La SABIX
Bulletins déja publiés
Sommaire du bulletin 38
 

En Louisiane

par Christian Marbach

CHAPITRE VIII
Autour de Claudius Crozet

Où l'on suit les pas de Claudius Crozet en Louisiane. Sans revenir (sauf brièvement) sur la vie de Claudius Crozet bien connue des lecteurs des bulletins de la SABIX, et en particulier du numéro 6, ce chapitre insiste sur les épisodes de Louisiane, deux expériences professionnelles qui répètent et annoncent des expériences professionnelles de Virginie, comme en un refrain, enseignement et travaux publics, travaux publics et enseignement, enseignement et travaux publics . Mais ce chapitre permettra aussi de redire un mot sur Auguste Comte (X 1814) qui rata son voyage en Amérique ; un développement assez long sur le peu connu Jean-Baptiste Marestier, (X 1799), voyageur technologue, et quelques paragraphes sur Michel Chevalier (X 1823), le grand Michel Chevalier, le très grand Michel Chevalier en appelant le lecteur à améliorer dans d'excellents ouvrages sa connaissance de ce grand homme.


Claudius Crozet

Emmanuel Grison a décrit avec sa vivacité de plume habituelle la vie de ce polytechnicien franco américain dans le bulletin SABIX n°6. Il y raconte son enfance, son passage à Polytechnique où il fut admis en 1805, ses campagnes napoléoniennes et sa captivité en Russie, son départ d'émigré aux Etats-Unis. Il y insiste en particulier sur sa carrière américaine, avec ses détours géographiques (Virginie, Louisiane, puis de nouveau Virginie) et ses détours professionnels, de l'enseignement aux travaux publics, puis de nouveau à l'enseignement et de nouveau aux travaux publics...et enfin à l'enseignement : voici de l'alternance ! Le parcours de Crozet est illustré dans un certain nombre de sites internet que Jacques Bodelle m'a aidé à parcourir, il est bien sûr mis en valeur et encadré avec faste au Virginia Military Institute, le VMI avec lequel l'X continue de développer des liens d'amitié vieux de cent cinquante ans ; il est décrit avec précision dans le livre de Dooley que je vais utiliser abondamment ; il apparaît par raccrocs dans les ouvrages consacrés à Buisson ou à Bernard, qui ajoutent des notations utiles à cette biographie. Il est évidemment en vedette dans « l'histoire d'amitié » que Claudine Billoux nous a racontée à l'exposition de 1998 à la Fondation Bismarck, où les gestes « ritualisés » de salutation entre le V.M.I. et l'Ecole sont bien rappelés.

Mon objectif dans ce chapitre qui remettra en perspective d'autres remarques déjà faites ici sur Crozet, n'est donc pas de reprendre toute sa vie. Je vais plutôt insister sur ce qui le place dans le premier cercle de mon propos, son passage en Louisiane (1832-1835). Mais avec cette gourmandise irrépressible qui m'amène à des chemins de traverse plus ou moins logiquement reliés à mon sujet principal, je vous emmènerai tout à l'heure jeter un coup d'œil sur la tentative de voyage américain d'Auguste Comte (X 1814), et sur les réels voyages de Marestier, un X 1799 technologue venu faire un voyage d'études sur les bateaux à vapeur, et de Michel Chevalier, le célèbre X saint simonien parti analyser l'essor américain en 1832.

Le bref passage de Crozet en Louisiane fut loin de lui apporter de grandes satisfactions et d'être couronné par d'éclatants succès ; mais ces trois années furent davantage qu'un intermède entre ses travaux de Virginie et représentent comme une sorte de résumé de sa vie américaine, et donc de sa vie professionnelle : une tentative dans le service public à dominante technologique, d'une part, une tentative dans l'enseignement, d'autre part. On peut considérer que c'est là qu'ont mûri ses « chefs-d'œuvre » de Virginie.

En 1832 il est très déçu de son premier insuccès en Virginie : dans un cadre politique complexe il n'arrive pas à imposer son point de vue pour faire construire une voie ferrée vers l'ouest et adopter le bon tracé. Les planteurs de l'Est n'ont que faire des facilités de transport vers l'ouest ; l'Etat de Virginie n'a que faire d'un projet à caractère plus fédéral que virginien. Alors tous les prétextes sont bons pour multiplier enquêtes et expertises, la méthode est la même à notre époque et dans tous les pays. Crozet s'imagine que grâce à la rationalité de ses calculs il sera en mesure de proposer et même définir l'intérêt général ; les élus lui rétorquent que cet intérêt général, ils en sont la représentation et en assument la légitimité.

Crozet, donc, abandonne la partie. Il quitte la Virginie en y laissant ses relevés topographiques et ses projets de voies de transport. Il ne sait pas encore qu'il va trouver en Louisiane, où il vient d'obtenir le poste nouvellement créé « d'ingénieur civil de l'Etat », le même contexte et le même type de difficultés. Il ne sait pas encore que le gouverneur de Louisiane, André Roman, qui voit assez loin et veut mettre la Louisiane au niveau des Etats du nord en train de se couvrir de canaux et de chemins de fer, n'aura pas assez d'autorité pour tout de suite mettre ces projets en application.

