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Biographies polytechniciennes
 

Louis Joseph GAY-LUSSAC (1778-1850)

Louis Joseph GAY-LUSSAC est le fils de Antoine GAY-LUSSAC, procureur royal et juge, et de Léonarde BOURIQUET. Il épouse en 1808 Geneviève ROJOT. Plusieurs de ses descendants ont été polytechniciens : notamment son petit-fils Paul-Joseph COLE-MERGEZ (1830-1855 ; X 1850) et son arrière-petit-fils Bernard-Jacques LUNET de la MALENE (1883-1956 ; X 1903).  

Résumé de carrière :

Eleve de la promotion 1797 de Polytechnique, ingénieur des ponts (1800), il est choisi comme préparateur par Berthollet et travaille sur la loi de la dilatation des gaz (1802). Il entreprend avec Biot deux voyages aérostatiques (1804). Membre du Bureau consultatif des arts et manufactures (1805), il fait avec Humboldt un voyage scientifique en Italie et en Allemagne (1805-06) et présente avec lui à l’Académie des sciences où il est élu (1806), le mémoire sur la loi de combinaison des gaz. Il publie des observations sur le magnétisme (1807). Il fait partie des fondateurs de la Société d’Arcueil. Devenu professeur de physique en Sorbonne (1809), il succède à Fourcroy et se consacre à la chimie industrielle, avec Thénard, à Polytechnique (1810-1840). Il découvre le cyanogène et l’acide prussique (1815). Il s'intéresse aussi aux volcans, nuages, foudre, orages, salinité de la Mer morte. Membre du Comité des poudres et salpêtres (1818), directeur du Bureau de garantie à l’Hôtel des monnaies (1819), il est associé à l’Académie de médecine (1820). Député de Limoges (1831-39), professeur de chimie générale au Muséum d’histoire naturelle (1832) et pair de France (1839), il cesse d’enseigner (1840), mais continue ses recherches et publications ; il est nommé (1840) administrateur de la Compagnie des glaces de Saint-Gobain et crée la "tour Gay-Lussac" dans l'usine de Chauny. Il se retire à Lussac en Limousin (1848).


 

Le texte ci-après a été publié dans le Livre du Centenaire de l'Ecole polytechnique, 1897.

Gay-Lussac appartient tout entier à l'École Polytechnique par son origine, par son caractère, par son enseignement. La Chimie et la Physique se partagent son œuvre : à côté des plus grandes découvertes de la philosophie naturelle, il a laissé des méthodes précieuses pour l'industrie; il a montré ainsi comment la Science pure peut s'allier à toutes les applications pratiques.

Entré à l'Ecole Polytechnique en 1797, Gay-Lussac en sortit dans le corps des Ponts et Chaussées. Berthollet, revenant d'Egypte avec le général Bonaparte, demanda un ancien élève de l'Ecole pour l'aider dans les travaux de son laboratoire. Gay-Lussac, déjà remarqué par ses maîtres, fut cet élève privilégié. Notre Conseil d'instruction le désigna pour être « adjoint aux répétiteurs de Chimie » (31 décembre 1802). Quelque temps après, sans cesser d'être le disciple de Berthollet, il fut nommé répétiteur de Fourcroy (1804). Dès lors sa voie était tracée.

On ne compte pas moins de cent onze publications où Gay-Lussac a fourni successivement des données nouvelles à la Science. Insistons surtout sur ses découvertes capitales.

L'égale dilatation des gaz et des vapeurs a été affirmée par Gay-Lussac, dès 1802, à l'âge de 24 ans : c'est le premier travail scientifique du « citoyen Gay-Lussac, élève Ingénieur des Ponts et Chaussées » (Annales de Chimie et de Physique, t. XLIII, p. 137; année 1802).

Les expériences nombreuses faites sur ce sujet par le jeune savant ont été, dans la suite, sévèrement critiquées; les appareils ont été perfectionnés par Regnault qui a introduit dans la Physique la précision de l'Astronomie; la valeur numérique du coefficient de dilatation a été modifiée et l'on a reconnu, par des recherches minutieuses, de petites différences entre les dilatations des différents gaz. Mais aujourd'hui nous pouvons envisager ces questions d'un point de vue plus élevé; l'énoncé de Gay-Lussac reste comme une grande loi naturelle, malgré les perturbations auxquelles elle est soumise; les physiciens, les mathématiciens la considèrent comme le caractère des gaz parfaits. Ce début était donc un coup de maître.

