La SABIX
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Sommaire du bulletin 35
 

Un amiral-ministre polytechnicien, Rigault de Genouilly

par Etienne Taillemite

Le XIXème siècle fut, pour les marins européens, une période doublement passionnante. Elle vit en effet les conditions de la navigation se transformer du tout au tout à la suite d'un progrès technique d'une ampleur inconnue depuis l'Antiquité. Pour la première fois dans l'histoire des hommes, ceux-ci se trouvaient affranchis, pour traverser les mers, de la tyrannie et des caprices des vents qui interdisaient jusqu'alors d'appareiller à volonté et rendaient les voyages aléatoires quant à leur durée et quelquefois quant à leur issue. La propulsion mécanique des navires entama alors un processus de perfectionnement qui ne devait plus s'arrêter et réduirait de manière considérable la durée des traversées, et donc les risques sanitaires provoqués par d'interminables séjours à la mer. La construction métallique des coques permit d'accroître dans une large mesure les dimensions de celles-ci, ce qui était impossible avec la construction en bois. Les innombrables perfectionnements apportés aux différents appareils indispensables à la conduite et au fonctionnement général du navire et à la vie des équipages rendirent la navigation moins dangereuse. Enfin, dans la marine de guerre, toutes ces inventions nouvelles, blindage des coques provoquant l'apparition des premiers cuirassés, apparition de l'artillerie rayée à la portée sans cesse croissante, développement progressif d'armes inconnues jusqu'alors comme les mines et les torpilles, modifiaient dans de vastes proportions les conditions du combat sur mer. La propulsion à vapeur accroissait considérablement la capacité des flottes à intervenir au loin dans les régions les plus diverses et rendait possible des opérations inconcevables au temps de la voile. Ce fut le cas, par exemple, de la guerre de Crimée, premier conflit moderne au cours duquel la vapeur permit le transport de plusieurs dizaines de milliers d'hommes.

Conséquence de toutes ces innovations pour lesquelles l'Europe prit une avance considérable sur les autres continents, l'Amérique du Nord exceptée, les Européens, poursuivant et amplifiant le mouvement commencé au XVIIIème siècle entamèrent à travers le monde une ère d'expansion politique et commerciale qui allait leur permettre d'exercer leur domination pendant plus d'un siècle. Ce mouvement entraîna évidemment un développement considérable de l'activité des flottes et offrit aux officiers qui servirent pendant cette période des occasions multiples de campagnes lointaines passionnantes sans aucun doute, mais aussi terriblement éprouvantes tant au physique qu'au moral.

Parmi les hommes qui vécurent cet immense bouleversement et y jouèrent un rôle important figure dans les tout premiers rangs un rochefortais : Charles Rigault de Genouilly qui parcourut une carrière exceptionnelle par sa variété. Grâce à ses talents de combattant, de technicien et d'administrateur, il réussit à atteindre le sommet de la hiérarchie et à assumer le maximum de responsabilités.

Premières armes

Le futur amiral et ministre de la Marine était né à Rochefort le 12 avril 1807 - dans une maison qui existe toujours, rue de la République, sur laquelle une plaque rappelle son souvenir. Son père, ingénieur du génie maritime servait alors à l'arsenal [Jean-Charles Rigault (1777-1857 ; X 1795) avait participé à l'Expédition d'Egypte ; n'étant pas de famille noble, il avait emprunté la particule de noblesse à son épouse !]. Par sa mère [Adélaïde Caroline Mithon de Genouilly, fille de Charles Gabriel Mithon et adoptée par Claude Mithon de Genouilly], il était le petit-neveu du chef d'escadre Claude Mithon de Genouilly qui avait longuement participé à la guerre d'Amérique en commandant plusieurs vaisseaux dans l'escadre du comte de Grasse. Suivant l'exemple paternel, il entra en novembre 1825 à l'Ecole Polytechnique et opta à sa sortie pour la Marine. Depuis 1822 en effet, il avait été décidé que, chaque année, un certain nombre de jeunes polytechniciens seraient admis dans le corps des officiers de vaisseau. Nommé aspirant de 1ere classe en novembre 1827, Rigault de Genouilly fit sa première campagne au levant sur la frégate la Fleur de Lys commandée par le futur amiral Lalande. Il participa à l'expédition de Morée au cours de laquelle la marine apporta aux troupes du Général Maison un appui décisif en suppléant par ses canons aux insuffisances fréquentes de l'artillerie terrestre. Il fallait aussi lutter contre la piraterie qui, à la faveur de la guerre de l'indépendance hellénique, avait pris dans les eaux de l'Archipel grec des proportions inquiétantes et c'est à cette mission que fut affectée la frégate la Résolue sur laquelle le jeune aspirant embarqua à la fin de 1828.

Promu enseigne de vaisseau en février 1830, Rigault de Genouilly passa aussitôt sur le vaisseau le Breslaw avec lequel il participa, dans l'escadre commandée par l'amiral Duperré, au débarquement de Sidi-Ferruch et à la prise d'Alger. Après un bref passage sur le vaisseau l'Algésiras, il fut transféré au début de 1831 sur le Suffren dans l'escadre de Brest, ce qui lui donna l'occasion d'assister à une opération réputée impossible et qui réussit cependant, le forcement par une escadre de l'embouchure fortifiée d'un fleuve. Depuis la révolution de 1830 les relations franco-portugaises étaient devenues tendues et le gouvernement de Lisbonne faisait preuve à l'égard de la France et des négociants français d'une mauvaise volonté qui ne cessait de créer des incidents. Le gouvernement de Louis Philippe, pourtant porté au pacifisme, décida néanmoins de réagir et dépêcha devant Lisbonne l'escadre de Brest aux ordres de l'amiral Roussin. Celui-ci mena l'affaire rondement. Le 14 juillet 1831, après avoir sommé sans succès les autorités portugaises de satisfaire les réclamations françaises, il forma son escadre en ligne de file, entra dans le Tage, réduisit au silence les forts de Belem et mouilla devant Lisbonne après avoir bousculé des défenses réputées infranchissables. Ce coup d'audace brillamment exécuté produisit immédiatement l'effet diplomatique recherché et le jeune enseigne recueillit sans aucun doute au cours de cette journée des enseignements dont il saura se souvenir au cours de sa carrière.