Ce poste était pourtant une opportunité. De nature personnelle d'abord : la Louisiane, c'est les Etats-Unis plus la France, c'est un Etat bilingue, c'est la certitude de revoir des compatriotes, c'est un peu de France sans pour autant représenter le retour vers l'Europe que beaucoup de Français, comme Bernard, ont choisi après la Révolution de Juillet, mais auquel Crozet et Buisson ont renoncé, s'estimant désormais plus américains que français : 1830 est pour eux une date charnière, celle d'un nouveau choix, c'est-à-dire la répétition du même choix.

La Louisiane, c'est aussi une opportunité, un Etat plus neuf que la Virginie, un pays encore incomplètement connu malgré quelques missions et des relevés nombreux (dont ceux que Bernard avait dirigés à partir de 1817), un pays peu peuplé mais ambitieux, en particulier pour son port dont nous avons déjà visité la fiévreuse animation. Crozet sait cela. Il s'est tenu bien informé de l'évolution de ce grand pays - toujours plus grand - que sont les Etats-Unis. Il sait aussi que, grâce aux progrès techniques, les distances vont être raccourcies sur le fleuve comme sur la terre.

Sur le Mississipi le bateau à vapeur s'est imposé depuis son arrivée en Amérique. Si l'application de la machine à vapeur à la navigation transatlantique ne s'est vraiment généralisée qu'en 1838, ramenant à une quinzaine de jours la durée d'un trajet qui pouvait durer de un à deux mois auparavant (et plus souvent deux que un), les « steamboats » se sont mis à faire dès 1807 leurs essais et bientôt leurs courses folles sur le Mississipi...(comme souvent, ce qu'on lit dans Lucky Luke est inspiré de faits réels). D'ailleurs le gouvernement français n'avait pas tardé à envoyer en mission aux Etats-Unis un de ses ingénieurs, le polytechnicien Jean Baptiste Marestier (X 1799), afin d'analyser les conditions d'exploitation des bateaux à vapeur : nous en parlerons plus loin. Crozet, ingénieur civil de l'Etat, aura donc l'aménagement du fleuve dans ses attributions.

L'extension des voies ferrées sera un autre de ses domaines de compétence. Là aussi, l'examen précis des dates a son importance technologique. La chaudière tubulaire de Seguin et Stephenson date de 1827, « La Fusée » de Stephenson, de 1829. Dès 1832 en Louisiane, la « Pontchartrain Railroad » relie sur quelques kilomètres La Nouvelle Orléans à la petite ville de Milneborg, sur le lac Pontchartrain. [La Louisiane est très fière d'avoir eu, avec cette ligne, la seconde ligne jamais construite aux USA. Elle en fera la démonstration au général Bertrand quand elle voudra honorer ce proche de l'Empereur, en 1842. Elle exploitera cette ligne pendant exactement cent ans, jusqu'en avril 1932.]
La « Smoky Mary », comme l'appellent très vite les voyageurs dont les costumes blancs se recouvrent d'escarbilles, transporte coton, cannes, et curieux attirés par le lac ; elle conduit à des lotissements urbains, elle offre des opportunités de spéculations immobilières, mais aussi des réflexions de nature technologique : voilà encore du grain à moudre pour un ingénieur de l'Etat.

Crozet se trouve donc en Louisiane au bon moment pour « faire quelque chose ». Hélas, il rencontrera les mêmes difficultés qu'en Virginie. Le système de décision n'y est pas plus simple, les intérêts économiques sont tout aussi antagonistes et les algorithmes des décisions politiques tout aussi confus, du genre TGV de l'Est en France. Encore une fois il voit grand et souhaite travailler sur des voies de transport à vocation nationale, disons plus précisément fédérale : toute la ligne ferrée Washington - La Nouvelle Orléans, et l'aménagement complet du Mississipi. Encore une fois les intérêts locaux le confinent à des travaux préparatoires et des embryons de tracés, malgré l'amitié que lui porte vite Roman, « un des gouverneurs de Louisiane les plus capables » ( et les moins corrompus -- j'ai déjà dit que la Louisiane fut célèbre pour la vénalité de son personnel politique ).

D'octobre 1832 (date de son installation en Louisiane) à janvier 1835 (date de sa démission d'ingénieur de l'Etat), Crozet travaille essentiellement sur les deux domaines cités. Il parcourt les bayous, proposant des élévations de digues pour protéger les plantations des caprices du fleuve (les touristes actuels qui viennent passer une nuit dans ces superbes « bed and breakfast » que sont devenues bien des plantations regrettent parfois de n'avoir plus la vue sur le fleuve, si proche mais caché par la levée). Il proposa d'approfondir des chenaux. Il affiche des priorités, toujours remises en cause par ceux qui n'y figuraient pas ou qu'elles gênaient. Il essaie d'imposer des méthodes de gouvernance plus efficaces et des décisions budgétaires...et coopère avec Buisson dans ces tentatives. Le succès fut loin d'être total même si l'on peut porter à son crédit la désinfection des marais entre Pontchartrain et la mer, et la séparation des eaux salées avec celles du lac.