Une autre loi non moins célèbre, qui porte encore aujourd'hui le nom de Gay-Lussac, est la loi sur les rapports des volumes dans les combinaisons entre les gaz. Voici son énoncé textuel, publié en 1808 dans les Mémoires de la Société d'Arcueil :

« Les combinaisons des substances gazeuses les unes avec les autres se font toujours dans les rapports les plus simples et tels qu'en représentant l'un des termes par l'unité, l'autre est 1, ou 2 ou au plus 3..... Les contractions apparentes de volume qu'éprouvent les gaz en se combinant ont aussi des rapports simples avec le volume de l'un d'eux. »

Cet énoncé général résume de nombreuses séries d'expériences dont la première, faite en collaboration de Humboldt, avait été l'analyse exacte de l'eau au moyen de l'eudiomètre, en 1805; les deux savants y avaient constaté la simplicité du rapport en volumes (2,00) des deux gaz, rectifiant ainsi le nombre fractionnaire 2,05 donné par Fourcroy, Vauquelin et Seguin. Ce n'est que trois ans après que Gay-Lussac, à la suite de nouvelles recherches, étendit cette observation à tous les gaz. On peut remarquer que, dans l'intervalle, Dalton avait publié le premier volume de son Nouveau Système de philosophie chimique où il exposait la loi des proportions multiples en l'interprétant par l'hypothèse des atomes; on est étonné de voir que Dalton, dans son second volume, repousse avec une sorte de dédain la loi de Gay-Lussac.

Aujourd'hui on peut dire que cette loi domine toute la Chimie moderne qui attache une importance prépondérante à l'étude des corps pris à l'état gazeux. Gay-Lussac avait tout de suite compris l'importance de sa découverte, car il dit au début de son Mémoire, comme pour rattacher cette loi à celle de l'égale dilatation des gaz : « L'attraction des molécules dans les solides et les liquides est la cause qui modifie leurs propriétés particulières et il parait que ce n'est que quand elle est entièrement détruite, comme dans les gaz, que les corps, se trouvant placés dans des circonstances semblables, présentent des lois simples et régulières..... J'espère, ajoute-t-il, donner par là une preuve de ce qu'ont avancé des chimistes très distingués, qu'on n'est peut-être pas très éloigné de l'époque à laquelle on pourra soumettre au calcul la plupart des phénomènes chimiques. »

La valeur de cette découverte paraîtra encore plus grande si l'on réfléchit qu'au moment où elle fut faite, on discutait encore la question de savoir si les combinaisons chimiques se font en proportions fixes ou en toutes sortes de proportions : Berthollet, le maître de Gay-Lussac, soutenait contre Proust et Dalton cette doctrine erronée, tout en la tempérant par diverses restrictions.

Pour poursuivre les conséquences de la nouvelle loi, Gay-Lussac donna une méthode, devenue classique, pour déterminer les densités des vapeurs : il calcula la densité de vapeur théorique du carbone; il calcula aussi à l'avance celle de l'iode, peu après la découverte de ce corps simple, et un peu plus tard l'expérience vérifia le nombre ainsi obtenu.

La découverte du cyanogène, faite par Gay-Lussac en 1815, est d'ordre purement chimique; beaucoup de savants l'ont regardée comme son chef-d'œuvre, au même titre que l'œuvre capitale d'un grand artiste. A cette époque, en effet, la production artificielle d'un radical, corps composé fonctionnant comme un corps simple, était tout à fait imprévue et sans aucun précédent.

Cette découverte est absolument personnelle à Gay-Lussac; il en a vu immédiatement toute l'importance. « Le cyanogène, dit-il, présente un exemple remarquable et jusqu'à présent unique d'un corps qui, quoique composé, joue le rôle d'un corps simple dans ses combinaisons avec l'hydrogène et avec les métaux. » Le cyanogène, gaz formé de carbone et d'azote, se rapproche du chlore par presque toutes ses réactions; il supporte une très haute température sans se décomposer; il se combine au potassium avec incandescence; il est absorbé par la potasse; il donne des cyanures dont les propriétés sont parallèles à celles des chlorures. D'autre part les cyanures alcalins, en s'unissant aux cyanures de fer, donnent des ferrocyanures et ferricyanures dont les propriétés font supposer l'existence de nouveaux radicaux, dérivés eux-mêmes du cyanogène et dont les réactions conduisent à la formation de matières colorantes. Peu de découvertes ont eu une portée philosophique plus considérable, puisque ces expériences suggèrent à notre imagination la décomposition possible de nos éléments actuels; on connaît les développements que MM. Dumas, Lockyer, Berthelot ont donnés à ces considérations ; on sait aussi combien la découverte de Gay-Lussac s'est élargie, entre les mains de MM. Bunsen, Cahours et Hofmann, par la formation des corps organo-métalliques.