Toujours sur le Suffren, il va participer à une autre opération dans un secteur tout différent : l'Adriatique. A la suite d'une insurrection survenue dans la province alors pontificale de Romagne, des troupes autrichiennes avaient pénétré dans les Etats du pape pour y rétablir l'ordre. Le gouvernement français ne souhaitait pas laisser le champ libre à l'Empereur d'Autriche dans cette région et envoya une division navale en Adriatique. Le 22 février 1832, le Suffren accompagné des frégates l'Artémise et la Victoire mouillait devant Ancône. Interprétant assez librement les instructions prudentes qui lui avaient été remises, le capitaine de vaisseau Gallois décida de mettre aussitôt à terre ses compagnies de débarquement. L'opération, conduite par le lieutenant de vaisseau et futur amiral Charner, réussit et, le premier, l'enseigne Rigault de Genouilly escaladait les remparts et entrait dans la ville qui capitula aussitôt. Une convention, signée le 16 avril, régularisa une occupation française qui se prolongea jusqu'en octobre 1839.

A son retour en France, Rigault de Genouilly passa sur la frégate la Médée intégrée dans l'escadre de l'amiral Ducrest de Villeneuve, laquelle pendant toute l'année 1833, assurera le blocus des côtes flamandes lors du conflit provoqué par la proclamation de l'indépendance de la Belgique.

Promu lieutenant de vaisseau en juillet 1834, Rigault de Genouilly va passer plusieurs années sur des vaisseaux en escadre dite d'évolutions en Méditerranée. Le gouvernement de Louis Philippe commençait alors à prendre conscience de la nécessité de disposer de forces navales disponibles en permanence, maintenues à un haut degré d'entraînement et donc parées à toute éventualité. L'amiral de Rigny, qui avait été très gêné, lors de la guerre de l'indépendance hellénique par la maigreur des moyens mis à sa disposition, devenu ministre de la Marine en 1831, se préoccupa de remédier à cette situation en multipliant les armements destinés à entraîner officiers et équipages. Officier de manœuvre sur le Duquesne en 1834, sur le Suffren en 1836, sur l'Hercule en 1838, Rigault de Genouilly acquit alors une solide réputation d'excellent manœuvrier habile et audacieux. En 1839, il reçut son premier commandement, celui du brick-aviso la Surprise à la station des Côtes d'Espagne, ce qui lui donna l'occasion de se distinguer le 22 décembre 1840 lors d'un ouragan qui ravagea la région de Barcelone.

En juillet 1841, à trente quatre ans, avancement exceptionnel à cette époque, Rigault de Genouilly était promu capitaine de frégate, le grade de capitaine de corvette n'existant pas alors. Il fut affecté au dépôt des cartes et plans, ancêtre du service hydrographique, pour y travailler à la traduction d'un Routier des Antilles qui sera publié en 1843.


La frégate la Gloire et la corvette La Victorieuse attaquent la flotte annamite devant Tourane, le 15 avril 1847. D'après l'Illustration, 1847.

Première campagne en Extrême Orient

En janvier de cette année, Rigault de Genouilly reçut le commandement de la corvette la Victorieuse avec laquelle il va effectuer sa première campagne dans les mers lointaines, en Extrême Orient, campagne qui va se prolonger pendant quatre ans. Partie de Brest le 12 décembre 1843, la Victorieuse fit escale à Ténériffe, arriva à la Réunion en avril 1844, à Singapour en juillet pour être envoyée en reconnaissance hydrographique dans l'archipel de Soulou. Ces îles, proches de Mindanao, au sud des Philippines, étaient habitées par des Malais dont la piraterie et le commerce des esclaves constituaient l'industrie principale. Pendant que la Victorieuse accomplissait dans ces eaux sa mission scientifique, un officier et un matelot de la corvette la Sabine furent assassinés. Ce n'était pas alors le genre d'incident qui laissait les Européens sans réaction et la Victorieuse participa au blocus de l'île de Basilan où se trouvaient les coupables.

Pendant les années 1845 et 1846, la corvette poursuivit ses missions à la fois scientifiques et diplomatiques dans les eaux comprises entre Singapour, les Indes néerlandaises, les Philippines et Macao.

En 1847, une tension dans les relations entre la France et l'empire d'Annam consécutive à des persécutions contre les chrétiens provoqua une brève intervention militaire. Le 15 avril, la frégate la Gloire, commandée par le capitaine de vaisseau Lapierre, accompagnée de la Victorieuse, arrivait devant Tourane et les deux bâtiments, par la précision de leur feu, détruisirent toute la flotte vietnamienne constituée de six corvettes. Mais ces démonstrations ne présentaient aucun résultat durable et se révélaient le plus souvent plus néfastes qu'utiles en provoquant de nouvelles violences.

En juillet 1847, toujours en accompagnement de la Gloire, la Victorieuse appareillait de Canton vers le Nord pour aller visiter les côtes de Chine septentrionale et de Corée encore très mal connues. Les cartes étaient de si mauvaise qualité que, le 10 août, les deux bâtiments s'échouaient sur une île de la côte Ouest de Corée. Toute remise à flot se révéla impossible mais les équipages, heureusement indemnes, campèrent sur l'île où ils furent ravitaillés par les habitants avant d'être rapatriés en Europe par deux navires anglais.


La Gloire et la Corée echouées au large de la côte de Corée
L'Illustation, 1847. Archives de l'Ecole polytechnique.

La guerre de Crimée

Acquitté par le conseil de guerre de Brest le 14 juin 1848, Rigault de Genouilly fut aussitôt promu capitaine de vaisseau. Il va alors se familiariser avec les bureaux parisiens. Chef de cabinet de l'amiral Casy, Ministre de la Marine en 1849, membre de plusieurs commissions administratives, il reprit la mer à la fin de 1849 en recevant le commandement de la frégate à roues le Vauban affectée à la station du Levant puis des côtes d'Italie. Il s'adapta vite aux techniques de la vapeur puisqu'en 1851 on lui confiait une unité beaucoup plus importante, le vaisseau mixte Charlemagne, premier de son type qui allait servir de modèle pour la modernisation des grandes unités à voiles. Le bâtiment avait été largement refondu et l'on avait gagné assez de place pour loger une machine de 500 CV. Après des essais satisfaisants, une campagne au Levant et à Constantinople permit de constater le succès de l'opération, ce qui valut au commandant un témoignage de satisfaction et sa nomination, en novembre 1852, au Conseil des Travaux. Cette haute instance de la Marine était chargée, comme son nom l'indique, d'examiner et d'émettre des avis sur les travaux en tous genres intéressant la Marine. Son rôle était donc essentiel et la nomination à ce Conseil la quasi-promesse d'atteindre le sommet de la hiérarchie.


