coupures, réutilisés pour construire un quai dans le port de Saint-Malo.

Ayant dépassé 80 ans, toujours plein d'une juvénile activité, il nourrissait encore deux vastes projets : le pont sur la Manche et la marémotrice des îles Chausey. Après une vie aussi active et émaillée d'autant de réussites, peut-on imaginer qu'un esprit comme le sien renonce à inventer ?

Projet de pont sur la Manche

Au temps où la Grande-Bretagne et la France étudiaient fermement la jonction à travers la Manche, Albert Caquot se déclare contre le tunnel, qu'il juge onéreux et sans débit suffisant vis-à-vis du grand trafic à prévoir pour l'avenir, et il propose en 1967 un pont à tablier en béton et haubans du type de Donzère, mais avec des portées considérables de 810 m. Le tablier, de 25 m de largeur, comportait deux étages pour 8 chaussées, 2 voies de chemin de fer et 2 voies d'aérotrain. Les caissons formant les fondations étaient circulaires, de 75 m de diamètre, et les pylônes s'élevaient à 200 m au-dessus des caissons. Le projet ne manquait pas de souffle, mais avait contre lui l'implantation dans la Manche d'une série d'écueils à la navigation maritime qui eussent nécessité une modification d'accords internationaux.

Projet d'usine marémotrice de la baie du Cotentin

Le Général de Gaulle, le 26 novembre 1966, vint inaugurer le barrage de la Rance et son usine marémotrice. Très satisfait, il félicita vivement EDF ainsi qu'Albert Caquot. Les résultats allaient être excellents ; le général avait convaincu les français de souscrire en masse à un emprunt pour la construction de l'ouvrage. Cet emprunt était non indexé. Avec l'inflation qui ne manqua pas de reprendre, les arrérages furent légers pour EDF. Et par ailleurs le site est très favorable à une exploitation régulière, sans trop de dégâts pour l'environnement, de sorte que le prix moyen du kWh n'a été en moyenne que de 18,5 centimes, prix très compétitif et inférieur à la moyenne des coûts de production d'EDF. Les 24 turbines, après quelques incidents au départ, ont été d'une remarquable fiabilité produisant, selon EDF, en 30 ans, pendant 160.000 heures 16 milliards de kWh, ce qui correspond en production annuelle à la consommation d'une ville de 300.000 habitants comme Rennes. M. Boiteux, alors président d'EDF, devait, par la suite, écrire à l'un de nous le 23 juillet 1980 :

" Les travaux de M. Caquot nous sont précieux. Permettez-moi à cette occasion de vous dire toute l'estime et la gratitude que nous éprouvons pour ce chercheur inlassable qui a participé directement et activement, pendant une longue période, à la vie d'Électricité de France. "

Le 19 octobre 1951, Albert Caquot avait fait une longue conférence à l'École nationale d'Administration, au centre des Hautes Études Administratives. Il avait choisi comme sujet " le cycle de l'eau dans la vie des nations. " Et, après avoir développé avec sa passion habituelle tous les problèmes de stockage, régulation, distribution, drainage, assainissement et irrigation dans le monde, il concluait : " Chez nous, les questions d'intérêt général sont souvent masquées. " Et il parla alors d'une dernière utilisation de l'eau, celle de l'énergie :

" Cette question de l'énergie est souvent très mal posée. Ainsi, j'ai vu en France un fonctionnaire important qui faisait une comparaison extraordinairement décevante du point de vue philosophique ; il comparait le prix de revient de l'énergie thermique à celui de l'hydraulique de la façon suivante : soit à comparer deux usines qui vont produire un certain nombre de kWh. Il dit : voilà, je fais le prix du charbon, le prix de la centrale, le prix de l'entretien, etc. ; pour l'hydraulique, je fais le prix de l'installation, celui de la main-d'œuvre, etc. et j'arrive à un certain prix du kWh. Et il arrivait à ce fait que, dans certains cas, en France, le kWh thermique pouvait lutter contre le kWh hydraulique. C'est une de ces absurdités qui ne supporte pas l'examen.

