La SABIX
Bulletins déja publiés
Biographies polytechniciennes
 

Auguste BRAVAIS (1811-1863)


Ancien élève de l'Ecole polytechnique (promotion 1812).

Ce texte a été publié dans le Livre du Centenaire de l'Ecole polytechnique, 1897.

Auguste BRAVAIS (1811-1863)

Les renommées les plus retentissantes ne sont pas toujours les plus solides, même parmi les hommes de science. Il en est pour qui la postérité, mieux dégagée des influences passagères, se montre moins indulgente que n'ont été les contemporains. D'autres, au contraire, grandissent à mesure que leur œuvre est mieux connue, et regagnent en gloire posthume ce qui a pu manquer à l'éclat de leur carrière.

Auguste Bravais mérite d'être compté au nombre de ces derniers. Ce n'est assurément pas dépasser la mesure que de reconnaître en lui un des tempéraments scientifiques les plus remarquables du siècle. Non seulement son activité, bien que paralysée avant l'heure, s'est manifestée par des travaux de premier ordre; mais il a grandement honoré l'Ecole Polytechnique, en montrant où peut atteindre un esprit original et puissant, quand il applique aux sciences d'observation pure la discipline géométrique dont cette Ecole a gardé la tradition.

A l'inverse de ceux qu'un heureux hasard a seul dirigés vers la carrière polytechnicienne, Bravais s'y est trouvé destiné de bonne heure par la précocité de ses aptitudes spéciales. Né le 23 août 1811 à Annonay, il avait pour père un ancien préparateur du cours de Chaptal, devenu médecin et passionné pour la Botanique. La famille du docteur se composait de cinq enfants, dont quatre garçons qu'il emmenait à ses herborisations, s'appliquant à leur faire partager son enthousiasme pour les choses de la nature. Auguste, le quatrième fils, était celui qui y prenait le plus d'intérêt. Cet enfant, qui avait su lire dès l'âge de trois ans, ressentait un entraînement tout particulier vers la Météorologie. A dix ans, on le vit accomplir tout seul et sans encombre l'ascension du mont Pilat; ce n'était pas d'ailleurs un coup de tète, mais bien l'exécution d'un plan depuis longtemps concerté, dans l'espoir de surprendre quelque chose du secret de la formation des nuages. Rien n'était superficiel en lui; l'instinct de l'observation réfléchie le possédait tout entier. « Je pense », répondait-il à ceux qui le surprenaient, la tête dans ses mains (Elie de Beaumont, Éloge de Bravais), absorbé par un travail cérébral dont l'excès devait un jour entraîner l'affaiblissement prématuré de cette belle intelligence.

Jusqu'alors le jeune Bravais n'avait tourné son attention que vers les phénomènes de la nature. Pendant qu'il était au collège Stanislas, où son père l'avait envoyé pour achever ses études littéraires, des livres de Mathématiques lui tombèrent sous la main. Il y prit tant de goût qu'il les feuilletait la nuit en cachette. De retour à Annonay, il obtint l'autorisation de se préparer à l'École Polytechnique. Mais une aussi petite ville n'offrait pour un tel dessein que des ressources insuffisantes, et le candidat se vit refuser à Mines en 1828. Heureusement l'examinateur s'appelait Bourdon. S'il était de son devoir de constater un défaut de préparation, du moins il avait discerné la valeur personnelle du jeune élève. Il plaida sa cause auprès du père et obtint qu'on l'envoyat à Paris. Le premier prix de Mathématiques au concours général vint brillamment confirmer le diagnostic de Bourdon. En même temps, Auguste Bravais fut reçu, à 18 ans, le second à l'École. Il devenait le premier au passage en deuxième année. Poisson, qui l'examinait à la sortie, fut assez frappé de ses aptitudes pour lui conseiller de poursuivre ses études en vue du doctorat.

Cependant, quand il fallut choisir un service public, Bravais opta pour la Marine, qui lui laissait entrevoir plus d'une occasion fructueuse et nouvelle d'exercer ses facultés d'observateur. Lieutenant de frégate à 23 ans, il n'oubliait pas la Botanique; témoin le travail qu'il rédigea en 1835, avec son frère Louis, sous le titre d'Essai géométrique sur la symétrie des feuilles cuivisériées et recti-sériées. Comme l'a remarqué son illustre panégyriste Elie de Beaumont, Bravais préludait ainsi, dans le monde végétal, à ces études de symétrie qui, appliquées plus tard au règne minéral, devaient former son meilleur titre de gloire. En même temps, il apportait, dans une matière que d'éminents botanistes avaient déjà traitée, ces connaissances géométriques, cet usage des propriétés de l'hélice, cette aisance à manier les fractions continues ou les séries récurrentes, qui devaient assurer, en pareil cas, la supériorité d'un mathématicien, doublé d'un naturaliste.

A ce moment, Bravais est affecté, à bord du Loiret, à l'exploration des côtes d'Afrique, où il reprend l'habitude des travaux mathématiques. Tout en publiant des mémoires sur les calculs nécessaires à la réduction des levés hydrographiques, ainsi que sur l'équilibre des corps flottants, il se souvient des encouragements de Poisson et conquiert le grade de docteur es sciences. Aussi obtient-il sans peine, en 1838, d'être attaché, à bord de la Recherche, aux travaux de la Commission scientifique du Nord, où son nom sera désormais associé à celui de Charles Marlins. Durant l'hiver passé à Bossekop, il se livre à d'importantes observations sur les aurores boréales; puis, élargissant son champ d'action, il suit, dans l'intérieur de l'Altenfjord, les terrasses qui marquent les tracés successives des anciens rivages maritimes. Au cours de cette étude, son instinct si sagace l'amène à constater que ces tracés ne sont pas partout exactement équidistants, fait de la plus haute importance au point de vue de l'interprétation géologique du phénomène.