Cette production du cyanogène n'est point due à un hasard heureux. Il est utile de remarquer pour l'instruction des jeunes chimistes qu'elle est résultée comme naturellement d'une étude très laborieuse sur l'acide cyanhydrique et les cyanures. Le Mémoire original porte le titre modeste de Recherches sur l'acide prussique (Annales de Chimie et de Physique, t. XCV; année 1815). On sait que c'est en chauffant le cyanure de mercure que Gay-Lussac a obtenu pour la première fois le cyanogène, mais on oublie souvent que Proust avait déjà fait cette expérience sans résultat : son insuccès était venu simplement de ce que, moins soigneux que Gay-Lussac, il avait pris le cyanure de mercure humide.

Nous venons de détacher dans l'œuvre de Gay-Lussac les découvertes qui paraissent les plus éclatantes par leur caractère élevé et général. Mais, parmi ses autres travaux, beaucoup auraient suffi pour garder son nom dans l'histoire de la Science.

La collaboration de Gay-Lussac et de Thénard est l'une des plus fructueuses que l'on puisse citer. Ces deux hommes, d'un caractère et d'un esprit si différents, se trouvaient rapprochés par leurs fonctions dans l'enseignement de l'École Polytechnique; ils s'unirent pendant quelques années dans des études communes où chacun apporta son génie particulier; leurs différences mêmes les rendaient très propres à se compléter l'un l'autre. De cette collaboration sont sortis quinze mémoires réunis en 1811 dans un ouvrage spécial, sous le titre de Recherches physico-chimiques.

L'origine de cette collaboration de Gay-Lussac et Thenard était un don généreux fait par l'empereur Napoléon à l'École Polytechnique. Davy avait découvert, au moyen de la pile, le potassium et le sodium : l'Institut de France venait de lui décerner un de ses plus grands prix au moment même de la guerre avec l'Angleterre ; le monde savant prenait la plus haute idée de la puissance de l'électricité. Laissons ici la parole à Gay-Lussac : « Sa Majesté, qui semblait avoir pressenti cette puissance en fondant un grand prix auquel pouvaient aspirer les savants de toutes les nations, voulut que la France possédât une pile plus forte que toutes celles qui existaient à cette époque et qu'on recherchât si les éléments que les agents ordinaires n'avaient pu encore séparer céderaient à cet agent extraordinaire.....Elle fit don de cette pile à cette École même qui, outre un chef éminent (le comte de Cessac), compte tant d'hommes d'un rare mérite dans son Conseil de perfectionnement, tant de professeurs célèbres et tant d'élèves qui le sont déjà. Une Commission fut nommée pour surveiller cet important travail; nous fûmes désignés pour l'exécuter, et bientôt une batterie de six cents plaques de près de neuf décimètres carrés et d'autres d'une dimension beaucoup plus petite furent construites. »

L'avenir s'est chargé de justifier les vues qu'avait Napoléon en incitant les savants français à porter leurs recherches sur les effets chimiques de la pile. On connaît l'importance qu'ont aujourd'hui pour la fabrication des aciers certains métaux rares tels que le manganèse, le chrome, le tungstène, le titane : c'est avec le four électrique, comme l'a montré surtout M. Moissan en 1892, qu'il est le plus facile de les obtenir purs.

Ce n'est pas cependant d'expériences sur l'électricité que sortirent les résultats les plus remarquables de la collaboration de Gay-Lussac et Thenard. Partout, dans les œuvres de l'esprit humain, l'inspiration souffle où elle veut. C'est surtout du côté de la Chimie que se dirigèrent les études communes des deux professeurs.

Parmi les travaux ainsi effectués, il faut citer avant tout la préparation du potassium et du sodium par un procédé purement chimique, la décomposition de la potasse et de la soude par le fer chauffé au rouge. On sait que Davy avait découvert ces métaux si curieux en soumettant les alcalis à l'action de la pile électrique; il avait constaté qu'ils décomposent l'eau à froid; mais il les obtenait en si petites quantités qu'on pouvait à peine examiner leurs propriétés et qu'il était impossible de les utiliser pour d'autres réactions. Gay-Lussac et Thénard purent au contraire les étudier en détail.