Qu 'est-ce qu 'il y a dans le prix de revient d'une énergie thermique ? Il n 'y a pas du tout la valeur du charbon. Elle est comptée pour rien. Il y a la valeur simplement de l'extraction du charbon, le paiement du mineur. Or, vous utilisez là un capital non renouvelable qui, en France, diminue rapidement. ... Et, dans un siècle, nous n'en aurons plus. Voyez vous la situation de la France ? Si nos ancêtres de la Révolution ou de la Monarchie de Juillet avaient exploité ainsi et que nous n'ayons plus un gramme de charbon ? Nous descendrions de l'échelle des nations au niveau de celles qui n 'ont pas de charbon. ... A l'heure actuelle, toutes les nations se classent exactement d'après la quantité d'énergie disponible par habitant. ... La France a, au point de vue énergétique, un capital et un revenu. Capital : 50 millions de tonnes de charbon disponibles pendant cent ans. Revenu : elle a 140 milliards de kWh disponibles dans ses montagnes et l'énergie des mers dans les marées de ses côtes. Et, à l'heure actuelle, c'est le capital qu'on utilise beaucoup plus que le revenu. "

Albert Caquot concluait :

" En résumé, nous avons des ressources considérables. Et la dernière ressource, c'est l'énergie des marées. La France, c'est le pays très favorisé du point de vue des marées utilisables ... en particulier dans la baie du Mont-Saint-Michel. ... Dans l'Atlantique, la marée due aux mouvements astronomiques du Soleil et de la Lune a une amplitude de 6 mètres. Cette amplitude serait faible pour permettre de faire une usine, mais heureusement il se produit un phénomène d'écoulement extrêmement favorable. Les côtes de la Bretagne et les côtes anglaises font un passage convergent dans lequel la marée se précipite et vient brusquement s'arrêter contre un miroir qui est le Cotentin. ... L'onde marée se réfléchit et cela aboutit à faire un peu plus que doubler sa hauteur. ... Cette onde marée peut être captée. Mais il faut que nous ayons un sol solide pour y fonder l'usine, pour ne pas dépenser une somme considérable. Or, le plateau breton s'étend sous toute la baie du Mont-Saint-Michel à une profondeur d'environ 20 m. ... Nous avons une ressource qui, en ce seul point du Mont-Saint-Michel atteint à peu près à peu près la consommation totale de la France. "

En résumé, nécessité de ne pas consommer nos ressources énergétiques non renouvelables et, pour assurer notre indépendance nationale, de recourir à des ressources naturelles renouvelables. L'énergie des fleuves appartient à cette dernière catégorie, mais elle est affectée par les longues périodes de sécheresse, alors que l'énergie des marées ne dépend que des cycles de la lune et du soleil, parfaitement réguliers : c'est, pour Albert Caquot, le type optimum de l'énergie renouvelable. " L'océan, cette force unique, inutilisée ", disait déjà Victor Hugo.

Albert Caquot arrive à la fin d'une vie d'inventeur bien remplie et, comme c'est souvent le cas, il simplifie quelquefois les données des problèmes. Un visionnaire comme Jules Verne ne débordait-il pas le domaine du possible avec son Voyage au centre de la Terre ?

Albert Caquot transpose un peu rapidement l'expérience du site particulier de la Rance et sous-estime, dans son exposé, les incidences sur l'environnement des grandes marémotrices.

La récupération de l'énergie des mers n'est pas un nouveau concept. Elle a été mise à profit dès le onzième siècle. Pour moudre le grain, les meuniers utilisaient alors des moulins à marée. De rares sites maritimes sont favorables à de grandes marémotrices. Depuis la Rance, seule en a été créée une autre, à Annapolis Royal (Canada), Nouvelle Ecosse, dans la baie de Fundy, inaugurée en 1984, mais d'une puissance de 20 MW seulement contre 240 MW pour la Rance. [On passe sous silence l'installation marémotrice de Kislaya Guba en Russie sur la mer de Barents, d'une puissance de 0.4 MW. et plusieurs sites chinois, le plus important étant celui de Jiangxia. dans la province de Zhejiang au sud de Shanghai, d'une puissance de 3.2 MW. mis en service en 1980.] Dans la baie de Fundy, avec des marées d'équinoxe de 17 m (la plus forte amplitude du monde), le potentiel récupérable est considérable, mais on peut craindre que les incidences d'une grande marémotrice sur l'environnement soient importantes. De plus, il s'agit de vérifier par des études sur modèles dans quelle mesure la marée sera modifiée par l'usine elle-même et quelle sera réellement la puissance disponible après sa construction.