Le Charlemagne, vaisseau de 66 canons, lancé à Toulon le 18 janvier 1851, muni d'une machine à vapeur de 500 cv. Archives Musée national de la Marine

Les affaires d'Orient allaient donner à Rigault de Genouilly de nouvelles occasions de se distinguer. Napoléon III, qui avait pourtant proclamé « l'Empire c'est la paix », se décida à intervenir aux côtés de l'Angleterre qui s'inquiétait fort des visées russes sur Constantinople et les Détroits. Rigault de Genouilly venait de prendre le commandement de la Ville de Paris comme capitaine de pavillon de l'amiral Hamelin, commandant en chef de l'escadre de Méditerranée lorsque, le 23 septembre 1853, celle-ci entra dans les Dardanelles pour protéger la capitale turque contre une éventuelle attaque russe. Le 3 janvier 1854, la flotte alliée pénétrait en mer noire. Devant le refus du tsar d'évacuer les principautés danubiennes, la France et l'Angleterre déclaraient la guerre à la Russie le 27 mars. Le 22 avril, la flotte bombardait Odessa et, le 28, défilait devant Sébastopol. La guerre se transportait en Crimée. Le 13 septembre, une flotte imposante comprenant 15 vaisseaux, 25 bâtiments à vapeur (11 frégates et 14 corvettes), 3 frégates à voiles et 52 transports, débarquait avec une célérité et un ordre parfait sur les plages d'Eupatoria, 28000 hommes, 1400 chevaux et 68 canons. Il est vrai que les Russes commirent l'énorme erreur de ne rien faire pour troubler les opérations et chacun sait depuis Arromanches combien il est difficile de rejeter à la mer une troupe qui a réussi à débarquer avec l'appui d'une flotte. Si la victoire de l'Alma confirma le succès initial, elle ne régla rien de manière décisive et il fallut entreprendre le siège de Sébastopol puissamment défendue. On s'aperçut alors que l'artillerie de l'armée de terre se trouvait très insuffisante et, comme d'habitude on fit appel aux gros canons de la Marine qui débarqua une cinquantaine de pièces lourdes, 500 canonniers et autant de fusiliers dont le commandement fut confié à Rigault de Genouilly. Très brillamment secondé par le capitaine de frégate et futur amiral Penhoat, il dirigea magistralement ses canonniers lors des grands bombardements des 17 octobre et jours suivants, et pendant toute la durée du siège. Après la prise du fort Malakoff, le 8 septembre 1855, le maréchal Pelissier consacra un ordre du jour spécial au rôle des marins. Rigault de Genouilly avait été promu contre-amiral en décembre 1854, à 47 ans c'était encore une fois un avancement exceptionnel. A son retour en France, à la fin de 1855, il recevait la plaque de grand officier de la Légion d'honneur et entrait au Conseil d'Amirauté.


Reconnaissance de la ville d'Eupatoria par un navire français en septembre 1854
L'Illustation, 1854. D'après an croquis de M. Dulong.

Cet ancêtre de notre Conseil supérieur de la Marine réunissait la fine fleur des officiers généraux et émettait des avis sur toutes les questions importantes concernant l'administration et l'organisation des forces navales. Il gérait, de plus, les tableaux d'avancement des officiers jusqu'au grade de capitaine de frégate. Rigault de Genouilly siégea peu de temps dans cette haute instance puisqu'en novembre 1856, il recevait le commandement de la division navale dite alors de la Réunion et de l'Indochine, avec pavillon sur la frégate la Némésis.

Opérations contre la Chine

Une tension assez vive régnait alors entre l'Angleterre et la Chine et des incidents étaient survenus à Canton. Bien que les intérêts français fussent assez minces, Napoléon III décida d'intervenir de concert avec l'escadre anglaise de l'amiral Seymour, à la fois pour protéger les missionnaires et pour tenter de développer le commerce français en Chine du sud. Rigault de Genouilly prit, le 15 juillet 1857 le commandement de la division française qui comprenait deux frégates, trois corvettes, un aviso, quatre canonnières et deux transports avec à bord deux compagnies d'infanterie de marine. Après l'échec des négociations l'escadre franco-anglaise entreprit le blocus de Canton. Le 27 décembre, la ville était bombardée, le 28, Rigault de Genouilly conduisit en personne les opérations de débarquement et le 5 janvier 1858, toute résistance avait cessé. Avec un corps de débarquement comprenant 5600 hommes dont 950 français, les franco-anglais s'étaient assuré la maîtrise d'une ville d'un million d'habitants qui allait être administrée par une commission mixte franco-anglaise.

De nouvelles propositions de négociations étant restées sans suite, les alliés décidèrent de remonter vers le Nord pour attaquer la région de Peï-Ho et de Tien-Tsin pour tenter de faire pression sur le gouvernement chinois. Celui-ci refusant tout contact et un ultimatum étant resté sans réponse, les canonnières partirent à l'assaut des forts défendant l'embouchure du Peï-Ho et les réduisirent rapidement au silence. Le 20 mai le débarquement réussit sans difficulté majeure et les forces alliées entreprirent de remonter le fleuve, que l'ingénieur hydrographe Ploix sondait et relevait sous le feu des chinois. Le 26 mai, elles étaient parvenues devant Tien-Tsin. Les négociations reprirent alors et aboutirent le 27 juin à la signature d'un traité de paix qui ouvrait au commerce européen six nouveaux ports chinois. Le 9 août, Rigault de Genouilly était promu vice-amiral et nommé commandant en chef du corps expéditionnaire dans les mers de Chine. Les affaires de Chine étant réglées, très provisoirement, mais la seconde campagne de 1860 allait être conduite par l'amiral Charner, Rigault de Genouilly put exécuter les ordres qui lui prescrivaient de se porter sur les côtes d'Annam.

La conquête de Saigon.

Nous avons vu les Français intervenir à Tourane en 1847 mais cette brève action n'avait nullement mis fin aux persécutions dont les missionnaires étaient l'objet. Certains d'entre eux avaient entrepris de convaincre Napoléon III qu'une installation en Annam serait facile car les Français y seraient accueillis en libérateurs. Le vicaire apostolique, Monseigneur Pellerin, promettait un concours actif des populations chrétiennes. L'assassinat d'un évêque espagnol, Monseigneur Diaz, le 20 juillet 1857, servit de prétexte à l'intervention pour laquelle le gouvernement espagnol promit sa participation. Sur le conseil de Rigault de Genouilly, le ministre, l'amiral Hamelin, lui prescrivit à la fin de 1857 de s'emparer de Tourane et de s'y établir solidement. Dès la fin des opérations de Chine, Rigault de Genouilly entreprit donc cette nouvelle campagne. Le 31 août 1858, il arrivait devant Tourane avec la Némésis, deux corvettes à vapeur, cinq canonnières, et cinq transports contenant deux bataillons d'infanterie de marine, une batterie d'artillerie et un détachement du génie. Le concours espagnol se limita à un aviso à vapeur et un bataillon de 800 Philippins.