La production du bore fut le résultat presque immédiat de cette découverte : Gay-Lussac et Thenard l'obtinrent en décomposant l'acide borique par le potassium. C'est par un procédé semblable qu'ont été produits depuis le silicium, l'aluminium, les métaux alcalino-terreux et un grand nombre de métaux rares. On sait que l'aluminium notamment a été obtenu par Wohler, puis par Henri Sainte-Claire Deville, au moyen de l'action des métaux alcalins sur le chlorure. Si l'aluminium arrive à être un métal tout à fait usuel, ainsi que le zinc l'est devenu seulement depuis un siècle, ce progrès sera dû à la découverte des métaux alcalins. Chose singulière : la rivalité entre les deux procédés physique et chimique subsiste encore aujourd'hui : c'est tantôt par l'électricité, tantôt par le sodium, qu'on produit aujourd'hui l'aluminium en grand.

Un autre résultat capital des recherches communes de Gay-Lussac et de Thenard est la méthode d'analyse élémentaire des corps organiques. Il faut avoir passé par la vie des laboratoires pour en sentir toute l'importance. D'énormes difficultés se présentaient pour déterminer quantitativement la proportion des quatre éléments carbone, hydrogène, oxygène et azote qui, diversement combinés, forment à eux seuls les innombrables corps organiques. Dès Lavoisier, on avait eu l'idée de les brûler de manière à changer l'hydrogène en eau, le carbone en acide carbonique; mais la difficulté pratique était de produire une combustion complète et cependant de la rendre assez tranquille pour ne point avoir de détonations ou de projections de matières. C'est par l'emploi ménagé du chlorate de potasse que Gay-Lussac et Thenard arrivèrent à résoudre ce problème ; M. Boussingault racontait que le jour où les deux savants réussirent la première fois une analyse par cette méthode, ils furent pris d'une telle joie qu'ils se mirent à danser ensemble autour de leur laboratoire. C'est Gay-Lussac qui plus tard remplaça le chlorate de potasse par l'oxyde de cuivre ; ce procédé, où la combustion se fait plus tranquillement, est celui qui, avec quelques variantes, est universellement employé aujourd'hui.

C'est également de la collaboration de Gay-Lussac et Thenard ainsi que de leurs discussions avec Davy qu'est sortie la solution définitive du problème si longtemps débattu sur la nature du chlore. Au commencement, Gay-Lussac et Thenard, avec leur maître Berthollet, le considéraient comme un corps composé (acide muriatique oxygéné). C'est, d'après Biot, aux deux chimistes français qu'appartient, par la date, l'indication des doutes à avoir sur cette hypothèse et des expériences à faire pour résoudre le problème : leur extrême déférence pour Berthollet les a empêchés de devancer Davy dans l'affirmation formelle du résultat.

Dans l'œuvre purement chimique de Gay-Lussac, on ne peut pas oublier ses travaux sur les composés de l'iode, effectués à la suite de la découverte de ce corps par Courtois; ces recherches, faites en concurrence avec celles de Davy, ont établi définitivement que l'iode est un corps simple; elles ont fait connaître l'acide iodhydrique et l'acide iodique, si analogues à l'acide chlorhydrique et à l'acide chlorique. Cette fois, Gay-Lussac avait devancé Davy de huit jours dans sa conclusion (Mémoire lu à l'Institut le 1er août 1814. [Annales de Chimie et de Physique, t. XCI]).

L'acide hyposulfurique est dû à la collaboration de Gay-Lussac et de Wöhler.

On doit également à Gay-Lussac des Mémoires d'une haute portée sur plusieurs sujets que nous rangeons aujourd'hui dans la Chimie physique. Telles sont surtout les recherches sur la solubilité des sels, où il en détermine la variation avec la température et relie les résultats par une formule algébrique.

