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Sommaire du bulletin 35
 

La signalisation maritime en France : un projet poly-technique au début du XIXe siècle

par Vincent Guigueno (X 1988), Ecole nationale des Ponts et Chaussées

Comprendre le temps, c'est souvent chercher une origine, un lieu où l'histoire a débuté. L'histoire des phares aurait commencé avec la construction du phare d'Alexandrie par Sostrade de Cnide, sous le règne des Ptolémée, environ 300 ans avant Jésus-Christ. Mais l'histoire des phares de France n'a qu'un lointain rapport avec ce feux antique. Il n'est guère plus correct de réduire l'origine des phares modernes à l'invention des célèbres lentilles de Fresnel, ces pièces de verre conservées comme de pieuses reliques par plusieurs institutions scientifiques, l'Ecole polytechnique par exemple. On souhaite montrer que les phares construits au début du XIXe siècle et la lentille de Fresnel entretiennent des liens étroits avec une carte hydrographique de Beautemps-Beaupré, un annuaire des marées de Chazallon, un chronomètre de marine de Lenoir ou un cercle répétiteur de Borda. La construction d'un réseau de phares sur les côtes de France au début du XIXe siècle cristallise un ensemble de savoirs liés aux sciences astronomiques et géodésiques. Objets, pratiques et langage constituent une sorte de paradigme que l'article propose d'explorer. Mais il faut pour cela déconstruire le mythe entretenu depuis près de deux siècles autour de la figure tutélaire de Fresnel [voir GUIGENO, 2001].


Grande lentille à échelons de Fresnel.
Collection d'objets scientifiques de l'Ecole polytechnique

Dans bon nombre d'ouvrages consacrés à l'histoire des phares, les inventions et la figure d'Augustin Fresnel sont au commencement d'une ère nouvelle de la signalisation maritime. Les ingénieurs, premiers historiens des phares, ont eux-mêmes largement substitué la production d'objets techniques à l'origine institutionnelle de leur action : la création, au printemps 1811, d'une Commission des phares par le comte Mole, directeur général des Ponts et Chaussées. La Commission ne devint réellement active qu'après la chute de Napoléon, quand elle organisa des expériences scientifiques comparant l'efficacité de différents systèmes d'éclairage. Elle tient aujourd'hui encore des réunions régulières. Les systèmes d'éclairage installés dans les phares - lentilles de Fresnel, lampes à huile, machine de rotation - apparaissent comme les moyens que la Commission s'est donnés pour remplir un programme de signalisation maritime. En mettant en avant un seul homme, on oublie le travail collectif qui a commandé la première distribution raisonnée de phares sur les côtes de France. Il convient de corriger cette vision par trop héroïque de la Science : au commencement était la Commission des phares, c'est à dire une instance de délibération scientifique et politique.

Cette Commission était composée de neuf membres : trois savants de l'Académie des Sciences, trois inspecteurs des Ponts et Chaussées, trois officiers supérieurs de la marine militaire. La politique de signalisation des côtes de France naît donc sans surprise du concubinage entre la science, la technique et l'État sous l'Empire [Voir DHOMBRES J et N., 1989 et FOX, 1980]. Sa composition évolua au fil du temps. Le nombre de savants diminua, tandis que les représentants de services techniques de la Marine - les hydrographes, les ingénieurs des travaux hydrauliques, le génie maritime - furent plus nombreux. En 1929, après plus d'un siècle de fonctionnement, elle accueillit un officier de pont de la marine de commerce, désigné par le Comité des Armateurs, ainsi qu'un représentant du ministère de l'Air, puisque la navigation aérienne s'appuyait à l'époque sur les phares côtiers. On pourrait, à la suite de Jean-Christophe Fichou, affiner l'analyse sociographique de la Commission. Etait-elle un repère de polytechniciens ? C'est une évidence [Voir FICHOU, 1999]. L'efficacité de la Commission peut s'interpréter non seulement par cette identité partagée, mais également, en tout cas au début de ses délibérations, par une vision commune de la façon dont les savoirs scientifiques, encyclopédiques, devaient être reversés au service du marin, une vision polytechnique de la mer et des sciences dont le premier réseau de phares serait un fossile.

En 1817, les hydrographes prirent place auprès des marins à la Commission des phares. Chargé de lever et de dessiner les cartes marines, l'hydrographe est une sorte d'hybride de l'astronome, du marin et de l'ingénieur [Lire CHAPUIS, 2000]. On connaît l'importance pour la cartographie marine du périple de La Recherche, un navire commandé par le contre-amiral d'Entrecasteaux, lancé en 1791 sur les traces de Lapérouse [Sur les enjeux scientifiques de ce voyage, lire RICHARD, 1986]. Paul-Édouard de Rossel, ainsi qu'un jeune hydrographe, Charles-François Beautemps-Beaupré étaient à bord. Ce voyage marque symboliquement le début de la conversion des savoirs accumulés pendant les voyages encyclopédiques en une production massive de cartes marines, le Pilote Français, un immense projet dont Beautemps-Beaupré assura la direction entre 1822 et 1843. Les papiers de Rossel montrent l'importance de ce personnage dans la définition et la conduite de la politique de signalisation décidée par la Commission en 1825.