Le 1er septembre 1858 un bombardement réduisait les forts de Tourane au silence. Le débarquement des troupes s'opéra sans grande résistance et celles-ci commencèrent à s'installer en construisant des baraquements et des magasins mais l'amiral constata vite que ses moyens étaient très insuffisants et que Paris l'avait engagé imprudemment dans une opération sans en mesurer les risques et les conséquences. Le 29 janvier 1859, il écrivait au ministre : « le Gouvernement a été trompé sur la nature de cette entreprise en Cochinchine, elle lui a été présentée comme très modeste, elle n'a point ce caractère. On lui a annoncé des ressources qui n'existent pas, des dispositions chez les habitants qui sont tout autres que celles prédites, un pouvoir énervé et affaibli chez les mandarins, ce pouvoir est fort et vigoureux, l'absence de troupes et d'armée, l'armée régulière est très nombreuse et la milice comprend tous les hommes valides de la population. On a vanté la salubrité du climat, le climat est insalubre ». Bien qu'il se dise dans une lettre particulière, physiquement et moralement épuisé, Rigault de Genouilly n'était pas homme à céder au découragement. Placé par le manque de moyens dans l'impossibilité d'attaquer Hué, capitale de l'Empire, il décida d'opérer sur un autre terrain et hésita entre le Tonkin et la région de Saigon, les deux greniers à riz de l'Empire. Finalement il opta pour Saigon, d'un accès plus facile.

Le 4 février 1859, une division constituée de deux corvettes à vapeur, trois canonnières , un aviso espagnol et de trois transports quitta Tourane sous les ordres de l'amiral pour arriver le 7 au Cap Saint-Jacques qui fut occupé le lendemain sans résistance. Les Français ne disposaient bien entendu d'aucun renseignement sur l'hydrographie du delta et ne possédaient qu'une carte sommaire datant de 1791. Le 9 février, Rigault de Genouilly fit effectuer une reconnaissance par la canonnière la Dragonne et, le 10, décida d'entrer dans la rivière. Après avoir détruit au passage quelques batteries improvisées et quelques estacades de bambous, la petite flotte arriva devant Saigon le 16, assaillie par les tirs des deux grands forts situés sur chaque rive, qui furent rapidement neutralisés. Les Français ignoraient tout de l'état de la ville, de ses défenses et personne ne put ou ne voulut les renseigner, pas même les missionnaires qui semblaient d'ailleurs moins persécutés qu'on ne le prétendait car les ordres de l'Empereur n'étaient pas toujours exécutés avec rigueur. Le vicaire apostolique Monseigneur Lefèvre, « possédait, à deux pas de la ville, une très jolie habitation entourée d'une école de petits enfants chrétiens et d'un couvent de religieuses annamites » [Benoist de La Grandière (Docteur Auguste), Souvenirs de campagne : 1858-186 ? les ports d'Extrême-Orient. Paris 1869, réédition 1994, p.62. Le docteur de La Grandière médecin du transport la Saône qui a participé à toutes ces opérations, était un ancien de l'école de médecine de Rochefort]. Les arrivants constatèrent que Saigon était une place forte avec une magnifique citadelle bien armée de nombreux canons servis par une garnison bien approvisionnée.

Rigault de Genouilly ne se laissa pas impressionner. Le 17 février, il déclenchait le bombardement par les canons de la flotte. Au bout d'une heure, la défense faiblit et les troupes mises à terre donnèrent l'assaut. A 10 heures du matin, la citadelle était neutralisée et on y trouvait 5 à 6000 fusils de fabrication française, une centaine de canons de bronze, des munitions et des vivres en abondance.

Faute d'effectifs, il était impossible de conserver cette citadelle que le Génie fit sauter après en avoir évacué tout ce qui pouvait être utile. Saigon était déjà une grande ville d'environ cent mille habitants, riche et très commerçante grâce à son importante colonie chinoise comptant 12 à 15000 personnes. Toute la région était bien cultivée et grosse productrice de riz. Comme on pouvait le prévoir, une grande partie de la population s'était enfuie. Rigault de Genouilly tenta de la rassurer par une proclamation dans laquelle il promettait le respect des personnes et des biens et invitait les habitants à venir vendre leurs produits. Le marché fut vite approvisionné.

Malgré ces tentatives de cohabitation, le 18 février, un immense incendie éclata qui se prolongea pendant plusieurs jours et détruisit toute la ville à l'exception du quartier chinois. Il s'agissait à l'évidence d'un incendie volontaire, soigneusement organisé. Dans les jours qui suivirent, Rigault de Genouilly fit commencer les travaux d'hydrographie du fleuve et d'exploration des environs de la ville. Le 7 mars, la citadelle fut détruite et peu à peu une garnison aux ordres du capitaine de frégate Jauréguiberry s'installait, protégée par une petite division comprenant la corvette Primauguet, 2 canonnières, un transport et un aviso espagnol. Le 27 avril 1859, Rigault de Genouilly quittait Saigon pour remonter à Tourane. Ainsi, en un temps très court, une petite armée de 1200 hommes appuyée par quelques navires s'était emparée de Saigon qui passait pour inexpugnable. L'opération avait été menée par l'amiral avec une audace et une maîtrise remarquables et les efforts que poursuivirent les Annamites pour décourager les Français n'eurent aucun succès. La garnison pourtant bien réduite, tint bon jusqu'à l'arrivée, en janvier 1861, de l'amiral Charner qui venait avec des moyens plus importants.

En quelques semaines Rigault de Genouilly venait de jeter les bases d'une présence française qui allait se prolonger pendant près d'un siècle et marquer profondément les deux pays. Mais la question des relations avec l'Empire d'Annam ne se trouvait pas réglée pour autant.

A Tourane, où il arriva au début de mai 1859, l'amiral trouvait une situation précaire. Les Annamites ne s'étaient nullement découragés à la suite de leurs premiers échecs et les fortifications détruites avaient été reconstituées avec des batteries armées de canons de bronze et de pierriers. Le 8 mai, Rigault de Genouilly, commandant lui-même une des colonnes d'assaut entreprit d'attaquer ces nouvelles lignes de défense. Menée avec vigueur, l'opération vint à bout de la résistance courageuse des Annamites qui durent se replier et abandonner leurs positions. Les maladies sévissaient dans le corps expéditionnaire : choléra, dysenterie, fièvres pernicieuses, le petit hôpital de campagne ne pouvait suffire et il fallait évacuer les malades sur Macao. On était alors en pleine guerre d'Italie et les combattants d'Extrême-Orient se sentaient abandonnés. Le docteur de La Grandière témoigne : « jetés en enfants perdus au nombre de deux ou trois mille aux limites de l'Extrême-Orient, on nous laissait livrés à nos seules ressources et personne parmi nous ne pouvait prévoir quand l'on songerait à nous secourir et à nous remplacer. » Quatre des bâtiments de l'escadre étaient en Extrême-Orient depuis plus de quatre ans et on peut imaginer l'état d'épuisement des équipages. Rigault de Genouilly se dépensait sans compter. « L'amiral était partout, partageait toutes nos privations et encourageait les soldats de sa présence et de son exemple. Tous les jours, il visitait les postes, se rendait à l'ambulance et savait trouver pour chaque malade des paroles paternelles et consolantes. Il écoutait avec bienveillance le récit de leurs souffrances, prêtait une oreille attentive aux explications qu'ils nous demandaient sur leur état et s'efforçait de leur procurer ce qui leur faisait défaut. Ces visites produisaient l'effet le plus salutaire sur la santé des malades et sur le moral des troupes qui en étaient témoins » [Benoist de La Grandière, op.cit. p.51]