Vues d'Amérique du Nord (lés 7 à 14)
West Point (Deltil a ajouté aux gravures de Milbert les personnages du premier plan et le bateau à vapeur du fond).
(Avec nos remerciements à la manufacture Zuber, qui fabrique toujours ces décors panoramiques, et au Musée du papier peint de Rixheim qui nous en a procuré les photographies).

Dans le domaine des chemins de fer les difficultés furent du même ordre. Crozet fit effectuer les premiers relevés pour une autre petite ligne d'intérêt local, « Clinton and Port Hudson Railroad », permettant sur 22 miles le transport du coton par voie ferrée : c'était pendant l'été 1833. Encore une fois des interférences de tous ordres retardèrent la décision ; de plus une épidémie de choléra fit à cette époque des centaines de morts en Louisiane. Mais la ligne fut tracée, au terme des efforts de Crozet et de tous les esclaves noirs, j'ai lu qu'ils transportaient la vase et la terre en chantant, « mossieu cozet, li, pas mauvais ».

Quant au projet plus ambitieux qu'il souhaitait promouvoir, la ligne vers Washington pour laquelle plusieurs tracés furent en concurrence, mis en avant par des villes étapes potentielles, Memphis, Charleston, Nashville, ce projet attendra. Crozet n'en fut qu'un précurseur.

L'expérience des travaux publics en Louisiane, même frustrante pour Crozet, a dû lui servir plus tard en Virginie quand il réalisa son « chef d'oeuvre », un terme que ce « Compagnon du tour des Etats-Unis » devrait sûrement apprécier : la voie ferrée du « Blue Ridge Railroad » à travers les Appalaches. Elle lui permit aussi de rester très attentif aux évolutions techniques, en Europe et aux Etats-Unis, qui dès cette époque furent l'objet d'échanges assez considérables, bien analysés dans une thèse de Michel Cotta sur la diffusion de l'innovation dans la première industrialisation : voyages (comme ceux de Marestier ou de Chevalier), encouragements réciproques à la venue de techniciens (Bernard en est un excellent exemple), création en France du « brevet d'importation », rôle des associations comme « La Société d'encouragement pour l'industrie nationale », créée par Chaptal et dont le bulletin périodique est une véritable mise à jour de l'information scientifique et technique, gestion des formalités d'information par le Conservatoire des Arts et métiers, développement de l'édition technique (revues et livres). René Rémond a aussi montré comment l'opinion française pendant la période 1814-1852 qu'il étudie, a peu à peu ajouté la dimension technologique à l'image américaine, d'abord orientée « nature » et « grands espaces de liberté » : les Etats-Unis devenaient aussi la terre des grands enjeux techniques. Même si notre démarche, dans les pas de Buisson, Crozet et Bernard, met plutôt l'accent sur l'apport français aux Etats-Unis, il est bon de remarquer que, dès cette époque, les échanges technologiques s'équilibrent entre les deux pays dans la mesure où les Etats-Unis se révèlent moins frileux pour tenter de mettre en application les découvertes de leurs inventeurs, ou des inventeurs européens.

Il est d'ailleurs intéressant de noter le rôle de certains individus dans les échanges techniques. Ainsi Poussin, prénom Guillaume Tell. Ce soldat français, né vers 1795, émigré lui aussi, fut l'aide de camp de Simon Bernard pendant tout son séjour aux Etats-Unis, nous l'avons déjà rencontré comme interprète au service du général qui ne parlait pas anglais à son arrivée. Bien que devenu citoyen américain (un choix que Bernard n'avait pas fait), Poussin rentra en France en 1832, joua un rôle dans la Révolution de 1848, revint à Washington comme ambassadeur de France en 1848 et 1849. En France il publia plusieurs travaux sur les Etats-Unis, à dominante parfois politique, parfois technique comme « Les travaux d'améliorations intérieures, projetés ou exécutés par le gouvernement des Etats-Unis » (1834), ou encore « Chemins de fer américains ; historique de leur construction ; prix de revient et produit ; mode d'administration adopté; résumé de la législation qui le régit, etc.. »(1836).

Ainsi Poussin renvoie aux Français une information économique et technique sur des réalisations américaines auxquelles d'autres Français n'ont pas été étrangers ; Michel Chevalier pour sa part leur proposera une véritable somme, d'abord sous forme d'articles de reportage dans le Journal des Débats, puis dans sa gigantesque « Histoire et description des voies de communication aux Etats-Unis et des travaux d'art qui en dépendent ». J'ai déjà promis quelques lignes sur Chevalier.