Le document le plus important produit par la Commission des phares est un Rapport contenant l'exposition du système adopté (...) pour éclairer les côtes de France, rendu public en 1825. La Commission se réunissait périodiquement pour en apprécier les progrès, puis pour l'amender, l'améliorer, le compléter. Le rapport était accompagné d'une carte sur laquelle sont reportés les emplacements de 49 phares, répartis sur toutes les côtes de France. Le mot-clef dans le titre de ce rapport est bien sûr le mot « système », puisqu'il signifie qu'un groupe d'hommes, rassemblés dans une Commission ad hoc, se pensait pleinement légitime pour arraisonner, au nom des sciences et de l'État, la frontière maritime du pays. La Commission voulait construire de façon volontaire un réseau dont la logique s'imposerait à toutes les côtes de France, presque indépendamment de leur configuration propre ou des routes commerciales déjà connues. Toutes les portions du littoral seraient ainsi équipées par l'État d'une manière égale. C'est ce geste audacieux qui fonde la singularité française dans l'histoire de la signalisation maritime. Le choix des emplacements n'était donc pas lié à des événements dramatiques passés, par exemple une série de naufrages, comme cela était le cas pour les phares britanniques, Edystone ou Bell Rock par exemple.

Le système de la Commission des phares s'appuyait sur des programmes scientifiques de mesure de la Terre : les opérations géodésiques, la production de cartes terrestres et marines. Cette relation intime entre les cartes et les phares est une clef pour interpréter la répartition des phares sur les côtes de France au début du XIXe siècle. François Arago raconte ainsi dans le Journal de sa vie les nuits passées à rétablir des signaux géodésiques enlevés par le vent et à scruter l'obscurité à la lunette pour voir enfin apparaître la lueur du réverbère de signal de Campvey, situé à 150 kilomètres. Mais cette lumière du signal de Campvey apparaissait rarement, et Arago resta six mois au Desierto de las Palmas, sans l'apercevoir.

« On concevra facilement quel ennui devait éprouver un astronome actif et jeune, confiné sur un pic élevé, n'ayant pour promenade qu'un espace d'une vingtaine de mètres carrés, et pour distraction que la conversation de deux chartreux dont le couvent était situé au pied de la montagne, et qui venaient en cachette enfreindre la règle de leur ordre ». [ARAGO, 1985. p. 70].

Dans sa biographie de l'astronome, Maurice Daumas précise que chaque soir, « (il) allumait son réverbère, guettait le clignotement des phares qui répondraient au sien, observait la Polaire, notait les chiffres » [DAUMAS, 1987, p. 44]. L'emploi du mot phare est un peu anachronique, mais il y a bien un lien entre ces travaux scientifiques et l'éclairage des phares. Augustin Fresnel souligne d'ailleurs dans son Mémoire sur un nouveau système d'éclairage des phares le succès des grandes lentilles, employées « comme signaux, par MM. Arago et Mathieu, dans les opérations géodésiques qu'ils ont faites, vers la fin de l'automne dernier, sur les côtes de France et d'Angleterre. Une de ces lentilles, éclairée par un bec quadruple et placée à 50 miles anglais de l'observateur, était vue aisément avec une lunette, une heure avant le coucher du soleil, et à l'œil nu, une heure après » . [Point 41 du « Mémoire sur un nouveau système d'éclairage des phares, lu à l'Académie des Sciences le 29 juillet 1822 », FRESNEL, 1870, p. 97-126.]

Les appareils de Fresnel produisaient une lumière dont la période et le mode d'apparition ne sont plus visibles sur la côte depuis la fin du XIXe siècle : les feux étaient fixes, ou bien se déplaçaient lentement sur des roulements à galets, comme les coupoles des observatoires astronomiques. La lumière paraissait, puis disparaissait, lentement, en répétant un phénomène céleste, l'éclipsé. Est-il besoin de souligner que, depuis les écrits de Newton jusqu'au texte fondamental de Laplace, La Mécanique céleste, l'observation des mouvements des planètes, des étoiles et des comètes est la source dont s'inspirent les savants pour imaginer des modèles de compréhension du monde physique ? Ce paradigme scientifique influence l'ensemble des expériences de signalisation maritime du début du XIXe siècle, qu'elles recourent aux techniques de la lentille ou du réflecteur.