L'amiral se trouvait, de son côté, aux prises avec le Gouvernement impérial de Paris qui ne mesurait que fort mal l'ampleur des problèmes et cherchait visiblement à se défausser sur lui des décisions qu'il n'osait pas prendre. Le 8 avril 1859, en effet, l'amiral Hamelin écrivait à Rigault de Genouilly : « l'Empereur veut que, dans cet état de choses, vous soyez laissé juge des suites à donner à votre entreprise... s'il convient de poursuivre l'établissement de notre protectorat sur l'empire Annamite, s'il est préférable de se borner à peser sur le Gouvernement par l'occupation de Tourane pour arriver à conclure un traité sur la base du projet du 25 novembre 1857, ou enfin s'il faut nous résigner à abandonner les positions que nous occupons et à renoncer complètement à une entreprise décidément hors de proportion avec les moyens d'action dont nous disposons ». Rigault de Genouilly protesta naturellement avec vigueur et refusa de prendre des décisions qui étaient du ressort du gouvernement. Le 10 juin 1859, il demandait son rappel pour raison de santé et refusait d'accepter « la responsabilité d'une évacuation complète. C'est une mesure gouvernementale au premier chef que le gouvernement peut seul décider en connaissance de cause et, à cet égard, je décline toute compétence ». Et il insistait sur le fait que, évacuer les positions acquises, « c'est consommer la ruine de l'influence française dans toute l'étendue de l'Extrême-Orient ».

Les Annamites étaient éprouvés eux aussi par cette dure campagne et ils demandèrent à négocier. Le 18 juin, l'amiral reçut un parlementaire et le 23 les bases d'un Armistice étaient établies mais, suivant les meilleures méthodes asiatiques, la Cour de Hué cherchait surtout à gagner du temps pour reconstituer ses forces. Lassé de ces atermoiements, Rigault de Genouilly lui fit savoir que si la paix n'était pas signée le 15 septembre, les hostilités reprendraient. Ce fut ce qui se produisit. Le 15, un nouveau combat culbuta les défenses reconstituées et repoussa les Annamites mais il demeurait évident que les Français ne disposaient pas des moyens d'obtenir des résultats décisifs. Le 21 septembre, Rigault de Genouilly écrivait : « on ne voit pas de terme à l'entreprise dans laquelle nous nous sommes engagés. Peut être la meilleure solution serait-elle de s'emparer de la province de Saigon, d'y former un établissement définitif et d'attendre là les déterminations du gouvernement annamite ». Ce fut, en effet, le parti que prit le gouvernement de Napoléon III. [Battesti (Michèle), La Marine de Napoléon III, Paris, 1997, t.II, p.877].

Fatigué par cette longue campagne, Rigault de Genouilly obtint son rappel. Le 18 octobre, le contre-amiral Page, son camarade de promotion de Polytechnique, arrivait à Tourane et le 1er novembre, après trente-deux mois de commandement, il lui transmettait la suite. Les adieux furent chaleureux. « Tous les officiers et une foule de soldats, accourus de tous les points du camp, l'accompagnèrent jusqu'à la plage où l'attendait le canot de la frégate. Il s'y embarqua après avoir serré la main de ses anciens compagnons d'armes et le canot s'éloigna aussitôt. A mesure qu'il passait près des navires au mouillage, les équipages échelonnés dans les haubans firent retentir la rade de leurs bruyantes et sympathiques acclamations ». [Benoist de La Grandière, op.cit. p.55]

Cette affaire d'Indochine avait été engagée par Paris avec une grande légèreté. Le gouvernement de Napoléon III s'était basé sur de faux renseignements, avait gravement sous-estimé un adversaire qui fit preuve de beaucoup de courage et d'habileté. Enfin, l'organisation de l'expédition a posé d'énormes problèmes de logistique pour soutenir des opérations à 13000 miles de la métropole. On a pu mesurer le handicap que constituait l'absence d'un réseau de bases navales françaises, ce qui plaçait la flotte dans la dépendance des établissements étrangers : Le Cap, Hong Kong, Macao, Manille, Singapour. Placé par les circonstances dans une situation qui cumulait toutes les difficultés politiques, militaires, diplomatiques, sanitaires, Rigault de Genouilly avait fait face et réussi à tirer le meilleur parti possible d'une affaire bien mal engagée. Il était donc normal que, rentré en France, l'Empereur lui exprimât sa satisfaction en lui conférant la médaille militaire qui venait d'être créée en 1852 pour récompenser à la fois les soldats et sous-officiers qui s'étaient particulièrement distingués mais aussi les officiers généraux ayant commandé en chef.

L'escadre de Méditerranée. La Société centrale de sauvetage des naufragés.

En janvier 1860, il reprit sa place au Conseil d'Amirauté et, en juillet, était nommé sénateur. (On remarquera au passage que le Second Empire fut le seul régime politique français à se soucier d'associer des marins aux conseils du gouvernement). En janvier 1862, il prenait le commandement de l'escadre d'évolutions en Méditerranée et arbora sa marque sur la Bretagne puis sur la Ville de Paris qu'il avait autrefois commandée en Crimée. Dans ses « Souvenirs maritimes », le capitaine de frégate Souville décrit ainsi le chef qu'il eut l'occasion d'approcher : « L'amiral Rigault arrive à l'escadre précédé d'une réputation faite. C'est un homme imposant d'extérieur, très haut et très empanaché, chef capable et sévère habitué à se faire obéir...pompeux et théâtral, il exerce moins l'attraction qu'il n'inspire le respect... l'amiral est de haute taille et de lourde corpulence, il a des gros yeux ronds et fixes, les cheveux longs, la figure impassible, la parole lente et sentencieuse... le cœur haut et la main large » [Le registre matricule de Polytechnique lui donne une taille de 1,78 m, grand pour l'époque]. Souville concluait qu'avec un tel chef l'escadre était « en des mains dignes d'elle ». Cet avis fut partagé par l'Empereur puisque, quand Rigault de Genouilly quitta son commandement en janvier 1864, il lui confia la dignité d'amiral et la plaque de grand officier de la Légion d'honneur.