Sur le globe, l'énergie des marées correspond à une puissance énorme de trois milliards de kW, mais seulement 2 % de cette puissance est récupérable. Modifier le flux des marées dans une région côtière peut avoir une large variété d'impacts sur la vie aquatique, sur les écosystèmes (sans en comprendre très bien le mécanisme), sur la pêche et sur la navigation de plaisance. Certes, la marémotrice de la Rance, outre l'énergie produite, a grandement facilité la circulation routière entre les deux rives de la Rance et n'a pas été défavorable au développement des activités nautiques ; mais les modifications du marnage des marées à l'amont ont eu pour conséquence la modification de l'écosystème; heureusement, avec le nouveau marnage dont EDF entretient la régularité, s'est développé un nouvel écosystème dont la stabilité s'affirme.

Une mentalité différente suivant les temps de crise

En 1977, EDF n'importa pas moins de 10 millions de tonnes de charbon et 12 millions de tonnes de fioul. Par ailleurs, dans une note d'information, un ancien ministre de l'Industrie et de la Recherche déclarait: "Si l'énergie nucléaire devait être produite uniquement par des centrales à eau ordinaire, les réserves d'uranium aux prix actuellement pratiqués pourraient être épuisées avant la fin du siècle. "

De nos jours, après une longue période de balance commerciale excédentaire, on vient de repasser dans le rouge avec un baril de pétrole à 35 dollars. Lorsque son prix était de 10 dollars, la marémotrice de la baie du Cotentin était qualifié d'utopie. En fait l'OPEP joue au Yo-Yo avec notre mémoire et souvent des guerres sont nécessaires pour nous rappeler à la réalité.

En 1942, le rationnement de l'énergie inspire ainsi un premier projet dans la baie du Cotentin ; bien d'autres suivent, dont la plupart prennent comme point d'appui les îles Chausey, pour les relier au plus court à la côte normande et à la côte bretonne par des digues qui encadrent un bassin de 600 km2 environ de superficie. Les usines seraient aménagées dans ces digues. EDF, pour sa part, procède à de nombreuses études qui aboutissent à deux projets dont le dernier en date est de 1958. Celui-ci comporte un bassin de 900 km2 et 35 km de digues. La puissance estimée est de 10.000 MW, quarante fois celle de la Rance. Réévaluée en francs 1974, l'estimation de la dépense était de 40 milliards de Francs.

En dépit d'études importantes, s'élevant à 80 millions de francs, qu'elle a faites notamment sur la baie, la houle, et les courants, EDF décide, en 1966, d'abandonner le projet de marémotrice du Mont-Saint-Michel : la cause de cette décision est la baisse du prix du fioul. Malgré le quadruplement du prix de celui-ci, les études n'ont pas été reprises.

A la lumière de la réalisation de l'usine marémotrice de la Rance et de la hausse du prix du fioul, ses 90 ans dépassés, Albert Caquot, pour sa part, ne songe plus qu'au projet de la baie du Mont-Saint-Michel qui le passionne et dans lequel il voit une contribution majeure à l'indépendance énergétique de la France. Ce grand projet occupa ses cinq dernières années et devint chez lui presque obsessionnel. Le patriote y voyait un sauvetage contre le carcan énergétique qui menaçait le pays.

La version finale de son projet, celle de 1976, fut présentée à l'occasion de la Journée d'Etudes sur les usines marémotrices du 4 mars 1976, en l'Hôtel des Ingénieurs Civils de France.