La description des phares de France comme un système céleste maîtrisé est également prégnante dans l'emploi de la notion d'ordre pour les classer, une notion inconnue dans les pays anglo-saxons à la même époque. Il s'agit d'un emprunt au classement des étoiles par l'astronome selon leur magnitude. En 1825, il y avait trois ordres et des feux de port de moindre importance. Le classement d'un feu dans tel ou tel ordre, qui indiquait sa fonction dans le réseau et la portée de son feu, déterminait complètement l'appareil lenticulaire. Le système établissait des correspondances homothétiques entre les caractéristiques techniques des objets - distance focale, puissance de la source lumineuse, nombre de mèches concentriques de la lampe - et la place du feu dans l'ordre des phares. Ainsi, les feux de premier ordre possédaient quatre mèches, ceux des second et troisième ordre, respectivement trois et deux mèches.

Le travail d'Augustin Fresnel au service des phares doit être replacé dans ce contexte. Que racontent ses Mémoires? Fresnel coordonna un processus d'innovation dans lequel la fameuse lentille n'est pas le point de départ mais, comme l'ampoule de Thomas Edison dans les réseaux électriques, une pièce dans une puzzle d'objets et de savoirs qui ont rendu possible la construction de l'appareil [Voir HUGUES, 1983]. Ce processus était d'ailleurs inachevé à sa mort et son frère le poursuivit pendant quinze ans. S'il faut attribuer à Fresnel des mérites, ce n'est peut-être pas tant la réalisation de grandes lentilles à échelon qu'il faudrait mettre en avant, que son obstination à faire réaliser un appareil dont chaque élément - les lentilles, la lampe et le système de rotation - appartenait à des domaines de compétences jusqu'alors disjoints, obstination qui le conduit sur la côte pour surveiller l'installation de l'appareil de Cordouan.

L'histoire de la Commission des phares fondée sous l'Empire, montre que la construction d'une frontière maritime ne s'appuie pas sur une géniale invention - la lentille de Fresnel - mais sur une langue céleste parlée par les savants, les ingénieurs et les marins. Michelet écrivait : « Pour le marin qui se dirige d'après les constellations ce fut comme un ciel de plus (que la France) fit descendre. Elle créa à la fois planètes, étoiles fixes et satellites, mit dans ces astres inventés les nuances et les caractères différents de ceux de là-haut » [MICHELET, 1983, p. 101]. La Commission a pensé la frontière maritime nationale comme un système céleste en rabattant sur la mer, les objets, les mots et les pratiques de l'astronomie et de la géodésie. Ce paradigme des « phares-étoiles » sera le socle qui déterminera pendant soixante ans la politique française de signalisation maritime.


Phare de la Pointe Saint-Mathieu

REFERENCES

ARAGO François (1985), Histoire de ma jeunesse, Paris, Christian Bourgois.

CHAPUIS Olivier (2000), À la mer comme au ciel. Beautemps-Beaupré et la naissance de l'hydrographie moderne, Presses Universitaires de la Sorbonne.

COASE R.H. (1990), « The Lighthouse in économies », The Firm, the Market and the Law, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1990, p. 187-213 (lère édition, 1988). Traduction française in Réseaux n° 54, Juillet-août 1992 .

DAUMAS Maurice (1987), Arago. La jeunesse de la Science, Paris, Belin.

DHOMBRES Jean et Nicole (1989), Naissance d'un nouveau pouvoir : sciences et savants en France (1793-1824), Paris, Payot.

FICHOU Jean-Christophe (1999), in Gérard Le Bouëdec (dir.), Pouvoirs et Littoraux, Rennes, Presses Universitaires de Rennes.

FOX Robert et Georges WEISZ (dir.) (1980), The Organisation of Science and Technology in France 1808-1914, Cambridge, The Cambridge University Press et Paris, éditions de la MSH.

FRESNEL Augustin (1870), Œuvres complètes, t. III, Paris, Imprimerie impériale.

GUIGUENO Vincent (2001), Au service des phares. La signalisation maritime en France, XIX-XXesiècles, Rennes, Presses Universitaires de Rennes. Voir aussi du même auteur : Des phares-etoiles aux feux-eclairs : Les paradigmes de la signalisation maritime française au XIXe siècle

HUGHES Thomas P. (1983), Networks ofpower, Baltimore and London, The Johns Hopkins University Press.

MICHELET Jules (1983), La Mer, Paris, Gallimard (lère édition, 1861).

RICHARD Hélène (1986), Le voyage de d'Entrecasteaux à la recherche de Lapérouse, Paris, Editions du comité des travaux historiques et scientifiques.