Gay-Lussac, disciple de Laplace, était physicien en même temps que chimiste. Un grand nombre de ses travaux de Physique sont restés classiques : avant tout ses études, déjà mentionnées, sur la dilatation des gaz et sur la densité des vapeurs. Des ses premières années de recherches, il soumet au contrôle de l'expérience les vues de Laplace sur les phénomènes capillaires et vérifie avec le cathétomètre la loi d'après laquelle dans différents tubes capillaires les hauteurs d'un liquide sont en raison inverse des diamètres. Il mesure la densité et la chaleur spécifique des gaz et détermine le refroidissement produit par leur détente. Il constate (en 1807) que, lorsqu'on fait communiquer deux ballons dont l'un est vide et l'autre plein d'air, la température de l'ensemble du système, placé dans un calorimètre, ne subit aucune variation; c'est cette expérience qui a été souvent utilisée comme l'un des points de départ de la théorie mécanique de la chaleur. Gay-Lussac étudie encore les tensions de vapeur aux plus basses températures et détermine celles qui émanent des dissolutions salines : il montre que dans les gaz les tensions de vapeur sont les mêmes que dans le vide. Il s'occupe de la construction de divers thermomètres. Il construit un baromètre portatif d'une grande précision qui porte encore son nom.

Les observations magnétiques occupèrent aussi beaucoup Gay-Lussac, surtout dans le voyage qu'il fit en Italie avec de Humboldt en 1805 et 1806. C'est chez Berthollet que leurs relations s'étaient établies; elles étaient devenues si cordiales que les deux amis se tutoyaient, même dans les lettres publiées dans les Recueils scientifiques.

Les diverses expériences de Physique de Gay-Lussac n'ont certainement pas atteint la précision des recherches faites plus tard par Regnault sur les mêmes sujets ; mais il faut tenir compte de l'époque où ont été exécutés les travaux de Gay-Lussac, de la modicité des ressources dont il disposait, peut-être aussi de ses habitudes de chimiste allant droit au but sans se complaire dans de trop minces détails. Après la mort de Gay-Lussac, lorsque Regnault se trouva, à bon droit, occuper la première place parmi les physiciens, il y eut comme une défaveur jetée sur les travaux qui avaient précédé. Aujourd'hui que Regnault est mort, une sorte de revirement contraire s'est produit et l'on sent mieux la haute portée des découvertes de Gay-Lussac.

Les voyages de Gay-Lussac en aérostat doivent être comptés parmi ses travaux les plus méritoires et les plus féconds. Jusqu'à lui, l'admirable découverte des frères Montgolfier n'avait été associée à aucune investigation vraiment scientifique de l'atmosphère. Gay-Lussac prépara un programme parfaitement coordonné des questions à étudier : il sut avec une rare énergie réaliser lui-même cette expédition en 1807 dans deux voyages successifs : l'un avec Biot à 4000 m de bauteur; l'autre, seul, jusqu'à 7000™.

[Ces voyages en aérostat furent dus à l'appui de Chaptal, alors Ministre de l'Intérieur. La relation de la première ascension fut publiée par Biot dans le journal le Moniteur; la relation de la seconde, par Gay-Lussac, dans les Annales de Chimie et de Physique (tome LV, an XIII)].

Cette hauteur de 7000 m n'a, même aujourd'hui, été que très rarement dépassée. Les résultats de ces mémorables ascensions servent de fondement à la Physique du globe ; Gay-Lussac en rapporta des observations précieuses sur la décroissance de la température et de l'humidité avec la hauteur au-dessus du sol; la force magnétique fut trouvée persister à de grandes altitudes; la composition chimique de l'air rapporté des régions supérieures de l'atmosphère fut constatée être la même qu'à la surface du globe. Par ces observations, ainsi que par plusieurs autres études ultérieures, Gay-Lussac a été l'un des fondateurs de la Météorologie actuelle.

Une partie importante des travaux de Gay-Lussac a été, surtout dans la seconde moitié de sa vie, consacrée à la Chimie industrielle. A cette époque, la France n'avait pas cette pléiade d'Ingénieurs distingués que lui donne aujourd'hui l'École Centrale. Gay-Lussac, dont la notoriété était universelle, était fréquemment consulté par de grands industriels et par les administrations publiques; il servait encore l'intérêt général de son pays et de la Science en étudiant de près les questions pratiques qui lui étaient posées. On lui doit un perfectionnement important apporté à la fabrication de l'acide sulfurique : dans la réaction mutuelle de l'acide sulfureux, de l'air, de la vapeur d'eau et de l'acide azotique, la théorie indique que la même quantité d'acide azotique, tour à tour détruite et reformée, doit resservir indéfiniment; mais, en fait, l'entraînement produit par les gaz en consomme de fortes quantités. Gay-Lussac a supprimé une grande partie de cette perte au moyen d'une tour qui a gardé son nom : les produits nitreux y sont condensés par le passage des gaz sur du coke imbibé d'acide sulfurique ; ils retournent à la fabrication, et en même temps les émanations délétères se trouvent en grande partie supprimées.