Décoré en 1839, Bravais obtint en 1841 un poste à la Faculté des Sciences de Lyon. Le cours qu'il y professait avec succès ne suffisait pas à son activité. Tout en rédigeant son rapport de mission, il collaborait assidûment à l'ouvrage intitulé Patria, se chargeant de la géographie physique et mathématique, ainsi que de la Physique du sol. En même temps, il profitait du voisinage des Alpes pour renouveler sur le Faulhorn, en 1841 et 1842, les études météorologiques qui avaient passionné son enfance. Plus tard, en 1849, il eut le mérite d'exécuter, avec Marlins et Le Pileur, la première ascension vraiment scientifique au sommet du mont Blanc. Un magnifique mémoire sur les halos fut le fruit principal de ces diverses expéditions, à la suite desquelles Bravais était choisi, à l'unanimité, en 1845, pour occuper la chaire de Physique à l'Ecole Polytechnique. S'il n'y a pas laissé la renommée d'un professeur à l'élocution facile, du moins la solidité et le sérieux de son enseignement lui concilièrent l'estime des élèves, auxquels il témoignait une complaisance sans bornes.

A force de vivre au milieu des frimas, l'attention de Bravais avait élé souvent attirée vers les élégants assemblages cristallins que forme, aux basses températures, la réunion des fines aiguilles de neige. Quelle cause préside à cette manifestation de symétrie, commune à tous les cristaux, et dont Haüy a brillamment défini les lois, mais sans faire plus que d'en soupçonner la véritable raison d'être ? Tel est le problème auquel Bravais s'est attaqué. Déjà Delafosse avait démontré que les particules cristallines devaient être disposées en quinconces. Préparé, par des études qui dataient de 1837, au facile maniement des assemblages de points régulièrement distribués, Bravais a donné des systèmes réticulaires une classification absolument rigoureuse. Mais, au lieu d'envisager de simples points géométriques, en réduisant les particules à leurs centres de gravité, il a fait, le premier, intervenir la notion féconde des polyèdres moléculaires, sentant bien que, dans la symétrie propre de ces polyèdres, dont la réalité ne peut faire de doute, doit se trouver, pour chaque corps homogène, la cause déterminante du choix d'un système cristallin. Et alors, il a su analyser, avec une incomparable rigueur, toutes les combinaisons susceptibles de se produire, suivant que la symétrie de la molécule est entièrement ou partiellement conforme à celle du système choisi. De cette façon, sans abandonner un instant le solide terrain des réalités concrètes, il réussissait à construire un édifice entièrement rationnel, où toutes les lois de la cristallisation découlent, par voie géométrique, d'un seul principe expérimental. Sa méthode est si logique, qu'elle fait rentrer dans la règle générale tout ce que les anciens minéralogistes avaient coutume de regarder comme des dérogations plus ou moins capricieuses à la loi de symétrie. Elle est si féconde, qu'elle marche en avant de l'expérience, indiquant la possibilité de combinaisons encore inconnues, parfois même réputées inadmissibles, et qu'on est parvenu depuis lors à réaliser dans les laboratoires!

Si admirable que fût la théorie de Bravais, son influence a mis quelque temps à se faire sentir en Minéralogie. L'auteur, emporté par son tempérament de géomètre, avait donné à l'œuvre une sorte d'aspect transcendant; si bien que, devant cet appareil de formules et de symboles presque cabalistiques, la plupart s'écartaient d'instinct avec un trop religieux respect. Pour faire tomber ce préjugé, il a fallu que Mallard vint montrer comment les ressources de la Géométrie la plus élémentaire suffisaient à la pleine intelligence du système, en même temps que, par une belle et solide analyse, il rattachait à la théorie de son illustre devancier tous les cas de groupement des cristaux, même les plus compliqués. Aujourd'hui, la cause est gagnée, et la science française peut être justement fière d'avoir substitué, grâce à Bravais, aux données singulièrement nuageuses de la Cristallographie allemande, un corps de doctrines admirable, par sa rigueur et sa netteté.

Du reste, avant que ce résultat fût acquis, l'Académie des Sciences avait rendu pleine justice à l'auteur des Etudes cristallographiques (Ces études furent publiées, à partir de de 1848, dans le Journal de l'Ecole Polytechnique et le Journal de Mathématiques), en l'appelant, dès 1854, à siéger dans son sein. Malheureusement Bravais ne devait pas jouir longtemps de cet honneur. La mort de son père, suivie de près par celle de son fils unique, venait de porter un coup terrible à cette âme d'élite, dont les facultés intellectuelles avaient été constamment soumises à un effort démesuré. En vain, il essaya de lutter contre la fatigue cérébrale. Il lui fallut quitter l'Ecole, cesser dès le mois de mars 1850 de paraître à l'Académie, enfin se retirer à Versailles, où ses amis eurent le chagrin de constater peu à peu les progrès d'une irrémédiable décadence. Bravais s'éteignit en 1863, sans que depuis longtemps aucune lueur, même passagère, eut éclairé la nuit où sommeillait cette intelligence autrefois si puissante. Mais les générations présentes, qui profitent des conquêtes de son génie, n'en doivent que plus de deuil à sa mémoire, et il leur appartient de saluer en lui, à la fois, l'un des principaux bienfaiteurs et l'une des plus nobles victimes de la science.

A. DE LAPPARENT.

Cette biographie résume la notice lue à l'Institut par M. Poincaré, et l'article publié par M. Rouché dans le Journal de l'École Polytechnique.