Il s'attacha alors à combler une grande lacune du dispositif maritime français pour lequel notre pays était très en retard sur la Grande-Bretagne : le sauvetage en mer. Alors que la Royal Institution For Preserving Life From Shipwreck fonctionnait depuis 1824, rien de semblable n'existait en France. Or, à cette époque, les naufrages étaient fréquents et quelquefois dramatiques comme celui, le 15 février 1855, de la frégate la Sémillante, en route vers la Crimée, qui se brisa dans la tempête dans le détroit de Bonifacio, faisant plusieurs centaines de victimes dont beaucoup auraient pu être sauvées si on avait disposé de moyens de sauvetage. Cette catastrophe fut-elle à l'origine des décisions qui vont suivre ? On en discute encore. En fait, la réaction des pouvoirs publics fut assez lente puisqu'on attendit 1861 pour créer une commission chargée d'étudier les mesures à prendre. On se hâta lentement car la création, suivant les recommandations de cette mission, de la Société centrale de sauvetage des naufragés, ne fut confirmée que par le décret du 17 novembre 1865 qui la reconnaissait d'utilité publique. L'Impératrice Eugénie fut déclarée protectrice de la Société et la famille impériale offrit plusieurs canots de sauvetage. Le premier président fut l'amiral Rigault de Genouilly qui conserva ses fonctions jusqu'à sa mort. Mais une tâche bien plus lourde l'attendait. Le 20 janvier 1867, Napoléon III l'appelait à diriger le Ministère de la Marine où il succédait au marquis de Chasseloup-Laubat, député de Charente-Inférieure.

Le Ministre de la Marine

L'amiral allait avoir, pendant un peu plus de trois ans, la charge d'administrer une des plus belles flottes que la France ait jamais possédées, l'une des plus équilibrées et aussi l'une des plus en pointe sur le plan technique. A cette époque le Ministère de la Marine disposait d'attributions très larges qui en faisaient un véritable Ministère de la mer. Outre la flotte de combat, il avait autorité sur la marine marchande, l'inscription maritime, les pêches maritimes, la domanialité du littoral et les colonies, ce qui assurait un poids politique important dans les conseils du Gouvernement.

La flotte de guerre se plaça évidemment au centre des préoccupations du nouveau ministre qui ne négligea aucun des aspects tant matériels que personnels qui s'imposaient en ces temps de mutations techniques accélérées. En 1867, la flotte française était la deuxième du monde après la flotte anglaise avec environ 400 unités dont 34 bâtiments cuirassés. Il fallait maintenir ce niveau malgré une tendance à la diminution des budgets, conséquence du mouvement pacifiste qui se développait bien malencontreusement à la veille de la guerre de 1870 dans une classe politique qui, après avoir refusé les réformes et les aides indispensables, se lança en juillet 1870, dans un bellicisme d'une rare inconséquence. Polytechnicien, Rigault de Genouilly ne pouvait manquer de s'intéresser au progrès technique et aux armes nouvelles. Poursuivant la politique de ses prédécesseurs, il obtint la mise en chantier de bâtiments puissants : quatre cuirassés armés de pièces de 240 et de 270, protégés par des blindages de 220 mm, trois corvettes cuirassées dont les deux premières, La Galissonnière et La Triomphante avec leurs six canons de 240, s'illustreront en 1884-1885 lors de la campagne de Chine de l'escadre Courbet. Soucieux d'efficacité, il aurait voulu débarrasser la flotte de certaines unités inutiles comme les 60 avisos dont il prétendait qu'aucun, qu'il soit en bois ou en fer, ne possédait les qualités d'endurance indispensables à ce type de bâtiment. On en était alors aux premiers essais de torpille et Rigault de Genouilly suivit de près les premiers projets de bateaux porte-torpilles étudiés en 1868 par l'ingénieur Lagane, puis les projets du lieutenant de vaisseau Farcy, inventeur en 1870 d'une chaloupe porte-torpille cuirassée. Devinant l'avenir de ces armes nouvelles apparues pendant la guerre de Sécession aux Etats-Unis, il fit décider en novembre 1868, la création de l'école des torpilles de Boyardville qui deviendra pendant des années le champ d'expériences des armes nouvelles.

Le ministre ne s'intéressait pas qu'au matériel. La gestion du personnel fit aussi l'objet d'importantes améliorations. En décembre 1868, il obtint une progression sensible des soldes dont bénéficiaient surtout les jeunes officiers, puisque l'augmentation fut de 25% pour les officiers subalternes, 15% pour les officiers supérieurs et 6% seulement pour les officiers généraux.

Pour le personnel, les bouleversements techniques en cours nécessitaient des adaptations. Rigault de Genouilly obtint une augmentation sensible du nombre des mécaniciens principaux de manière à pouvoir en temps de guerre, en placer un sur tous les grands bâtiments.

Soucieux non seulement de progrès technique mais aussi de promotion sociale, même si le mot n'était pas encore à la mode, il prendra dans ces domaines des décisions importantes. Constatant que les écoles de maistrance ne correspondaient plus aux besoins de la flotte car leur niveau d'études était devenu insuffisant, il mit au point une réforme radicale qui devait permettre de former des personnels de meilleure compétence pouvant prétendre accéder ensuite aux corps d'ingénieurs. Le décret du 8 février 1868 divisait en deux les écoles de maistrance avec des écoles préparatoires dans les cinq ports, à Indret et à Guérigny, et des écoles normales de plus haut niveau à Brest et à Toulon. La scolarité était payée et comptée comme temps de service. Les élèves étaient recrutés par concours parmi les ouvriers des arsenaux et les officiers mariniers. La mise en place de ces écoles ne fut effective qu'au début de 1870 de sorte que ce fut la III ème République qui en tira profit.

Autre souci important du ministre : la lutte contre l'analphabétisme. Si les lois Guizot de 1833 avaient organisé l'enseignement primaire, elles n'étaient pas allées jusqu'à le rendre obligatoire, de sorte qu'un certain nombre de jeunes recrues entraient au service sans aucune culture. Rigault de Genouilly va faire de la marine une vaste institution d'enseignement en créant à bord une école élémentaire avec cours de lecture, écriture et calcul, une école de comptabilité, une d'escrime, une de natation et quelquefois une de musique. Le décret du 4 mars 1868 créait le brevet d'instituteur élémentaire de la flotte et organisait des cours préparatoires à Cherbourg, Brest et Toulon pour former des instituteurs. L'instruction du 25 mai 1870 établissait que « l'instruction élémentaire du 1er degré était obligatoire pour tout marin illettré ». La Marine devançait ainsi de près de quinze ans les lois de Jules Ferry sur l'enseignement obligatoire.