Ce projet comporte deux bassins : un bassin haut au sud et un bassin bas au nord, de superficies sensiblement égales, séparés par une digue est-ouest se terminant à sa jonction avec le Cotentin par un vaste terre-plein industriel, site d'un complexe nucléaire. La digue comporte des groupes bulbes de 40 MW, quatre fois plus puissants que ceux de la Rance, entraînés par l'écoulement des eaux du bassin haut vers le bassin bas. Certains d'entre eux, alimentés par l'énergie du complexe nucléaire, à certaines périodes du cycle des marées, pompent l'eau du bassin bas vers le bassin haut, afin d'augmenter l'énergie disponible en période de pointe de consommation. La digue extérieure est pourvue de vannes-clapets laissant passer l'eau à marée haute vers le bassin haut et vice versa laissant échapper l'eau du bassin bas à marée basse.

La digue en bordure du bassin haut comporte une écluse d'accès vers ce bassin qui a ainsi vocation à devenir un port en eau profonde, autour duquel se développera une activité industrielle.

La digue extérieure a 55 km de longueur ; elle suit à peu près le tracé de la côte au huitième siècle. Le terre-plein central prend naissance immédiatement au nord de la Pointe de Granville. Le bassin bas englobe les îles Chausey.

Le projet 1976 d'Albert Caquot avec ses 55 km de digue extérieure, soit 50 % de plus que les 35 km du projet EDF de 1958, et son fonctionnement à deux bassins pourrait donc permettre l'installation d'une puissance de 18.000 MW correspondant à celle permise par 6 sites nucléaires comportant chacun trois tranches de 1.000 MW [La comparaison porte sur la puissance de pointe et non sur la production]. L'enjeu est donc loin d'être négligeable.

C'était l'idée fondamentale d'Albert Caquot de combiner cette usine avec quelques unités nucléaires installées sur le terre-plein qui trouveraient dans l'eau des bassins haut et bas les sources froides dont elles manquent un peu partout. Et alors que le pompage à la Rance est limité par la surcharge apportée aux lignes d'un réseau dont les interconnexions sont moins développées qu'ailleurs, les unités nucléaires fourniraient pendant les heures creuses l'énergie de pompage du bassin bas vers le bassin haut, en donnant une production énergétique bien adaptée à la consommation et intermédiaire entre le cycle plat des usines nucléaires et le cycle lunaire.

Tout cela à quel prix ? Le coût du projet était difficile à estimer, les sous-estimations étant fréquentes en matière de travaux maritimes. Albert Caquot avait avancé le chiffre de 18 milliards pour son projet 1976. Par contre, EDF estime que son projet 1958, pourtant plus petit, ne coûterait pas moins de 40 milliards de francs 1974. J'avais fait observer à Albert Caquot que son projet était cinquante fois plus important que celui de la Rance, lequel représente 0,8 milliards, en francs 1974. Mais Albert Caquot pensait que la comparaison était mauvaise, même à titre d'ordre de grandeur, car l'usine de la Rance a été fondée au rocher et à l'abri de puissants batardeaux et de ce fait a été coûteuse. De plus, il comptait beaucoup sur le caractère répétitif et industriel du génie civil et de la chaudronnerie pour abaisser les prix. Et il avait une telle foi lorsqu'il vous exposait ses lois de dégressivité des prix en fonction de la répétition des séries fabriquées [selon lui, le prix d'une unité varie en raison inverse de la racine cinquième du nombre d'unités produites] qu'il devenait difficile de ne pas se laisser gagner par son optimisme, surtout lorsqu'il ajoutait : " J'offre en plus un site pour un complexe nucléaire, un port en eau profonde, le développement industriel de toute une région et l'épargne pour notre balance commerciale de l'achat d'une dizaine de millions de tonnes de fuel. "