Mais revenons à Crozet qui a eu toute sa vie pour faire ce même type d'analyse, et a agi aux Etats-Unis pour la rendre vraie, par exemple en Louisiane. Il a démissionné en 1834 de son poste d'ingénieur d'Etat (« he resigned » dit la langue anglaise, et ce faux-ami montre bien la résignation... provisoire). Mais on lui propose un autre «job » à La Nouvelle Orléans, celui de « proviseur » du « Jefferson College ». Ce collège était situé à quelque miles de la ville et ressemblait à une riche plantation, avec ses chênes recouverts de mousse espagnole et ses gigantesques magnolias (typiquement « Louisiane », donc). Cet établissement bilingue avait pour élèves les enfants des riches familles créoles. La communauté française a peut-être joué un rôle dans le choix de Crozet mais ses états de service à West Point suffisaient certainement à pousser sa candidature. Crozet y fut, comme à West Point, un excellent professeur. Cette fois-ci il enseigna les mathématiques, cela lui plut. Il fut aussi un bon président, même si le volet administratif de la fonction l'ennuya. Il est évident que cette expérience, certes modeste, mais ajoutée à ses souvenirs de Polytechnique et à son passage comme professeur à West Point, lui sera d'une extrême utilité lorsque, entre 1837 et 1845, il va créer et présider ce qui sera l'aboutissement de sa carrière dans l'enseignement, le Virginia Military Institute.

Crozet quitta le Jefferson College en 1836 et la Louisiane en 1837. Il la quitta avec amertume ayant l'impression d'avoir perdu son temps. Son retour en Virginie ne lui offrit pourtant pas tout de suite de plus grandes satisfactions car la crise économique contraria les projets pour lesquels il avait été rappelé, et de nouveau les atermoiements politiques et administratifs le stoppèrent dans ses projets. Mais après une traversée du désert, après un presque départ pour la France ( il avait préparé ses bagages...) le ciel se dégagea et il put trouver le succès avec le « Blue Ridge Railroad » et le Virginia Military Institute.


Le « Mémoire » de Marestier
Page de titre du Mémoire rédigé par le polytechnicien Marestier à son retour de mission.
Marestier avait été envoyé en 1819 aux Etats Unis pour y analyser les aspects techniques et économiques du développement des bateaux à vapeur. (Photographie Jérémy Barande, ouvrage de la bibliothèque de l'Ecole polytechnique)

Je dédie à sa mémoire, à mon tour et en vrac, la peinture murale de Robert Kirchman brossée en l'honneur du tunnel « creusé » par Crozet pour le « Blue Ridge Railroad » ; le « Crozet's wharf», un quai du port de La Nouvelle Orléans ; le Jefferson College, aujourd'hui devenu Villa Manrèse, dirigée par des Jésuites ; la « barge de propreté », dessinée et ainsi baptisée par Crozet afin de transporter les ordures de La Nouvelle Orléans qui avait bien besoin de systèmes de nettoyage pour combattre les épidémies de fièvre jaune et de choléra... ; sans compter son cours de géométrie descriptive ; le « Crozet Award », un prix destiné à récompenser chaque année un ingénieur de Virginie ; et sa tombe, dans l'enceinte du Virginia Military Institute, sur laquelle je dépose ces modestes fleurs de pêcher. C'est que Crozet a aussi sa ville en Virginie, baptisée de son nom autour d'une gare, à côté de « son train ». Crozet se développe autour de vergers et fut un moment appelée « la capitale de la pêche en Virginie avant d'accueillir des entreprises de technologie.


Agrandir le plan
La ville Crozet, en Virginie, avec sa gare ...
Utilise Google Maps


Scène à bord d'un steamboat
En juin 1829, Lesueur revient de la Nouvelle Orléans vers Saint-Louis et New Harmony et dessine ces passagers, assis ou allongés.
Nous pouvons, à partir de ces images, rêver à la série « Louisiane » de Denuzière, ou à Clark Gable jouant au poker ou au revolver ; ou à des immigrants anonymes attirés par l'Ouest et y avançant par le Mississipi avant de débarquer à Saint-Louis.
(Collection Lesueur, Muséum d'histoire naturelle du Havre, INV 44116)

Mais nous avons croisé, dans cette rencontre avec Claudius Crozet, d'autres figures à la fois polytechniciennes et impliquées dans les relations entre les Etats-Unis et la France. Ouvrons donc trois réflexions sur Comte, Marestier, Chevalier.

M'écoutant évoquer mon projet « Buisson-Crozet-Bernard », Bruno Gentil, Président de la Maison d'Auguste Comte, me rappelle que notre illustre Isidore Auguste Comte (X 1814) a côtoyé au moins deux de ces personnages et s'est même trouvé en concurrence presque directe avec l'un d'eux, Crozet. Voici comment. Thayer, responsable à Paris d'une mission américaine de recherche de cerveaux et de coopération, convainc Bernard d'accepter la fonction d'Inspecteur général des fortifications pour les Etats-Unis, mais il cherche aussi à recruter des professeurs pour West Point, (nous savons qu'en 1816, la seconde guerre des Etats-Unis contre l'Angleterre s'est tout juste terminée grâce à Chalmette, et les Américains veulent remédier à leurs faiblesses militaires, état et emplacement des forts, protection des ponts, compétences ou plutôt incompétences des officiers, niveau technologique des armements). Thayer, admiratif du modèle polytechnicien, fait connaître ses souhaits aux élèves et anciens élèves de l'X, et Auguste Comte l'apprend. Il est justement en train de lire un best seller du moment, un roman de Géronin Louvet « Les amours du chevalier de Faublas » dans lequel l'Amérique, province nouvelle, offre les séductions d'un royaume exotique et galant à des entreprenants personnages. C'est René Rémond qui rappelle cette lecture. Il rappelle aussi que Comte ressentait pour les Etats-Unis la même attirance que d'autres, y voyant des institutions démocratiques heureuses, «fruit du génie et de la vertu », pressentant que ce pays allait faire de tels progrès que, oui, « l'Amérique menace l'Europe...de la liberté ». Pour Comte, Franklin Benjamin est une figure modèle, « le Socrate moderne », là aussi, il ne fait que reproduire la « pensée unique » des cercles libéraux français et de leur littérature américanophile, il annotait les copies des constitutions américaines et françaises...