Dès avril 1867, Rigault de Genouilly avait décidé de généraliser les bibliothèques de bord sur tous les bâtiments ayant plus de cinquante hommes d'équipage. Destinées à la fois à l'instruction et au divertissement, elles comprenaient de 50 à 120 livres suivant la taille des bâtiments et on y trouvait des ouvrages techniques, scientifiques, des récits de voyages et de campagnes, des romans.

Si Rigault de Genouilly s'occupa beaucoup de la base, il ne négligea pas non plus le sommet. Depuis sa véritable création au temps de Louis XIV et de Colbert, la Marine avait toujours manqué d'une tête pensante, d'un état-major chargé de définir la politique navale, d'en suivre le développement, de préparer et de conduire les opérations à l'instar de ce qui existait en Angleterre avec l'Amirauté. Sous Louis XVI, le maréchal de Castries avait tenté de combler cette lacune en créant un embryon d'état-major mais la Révolution s'empressa de le supprimer. Rigault de Genouilly fut, semble-t-il, le premier à songer à remédier à cette déficience en obtenant, le 8 avril 1868, la création d'un poste de chef d'état-major général de la Marine. Mais, pour des raisons mal éclaircies, cet officier général ne reçut que des fonctions administratives de coordination «pour la prompte solution des nombreuses affaires qui exigent le concours de plusieurs directions». Il ne s'agissait donc nullement du véritable chef militaire dont la Marine avait besoin. La véritable solution ne sera adoptée, après plus de quarante ans de tâtonnements, qu'après la première guerre mondiale. [Voir à ce sujet : Capitaine de vaisseau Castex, Questions d'état-major. Principes, organisation, fonctionnement, Paris, 1923].

Dans un autre domaine, le Second Empire vit apparaître une préoccupation sinon nouvelle, tout au moins de plus en plus importante : le renseignement et la recherche d'informations sur l'évolution des marines étrangères. Le premier poste d'attaché naval fut ainsi créé à Londres en 1860. Conscient de la rapide montée en puissance des Etats-Unis, Rigault de Genouilly proposa en octobre 1867, la création d'un poste identique à Washington qui permettrait de suivre les progrès américains dans le domaine naval, qui venaient d'être mis en évidence par la guerre de Sécession. Mais le ministre des Affaires Etrangères ne jugea pas utile de donner suite à cette proposition et le poste ne sera créé enfin qu'en 1898. [Paroukian (Virginie), Le poste d'attaché naval français à Washington, Mémoire de maîtrise. Paris I. 2002, p. 16.
Salkin (Geneviève) Marins et diplomates. Les attachés navals. 1860-1914. Paris, Service historique de la Marine. 1990].

Dans les affaires coloniales, Rigault de Genouilly s'attacha surtout aux questions indochinoises. S'il soutint la politique d'expansion en Cochinchine, ce ne fut pas, en raison de son expérience du pays et de ses habitants, sans une grande prudence. Le 16 mai 1867, il recommandait au gouverneur, l'amiral de La Grandière, d'éviter «tout ce qui pourrait inquiéter la Cour de Hué et d'attendre son autorisation soit pour reprendre ses démarches auprès de cette Cour, soit pour employer contre elle des moyens comminatoires. » La Grandière ne suivit pas ces recommandations et, du 20 au 24 juin 1867, occupa sans combat puis annexa les trois provinces cochinchinoises de Vinh-long, Chau-doc et Ha-Tica. Le ministre exprima son mécontentement devant cet acte d'indiscipline mais Napoléon III décida d'accepter le fait accompli et La Grandière reçut carte blanche pour renégocier le traité de 1862.

La guerre de 1870

Un des principaux soucis de Rigault de Genouilly fut certainement de préparer la Marine à une guerre contre la Prusse qui devenait menaçante en raison de la politique expansionniste conduite par Bismarck. Mais le ministre fut gêné par l'extraordinaire aveuglement de l'opinion publique et de la classe politique. Thiers, Jules Simon, Jules Favre, Gambetta soutenaient que la France devait donner l'exemple du désarmement en proclamant la République, donc la paix entre les peuples. Comme l'a justement noté François Caron : « On se résignait à la guerre sans vouloir la préparer. Chez certains, la haine de la dynastie étouffait les sentiments patriotiques ». [Caron (François), La France des patriotes, dans Histoire de France dirigée par Jean Favier, Paris, 1985, p. 184].

En dépit de ce climat pacifiste, la Marine avait préparé dès 1867 deux projets d'attaque contre les côtes prussiennes élaborés l'un par l'amiral Bouët-Willaumez, l'autre par l'amiral Laffon de Ladébat, qui préconisaient l'un et l'autre une opération ambitieuse de débarquement sur les côtes de la Baltique, les rivages prussiens de la mer du Nord ne se prêtant pas, du fait des difficultés de navigation, à des entreprises de ce genre. Mais rien de précis ne sortit de ces projets. La question fut reprise en 1869 sous l'impulsion de Rigault de Genouilly qui fit créer une commission mixte Guerre-Marine pour étudier le principe d'une opération combinée. Présidée par le vice-amiral Touchard, elle comprenait quatre officiers de marine et autant de représentants de l'armée de Terre et mena un travail très précis visant au transport de 45000 hommes, 8600 chevaux et un millier de voitures. Approuvé par le ministre, ce plan fut transmis au ministère de la Guerre et la Commission fut dissoute en mai 1869. Au même moment, le capitaine de vaisseau Palasan de Champeaux était envoyé en mission d'études sur les côtes prussiennes.

Une telle opération présentait d'énormes difficultés diplomatiques, d'abord. Elle supposait la coopération du Danemark que le ministère des Affaires Etrangères ne sut pas obtenir. Militaires ensuite : la Baltique n'était pas une mer très familière aux marins français et la flotte ne disposait ni de bâtiments aptes à naviguer dans les eaux peu profondes ni de chalands de débarquement. On avait, de plus, cru bon de dissoudre la Commission qui aurait pu travailler utilement à la préparation d'une affaire très complexe, mais on avait fait beaucoup plus en Crimée.