C'est surtout dans les méthodes d'analyse industrielle que se sont exercés les efforts de Gay-Lussac ; il avait vu qu'une grande fabrication ne peut marcher sans l'assistance continuelle de la Chimie, mais qu'en même temps elle a besoin de dosages plus simples et plus rapides que ceux des laboratoires scientifiques. C'est Gay-Lussac qui a perfectionné les essais alcalimétriques et les essais de salpêtre, il a fondé les essais chlorométriques; il est également l'auteur de la méthode si simple et si précise d'analyse des monnaies d'argent par voie humide; nous nous servons encore journellement de l'alcoomètre qui porte son nom. Par toutes ces applications pratiques, le savant montrait qu'il était en même temps un véritable Ingénieur.

Nous venons de résumer les grandes découvertes qui s'attachent au nom de Gay-Lussac; mais dans une Publication qui est, pour ainsi dire, l'histoire de l'Ecole Polytechnique, on ne peut pas oublier ses grandes qualités de professeur. Gay-Lussac, Répétiteur de Chimie le 20 septembre 1804, était, sur la proposition des Conseils de l'Ecole, devenu Professeur en remplacement de Fourcroy, le 1er janvier 1810; il donna sa démission le 18 novembre 1840. Il occupait en même temps les chaires de Physique à la Sorbonne et de Chimie générale au Muséum d'Histoire naturelle. Il était en outre Membre du Bureau consultatif des Arts et Manufactures [depuis 1805], Membre du Comité des Poudres et Salpêtres [depuis 1818 : il analyse le nitrate de potassium utilisé dans la fabrication de la poudre à canon], Professeur à l'École d'application des Elèves Ingénieurs des Manufactures de l'Etat, Directeur du Bureau de garantie à l'Hôtel des Monnaies [depuis 1819 : il introduit l'analyse des monnaies d'argent par voie humide]. Cette multiplicité d'occupations a malheureusement ralenti, dans la seconde moitié de sa vie, sa production scientifique.

Ceux de nos devanciers qui ont eu le bonheur de l'entendre attestent que son genre d'enseignement était singulièrement adapté aux exigences spéciales de cette brillante jeunesse qui depuis cent ans a toujours été l'élite scientifique de la France. Dans les leçons de Gay-Lussac, rien n'était sacrifié à l'effet; son cours était extrêmement clair, parfaitement pondéré, mais il ne craignait pas de le faire complet et élevé. Il aimait peu les généralités, qu'il considérait comme étant trop souvent incertaines; il ne se hasardait point dans les spéculations théoriques, il ne donnait rien aux systèmes et aux idées préconçues. Son langage était sobre et correct, toujours empreint de l'esprit mathématique. Sa voix, d'abord timide et faible, s'animait peu à peu, et il devenait véritablement éloquent lorsqu'il avait à exposer de grandes découvertes.

Les savants qui ont connu Gay-Lussac s'accordent à dire qu'il avait un caractère antique : il était d'une justice absolue dans ses jugements scientifiques. La noble simplicité de son âme ne fut jamais altérée par la haute situation de Pair de France et par les autres dignités qui vinrent donner à ce savant illustre un supplément de notoriété dont l'éclat, comparé à celui de son œuvre, nous paraît bien faible aujourd'hui.

Les hommes de la valeur de Gay-Lussac se développent le plus souvent dans tous les milieux, malgré les difficultés de la vie, mais ils produisent plus ou moins suivant les circonstances favorables à leurs études. Nous devons être reconnaissants aux vieux maîtres de l'Ecole Polytechnique, et surtout à Berthollet, d'avoir su distinguer ce grand esprit dès sa première jeunesse et de lui avoir donné tout de suite les ressources nécessaires à ses travaux. Nous croyons aussi que l'Ecole Polytechnique, par son genre d'enseignement, par son exactitude mathématique, par ses traditions d'honneur et d'équité, a contribué pour une bonne part à développer les qualités morales et intellectuelles de l'homme qui reste l'une de ses plus grandes gloires.

Georges Lemoine.