Donc il s'intéresse à cette opportunité, cherche des recommandations, se présente à Simon Bernard pour lui demander son appui quand il sera en poste à Washington. La maison d'Auguste Comte conserve quelques lettres à ce sujet. Voici ce qu'il écrit à son ami Valat, le 13 octobre 1816: « ...le Général Camprédon m'a procuré il y a environ un mois la connaissance du général du génie Bernard, officier du plus grand mérite et ancien élève de l'Ecole Polytechnique. Ce général, dédaigné aujourd'hui par le gouvernement français, s'est arrangé avec la république américaine et vient d'être nommé, par un acte spécial du Congrès, chef du génie américain, avec 800 000 francs d'appointements annuels ; il m'a appris qu'à la prochaine session du Congrès (laquelle va avoir lieu en novembre), on s'y occuperait d'institutions militaires, et entre autres de la création d'une Ecole assez analogue à l'Ecole Polytechnique. Le général Bernard doit faire sentir la nécessité de l'enseignement de la géométrie descriptive pure et appliquée dans cette Ecole, et il est sûr, m'a-t-il dit, d'obtenir que l'on y enseigne, parce que cette belle science est totalement inconnue aux ingénieurs américains, et que tu sais combien elle leur serait nécessaire. Dès lors le général m'a donné sa parole d'honneur qu'il me proposerait pour faire ce cours, et il est presque certain de l'obtenir, puisqu'il est clair que ce sera lui qu'on chargera de trouver un sujet pour cela. Voilà ce qu'il m'a dit et voilà mes espérances ;il m'a promis, en outre, que dans le courant de décembre ou de janvier prochain, je recevrai sa réponse définitive et officielle, et qu'alors je partirai au commencement du printemps. Pour lui, il est parti depuis une quinzaine de jours. Tu sens, je crois, très aisément tous les avantages que j'ai droit d'espérer de là : la place sera bien honorable puisque j'irai porter à ces républicains une science toute nouvelle pour eux. Je ne sais pas encore précisément quels seront les émoluments ; mais il paraît que j'aurai au moins 20 000 francs d'appointements. C'est un coup de fortune que je devrai au bon M. Camprédon ; tu conçois que je cherche par mon zèle à me rendre digne de la place. En conséquence, depuis un mois, dans les heures où je n'ai pas mes leçons, je travaille exclusivement à apprendre l'anglais et à me renforcer dans la géométrie descriptive et toutes ses applications, à l'architecture, à la peinture, à l'art militaire et au dessin des machines. Ce qui me réjouit beaucoup c'est que je professerai en français, et je ne serai point obligé de faire moi-même les travaux graphiques, car on me donnera un dessinateur. Il serait possible qu'on me chargeât d'en amener un de France ; dans ce cas, et si la place était bonne, je t'offrirais de venir avec moi :je t'en instruirai lorsque j'aurai reçu la réponse du général Bernard... »
[Le général Camprédon, né en 1761 et élève de Mezières, sera en 1816 nommé directeur de l'Ecole polytechnique après avoir présenté en 1815 un « Rapport au Roi » sur cette école.]

Mais dans la lettre qu'il adresse à ce même ami le 17 avril 1818, Auguste Comte reparle de ses projets qui ont échoué. « ...Les choses sont bien changées, mon cher, depuis la dernière fois que je t'écrivis. Je me rappelle que dans ma dernière lettre il était encore question d'aller aux Etats-Unis ; depuis cette époque, deux lettres du général Bernard m'ont appris qu'il ne fallait plus compter là-dessus. L'institution d'une Ecole polytechnique à Washington est bien admise en principe, mais le Congrès en a ajourné indéfiniment l'exécution, de sorte que l'établissement n'aura peut-être pas lieu avant dix ou douze ans... »

Le jeune Auguste Comte reste donc en France. Il referme la parenthèse de ce que Bruno Gentil appelle son « rêve américain », cherchant un travail, il acceptera de servir de secrétaire pendant quelques mois au comte de Saint-Simon : on sait combien fructueuse fut cette rencontre.

Mais que s'est-il passé pour la candidature ? Bernard a-t-il joué double jeu ? Comte a-t-il interprété la civilité d'un accueil pour en faire un engagement ferme ? Bernard s'est-il seulement trouvé en position de recommander plutôt Crozet ? On peut simplement proposer quelques éléments de réponse.