De l'aveu explicite de Rigault de Genouilly, en juillet 1870, « la Marine n'est pas prête ». Du fait de la réduction des budgets, il avait fallu mettre en réserve un certain nombre de bâtiments et réduire les effectifs du personnel de sorte que la flotte se trouvait, aux dires du ministre lui-même, « dans une situation tout à fait pacifique ». Lorsque la crise éclata et s'aggrava avec une rapidité imprévue, la division cuirassée du Nord était en manœuvres dans le Golfe de Gascogne et l'escadre d'évolutions à l'entraînement vers Malte. Dès le 6 juillet, le ministre décida la mobilisation de la flotte et le réarmement des cuirassés en réserve, ce qui assurerait à la France une supériorité écrasante sur mer mais, à l'évidence, personne ne s'attendait à ce conflit dont la déclaration fit, selon Rigault de Genouilly lui-même, l'effet d'une bombe. L'effort des arsenaux fut immédiat et intense puisque du 6 juillet au 4 septembre, date à laquelle l'amiral quitta le ministère, 79 bâtiments de tous types furent réarmés. L'impulsion énergique donnée par le ministre fut donc efficace.

La première mission de la flotte était d'assurer le transport vers la France des troupes stationnées en Algérie. L'escadre d'évolutions s'en chargea avec le concours des paquebots des messageries impériales. Comme on le refera en 1914, on s'exagéra beaucoup la menace prussienne qui était inexistante en Méditerranée mais les services de renseignements étaient très déficients et cette erreur d'appréciation retarda l'organisation de l'expédition prévue en Baltique. Les préparatifs de celle-ci furent beaucoup trop lents et il y eut des divergences sur le choix de l'officier général appelé à en prendre le commandement. Rigault de Genouilly, selon certains, aurait souhaité assurer ces fonctions tout en restant ministre, ce qui semblait peu réaliste. Napoléon III choisit le vice-amiral Bouët-Willaumez, qui s'était illustré en Crimée comme Chef d'état-major de l'amiral Hamelin. Les deux amiraux ne s'entendaient pas, ce qui ne facilita pas une préparation de toute manière difficile : incertitudes persistantes sur la composition du corps expéditionnaire, difficultés d'armement des transports, incertitudes aussi sur la position du Gouvernement danois. Vu l'état d'impréparation générale, ce n'était évidemment pas en quelques semaines que l'on pouvait espérer régler tous ces problèmes. Et certains grand chefs comme le vice-amiral de La Roncière, ne croyait guère à la volonté réelle de mener à bien une opération aussi complexe.

Pendant qu'on se livrait aux préparatifs, les premières grandes défaites de l'armée en Alsace, Wissembourg le 4 août, Froeschwiller et Spichere le 6, vinrent tout remettre en question. Pouvait-on envisager de distraire des troupes pour aller mener en Baltique une opération de diversion bien aléatoire ? Le renoncement s'imposait et l'escadre du nord aux ordres de Bouët-Willaumez se borna à opérer en mer du nord le blocus des côtes prussiennes pour lequel l'absence de bâtiments adaptés à ce type d'opérations se fit cruellement ressentir. Les canonnières, qui auraient pu être utiles, se trouvaient dispersées outre-mer, principalement en Extrême-Orient. Le blocus, décrété le 15 août, confié à des grandes frégates cuirassées, mit à rude épreuve bâtiments et équipages pour une efficacité discutable et incertaine.

Comme toujours quand les affaires tournent mal, la Marine fit l'objet de nombreuses critiques mais personne ne songeait à analyser la situation avec objectivité et à mesurer rationnellement ce que pouvait faire la flotte dans des circonstances telles qu'elles étaient à la fin d'août 1870. En admettant même que Rigault de Genouilly ait mérité des reproches sur les lenteurs de certains armements, il était évident que la Marine ne pouvait pallier les conséquences de l'effondrement si rapide du front terrestre qui la mettait hors d'état de jouer le rôle qui aurait dû normalement être le sien. Elle vint donc au secours de l'armée de terre, non plus seulement avec ses gros canons comme en Crimée, mais aussi avec ses hommes. Dès les premières défaites d'Alsace, on commença à débarquer massivement fusiliers et canonniers pour les envoyer aux armées. Dès juillet, Rigault de Genouilly avait pris des dispositions pour la défense de Paris qui, lors du siège, sera assurée en grande partie par des marins. A la fin de juillet, cent canons de marine arrivaient et neuf secteurs des fortifications seront commandés par huit amiraux et un général d'infanterie de marine, le tout sous les ordres du vice-amiral de La Roncière. Une flottille fut constituée fin août sur la Seine avec cinq batteries flottantes de rivière, neuf canonnières, six vedettes et six canots, le tout armé par 17 officiers et 490 marins commandés par le capitaine de vaisseau Thomasset. La Marine prêta à la guerre, pour la seule défense de Paris, 1700 canonniers pour le service des forts, douze bataillons de marins commandés par des capitaines de frégate et quatre bataillons d'infanterie de marine, en tout 13400 hommes qui se distingueront par leur discipline qui contrastait avec le laisser-aller général. La mise sur pied de guerre des forts de l'enceinte parisienne nécessita un énorme travail pour ces marins car ils se trouvaient, au début d'août, en situation de paix de sorte que rien n'était prêt pour d'éventuels combats. Comme le précise justement Michèle Battesti, « contrairement aux idées reçues, c'est moins la marine qui n'est pas prête à la guerre que le gouvernement français » et peut-on ajouter la nation toute entière qui ne se réveilla que quand il était trop tard.

L'effondrement du régime impérial auquel Rigault de Genouilly était très attaché, mit fin, le 4 septembre 1870 à ses fonctions de ministre de la Marine et à une carrière active qui se prolongeait depuis 45 ans. L'amiral ne se désintéressera pas pour autant des choses de la mer puisqu'il se consacra jusqu'à la fin de sa vie à cette Société Centrale de Sauvetage des Naufragés dont il avait été le président-fondateur. Lors de l'enquête parlementaire de 1872 sur les événements de l'année terrible, il exposa longuement le rôle joué par la Marine. Peu avant sa mort, survenue à Paris le 4 mai 1873, Rigault de Genouilly avait eu l'élégance de refuser de présider le Conseil de guerre chargé de juger Bazaine. L'amiral sera inhumé dans sa ville natale, au cimetière de Rochefort où son mausolée existe toujours. Maxime du Camp, qui l'a bien connu, écrit : « c'était un homme de fer que Rigault de Genouilly, dur aux autres, plus dur à lui-même, inflexible en toutes choses, n'ayant jamais pâli devant le danger » [Du Camp (Maxime), Souvenirs d'un demi-siècle, t.II. p.70]. Personnalité éminente dans un corps qui en comptait beaucoup, l'amiral n'a-t-il pas parcouru, des rivages de la Morée aux mers de Chine, des premiers navires à vapeur aux responsabilités ministérielles, la plus magnifique carrière qu'un marin puisse rêver ?


Février 1859 : bombardement de Saigon par la flotte française. Tableau de Morel-Fatio, Musée national de la Marine