Incidences écologiques

Les incidences écologiques étaient considérables. Albert Caquot ne le niait pas, mais il considérait qu'il fallait les comparer aux perturbations qu'apporteraient d'autres sources d'énergie (les gaz dégagés par les centrales thermiques). Ne vaut-il pas mieux envisager un complexe usine nucléaire - usine marémotrice, plutôt que bâtir le long des grands fleuves des chapelets d'usines nucléaires dont le débit absorbé par chacune d'entre elles (50 mètres cubes par seconde) est rejeté avec dix degrés de plus ? Il soulignait les inconvénients des autres énergies renouvelables : il faudrait des milliers d'hectares de gigantesques miroirs solaires pour remplacer sa marémotrice et encore la production serait-elle étroitement dépendante de la nébulosité. Enfin, il aimait dire que, de toute façon, les 1.500.000 mètres cubes de sédiments qui se déposent chaque année dans la baie feront perdre bientôt au Mont-Saint-Michel son caractère insulaire et le condamneront à devenir une sorte de Mont-Dol.

Albert Caquot travailla à ce projet contre vents et marées, ne recevant d'approbation que de quelques amis. A Saint-Enogat, il aimait s'en entretenir avec son Maire, Yvon Bourges, Ministre des Armées, qui, connaissant son passé, l'écoutait avec attention et respect. La presse bretonne, FR 3 Rennes et son directeur, Bernard Grivaud, firent largement écho à son projet et l'exposèrent objectivement. La télévision allemande consacra une heure d'émission le 12 janvier 1976 à " Maschine Meer. Albert Caquot 95 Jahre alt, hat das Kraftwerk Geschaffen " et cette émission trouva une résonance très grande dans les milieux allemands. Le 31 décembre 1975, le Wall Street Journal donna une très large description du projet sous le titre : " A new génération of power ? Interest grows in French plant that produces Electricity from the rise and fail of the tide. "

En France, malgré tout, la Commission Parlementaire Pintat n'en recommanda pas l'étude. EDF, malgré la solution qu'Albert Caquot avait apportée bénévolement au problème de la fermeture de la Rance, ne prodigua pas à l'auteur des encouragements enthousiastes. L'un de ses porte-parole déclarait en 1975 : " Il s'agit d'un projet tellement énorme, incertain et coûteux, sans parler du bouleversement écologique du Cotentin, qu'en l'état actuel nous ne prendrions pas l'initiative de promouvoir une telle installation. " Et à la suite d'un exposé de son projet par Mireille Chalvon dans la Revue Politique et Parlementaire de mai 1975, M. Arnault, Chef de Cabinet à la Direction de l'Équipement de l'EDF, faisait parvenir à la revue cette réponse :

" A l'EDF, on reste circonspect. Les responsables de l'Equipement ne cachent pas leur admiration pour les travaux de M. Caquot. — Il fait ses études tout seul et fait don de ses travaux et de son temps à son pays. — Pourtant, pour eux, le projet vient trop tard. "

L'opinion publique était déjà concentrée vers l'énergie nucléaire : le pari nucléaire était engagé à fond. L'hydraulique des fleuves était arrivée à une fin au sens physique du mot.

Albert Caquot, ce visionnaire, a-t-il vu trop loin et, dans une longue période de crise, reviendra-t-on vers ses études ? Notons qu'en 1980, trois ans après sa mort, EDF, à la lumière de l'expérience de la Rance, reprenait ses études de la grande marémotrice, mais encore pour conclure négativement [Banal M., Les perspectives de l'énergie marémotrice. La nouvelle Revue Maritime, nov. 1980]. L'Académie de Marine, par une motion du 24 mars 1981, puis l'Académie des Sciences, par une motion du 11 mai 1981, avaient pourtant approuvé cette remise à l'étude, l'Académie des Sciences rappelant en outre que l'auteur du projet était son illustre membre Albert Caquot et se réjouissant que la reprise de l'étude coïncide avec le lOOème anniversaire de sa naissance.

Tout le monde s'accorde à dire que le prix du kWh aux bornes du nucléaire est bien moins cher que celui de l'hydraulique sous toutes ses formes. Mais la France ira-t-elle encore beaucoup plus loin que tous les autres pays dans le pari nucléaire ?

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