Le premier tient au hasard des traversées, Dooley et Grison indiquent que Bernard et Crozet furent « fellow passengers on the westward voyage », compagnons de navire dans la route vers les Etats-Unis. Ils avaient bien des sujets de conversation comme Napoléon, ses campagnes, son abdication, l'exécution de Ney, la persécution de Monge ; mais aussi les Etats-Unis, le pays, ses opportunités ; et aussi la future mission de Bernard, les interrogations de Crozet qui à cette époque est un chômeur en recherche d'emploi.

Bernard connaît les états de service de Crozet, il peut apprécier sa maturité. De Comte, il sait juste que c'est un jeune camarade, certes brillant mais assez fantasque. Peut-être a-t-il eu vent de ses chahuts et de son insoutenable aplomb. Il n'est pas anormal que, toute réflexion faite, il soit amené à considérer que Crozet est mieux adapté que Comte à un job qui se révélera surtout centré sur l'enseignement de la géométrie descriptive et qu'il souhaite voir pourvu très vite, surtout quand certains Américains voudront le confiner, lui, Bernard, dans cet enseignement, afin de ne pas lui confier l'inspection des forts.

Il est possible aussi que Thayer, qui avait eu ses informations à Paris et sera responsable de West Point à son retour, fera de lui-même le choix raisonnable de Crozet en refusant d'autres candidatures, et pas seulement celle de Comte. Il est enfin probable que, si Crozet était un candidat pertinent pour un poste dans une Ecole de West Point déjà existante, la venue de Comte aurait eu davantage de sens si les Américains avaient donné suite à l'époque à un autre projet plus ambitieux sur lequel Bernard travaillera en fait un peu plus tard, celui d'une sorte d'Ecole polytechnique. C'est en tout cas cela que Bernard écrira à Comte, quand ce projet sera abandonné.

Lequel Auguste, cependant, restera passionné par les Etats-Unis et écrira sur le développement de ce pays, le comparant à l'Europe qu'il appelle curieusement « L'Anglo-Germano-Latino-Hispanico-Gaule ». Et lequel Auguste, aussi, s'efforcera de rester en contact avec Bernard. Bruno Gentil me communique à cet égard les copies d'une lettre du 8 février 1825 adressée de Washington par le général Bernard à Comte, en remerciement de l'envoi de son opuscule fondamental « système de politique positive, où se placent des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société », dont Jefferson fut aussi un destinataire. La transcription de cette lettre mérite d'ailleurs d'être faite ici : Bernard, qui n'a pas oublié les contacts de 1817, se sort avec élégance de cette affaire, et continue par une leçon de philosophie politique.

Lettre du Général Bernard à Auguste Comte

Plus tard, en 1835, c'est une autre circonstance qui provoquera de nouveaux échanges épistolaires : Comte, candidat à un poste de professeur à l'Ecole polytechnique, sollicite l'appui de Bernard, qui le lui accorde («je vous recommande, comme je recommanderais un frère »)... en vain.  

Jean- Baptiste Marestier (1781-1832) est un polytechnicien de la promotion 1799 - cette promotion où les lecteurs de la SABIX ont déjà salué Hyacinthe de Bougainville. Son nom est cité à plusieurs reprises dans l'ouvrage de René Rémond sur les Etats-Unis devant l'opinion française, parmi les voyageurs professionnels, les enquêteurs qualifiés, officiers de marine, ingénieurs des ponts et chaussées, envoyés en mission par une administration française attentive aux réalisations américaines. La bibliothèque de l'Ecole a peu d'éléments de nature personnelle sur ce « G.M. » et sa carrière (que l'on pourrait préciser au Service historique de la Marine), mais notre Jean-Baptiste a mérité de figurer dans les mille grands marins français du dictionnaire Taillemite évoqué dans le bulletin SABIX 35. On y apprend les étapes de sa carrière. De port en port et d'arsenal en arsenal, Paris, Rouen, Gênes, Livourne, Toulon, Rochefort, Bayonne... Marestier construit des navires et innove dans leurs modèles; il devient assez expert dans cette partie pour être envoyé en mission par le gouvernement français, d'abord aux Etats-Unis (1819-1820), puis en Angleterre (1826) sans cesser de construire ou d'inspecter, devenant le grand expert français de construction des navires à vapeur, sujet pour lequel il avait traversé l'Atlantique. Il meurt, jeune encore, en 1832.

La bibliothèque de l'Ecole polyechnique n'a qu'un « petit » dossier Marestier, mais elle possède son grand œuvre, le « Mémoire sur les bateaux à vapeur des Etats-Unis d'Amérique, avec un appendice sur diverses machines relatives à la Marine », ouvrage imprimé en 1824 par l'Imprimerie royale, par ordre de son Excellence le Ministre de la Marine et des Colonies, (c'est alors Clermont-Tonnerre, X 1799 aussi). L'ouvrage est un in-quarto de 290 pages, complété de planches gravées folio éléphant ; le texte très technique de Marestier y est précédé d'un rapport fait à l'Institut sur ce mémoire par messieurs Savé, Biot, Poisson et C. Dupin : leur commentaire critique approfondi témoigne du sérieux avec lequel les académiciens des sciences, chez lesquels on retrouve d'autres camarades d'Ecole, ont étudié et complété le travail de Marestier.

On peut analyser ce livre en scientifique, en ingénieur, en critique littéraire, en critique artistique, en bibliophile - mais on peut commencer en y jetant un regard « de pur bon sens » : il s'agit clairement d'étudier ce qui se passe vraiment à propos des navires à vapeur, ces « steamboats », en Amérique, « pays dont l'éloignement prêtait davantage à l'exagération des récits, ainsi qu'à la croyance et aux prodiges racontés par les voyageurs ». Pour éviter d'avoir à trier entre les fadaises et les reportages imprécis, l'Etat français y a donc envoyé « un ingénieur habile et sage qui prît sur les lieux une connaissance complète et détaillée des travaux déjà faits en ce genre et des résultats obtenus », selon la préface de l'Institut.

Marestier a donc reçu un cahier des charges scientifique et technique ; c'est surtout sous cet angle qu'il fera son travail, sans hésiter pour autant devant des recensements précis de bateaux, des indications cartographiques, et quelques remarques « touristiques » ou politiques (rares mais intéressantes). Mais son « truc », c'est le bateau à vapeur, ses machines et leurs dimensions, le diamètre des roues à aubes, la consommation de charbon, le nombre de couchettes, le chronométrage des temps de traversée - sans oublier les commentaires recueillis auprès des ingénieurs et des mécaniciens ; son objectif c'est aussi d'ajouter ou d'essayer quelques réflexions plus théoriques, avec de belles intégrales et des logarithmes en tous sens, de quoi émoustiller les académiciens et susciter leurs observations admirablement positives ; c'est enfin d'illustrer le tout par des schémas et des croquis d'une rare précision, peut-être destinés à servir de base à des plans de construction ou au moins à des améliorations de dossiers européens.


Le port de Saint-Louis
Les premiers bateaux à vapeur face aux berges du Mississipi : on peut reconnaître le dôme du « Old Capitol » et les flèches de la cathédrale de Saint-Louis.
Le peintre me semble avoir pris des libertés avec les courbures du fleuve telles qu'on les voit aujourd'hui. Il est vrai que le chenal a, souvent, été modifié en deux cents ans...
(Le tableau ici représenté est exposé dans le Musée de Saint-Louis)

Ce sont évidemment ces gravures qui font l'intérêt artistique de l'ouvrage, des grands plans s'étendant sur tout un format folio éléphant, mais aussi des détails de navires et de machines, des planches que malheureusement des marchands découpent parfois pour « rentabiliser » l'acquisition, faite aux enchères, de livres qui méritent un meilleur sort. L'ouvrage que possède l'Ecole est entier, bien conservé, avec peu de rousseurs : cela tient sans doute à sa provenance, il a appartenu à Jean André Raymond Bouvier, X 1803 - et a été offert à l'Ecole en 1960 par son arrière petit neveu, Henri Bouvier, X 1913. Un grand merci à eux, et à leur famille !

C'est donc dans de bonnes conditions que l'on peut lire les textes techniques, mais aussi grâce aux commentaires géographiques, se faire une idée de l'exceptionnel bouillonnement économique de la ville (le premier steamboat apparaît à La Nouvelle Orléans en 1812, mais il y en a déjà 70 en 1820). L'indicateur «nombre de bateaux à vapeur» témoigne des échanges commerciaux et des élans de colonisation qui conduisent Marestier à ce commentaire un peu lourd : « c'est lorsque des sauvages, repoussés ou domptés, abandonnent ou concèdent dans l'intérieur des terres d'immenses contrées à peine pénetrables par une autre route que par le cours des rivières qui s'y ramifient à d'immenses distances, c'est alors que paraît avec succès un genre de navigation qui triomphe de la rapidité des cours d'eau (ce qui rend inutile le halage). Ainsi beaucoup de villes se sont formées » : l'abondance du charbon favorisant la technique des navires à vapeur, cause ou conséquence, comme plus tard le cheval à vapeur, de la colonisation et du reflux des Indiens ?

Cependant, ne « tirons » pas les textes de Marestier vers l'analyse politique. Il n'est ni Chevalier, ni Tocqueville. Il avait sur son ordre de mission un objectif technique, il le remplit avec zèle, se gardant de tout lyrisme superflu à la Chateaubriand même pour rappeler que « les arbres, que le limon empêche souvent d'apercevoir (sur le Mississipi) occasionnent de fréquents accidents ». Ses dessins même n'ont rien à voir avec ceux d'un Lesueur descendant et remontant le Mississipi, dont Edouard Herriot a pu écrire dans La Porte océane : « rien n'échappe à son coup de crayon, la marche des emigrants vers le Far West et le Pacifique ; le steamboat en route ; les fabriques où, par l'incision de l'érable, on produit le sucre rouge ; le pays des Natchez, la salle de bal où les jeunes filles à bonnets dansent en fumant des cigares.... ; le champ de sucre, les taudis des esclaves, les mines de plomb du Mississipi... »

Non, Marestier est un ingénieur, préoccupé de comprendre le pourquoi, attentif à préparer des travaux en France afin de tirer parti d'une invention que Fulton, sous une forme très embryonnaire, avait peut-être proposée à notre pays quelques années auparavant. Son ambition, unique mais noble, c'est de contribuer au progrès technique.

La figure de Chevalier est bien connue de tous ceux qui sont intéressés par l'histoire des saint-simoniens : X 1823, ingénieur des mines, il fut auprès d'Enfantin un de ses premiers disciples, y compris dans les extravagances, et ceci jusqu'à se retrouver avec lui en prison en 1832. Mais certains estimèrent, à juste titre, que cet emballement de jeunesse pesait de peu de poids par rapport à une intelligence phénoménale qu'il faut utiliser. Molé et Thiers lui offrirent une bouée de sauvetage, le « mettant à l'abri » en lui octroyant au nom du gouvernement une bourse de voyage consistante vers les Etats-Unis qu'il visitera d'octobre 1833 à novembre 1835.

Il mettra à profit ce déplacement, effectué à la lumière de ses études scientifiques et de ses réflexions philosophiques saint-simoniennes, mais sans en être prisonnier, pour devenir un théoricien et un parrain de l'action économique. Acteur omniprésent pendant le Second Empire, quinze ans plus tard, pour promouvoir les chemins de fer, défendre le libre-échange, inspirer le traité de commerce avec l'Espagne, cet exceptionnel penseur a su extraire de ses rêves utopistes les plus irréalisables, ce qu'il fallait pour agir avec détermination dans les domaines qu'il étudiait. Nul doute - d'ailleurs il l'a souvent dit - qu'il utilisa à bon escient les méticuleuses observations qu'il fit aux Etats-Unis, de leurs gares, leurs rails, leurs indicateurs des trains, comme de leurs bourses de commerce, établissements de crédit et sociétés industrielles.

Chevalier est un voyageur boulimique. Il rend visite à tous ceux qui comptent, écrit tout ce qu'il voit, joue à l'occasion au « grand reporter ». Nous savons qu'après New York, Richmond, Pittsburg, il est passé à La Nouvelle Orléans en 1835. Il y a certainement croisé Buisson et Crozet dont nous avons vu l'intérêt pour les chemins de fer alors naissants en Louisiane.

Il serait donc dommage, en ce texte traitant de polytechniciens en Amérique, de ne pas insister auprès de nos lecteurs pour qu'ils lisent les excellents ouvrages consacrés à Chevalier. Jean Walch, auteur d'un Michel Chevalier, économiste saint-simonien , paru en 1975, ajoute à une biographie précise une analyse approfondie de la pensée économique de Chevalier, et en particulier de ce que le voyage en Amérique lui a apporté pour consolider ou nuancer les réflexions des disciples de Saint Simon et d'Enfantin sur la croissance des nations, le rôle des voies de communication et du crédit. (A titre purement anecdotique, il rappelle aussi que Simon Bernard, alors rentré en France, l'a aidé à préparer son voyage américain).

Le récent ouvrage d'Antoine Picon, Les saint-simoniens : raison, imaginaire et utopie, applique parfois une grille d'analyse plus moderne, avec le vocabulaire des réseaux, sur le développement des voies de communication - en particulier en Amérique. Mais comme le souligne Picon, Chevalier est davantage que Comte un observateur géopolitique inspiré, et si l'on retrouve dans ses propres ouvrages une description des chemins de fer dont l'ambition dépasse celle de la description effectuée par Marestier sur les bateaux à vapeur, on trouve aussi dans ses lettres une analyse lucide sur les Etats-Unis et l'extraordinaire promesse que contient leur type de population : Les Américains sont les plus entreprenants des hommes et la plus ambitieuse des nations... Chevalier développe avec vigueur la comparaison entre les Sudistes et les Nordistes, les « Virginiens » et les « Yankees » pour déceler dans la tension de leurs différences la raison d'un dynamisme ; il évoque, comme Tocqueville, l'impasse où l'Amérique s'est mise en ne supprimant pas l'esclavage et, bien sûr, en laissant se créer des systèmes économiques antagonistes entre les états « libres » et les états à esclaves...Il faut relire Chevalier pour ne pas oublier d'aimer l'Amérique, et y retrouver, comme lui, que s'y trouvent réalisées une partie de ses ambitions saint-simoniennes : l'autocratie industrielle, l'absence de noblesse héréditaire et de traditions, la femme entourée de respect, une activité de ruche laborieuse, un prodigieux entrain, le travail considéré comme le moteur de la loi universelle, un développement économique qui menace de déborder sur l'Europe.


Vue de Pontchartrain
Ce dessin de Lesueur date sans doute de 1830 et représente les grands bâtiments du débarcadère sur le lac Ponchartrain, avec un ponton d'accostage. Bientôt, un train à vapeur va arriver de la Nouvelle Orléans.
La description détaillée du dessin, d'une taille de 15 x 23 cm, explique qu'un insecte s'est écrasé dans son coin gauche : Lesueur l'a ornementé de grandes ailes, simulant un oiseau en vol, pour escamoter la tache...
(Collection Lesueur, Muséum d'histoire naturelle du Havre, INV 44 086)