La SABIX
Bulletins déja publiés
Biographies polytechniciennes
 

Georges-Henri HALPHEN (1844-1889)

Ce texte a été publié dans le Livre du Centenaire de l'Ecole polytechnique, 1897.

Les éléments de cette biographie sont tous empruntés à la notice lue par M. Picard à l'Académie des Sciences, dans la séance du 10 mars 1890, et au travail publié par M. Poincaré dans le Journal de l'Ecole Polytechnique.

Georges-Henri Halphen naquit à Rouen en 1844. Dix-huit ans après, il entrait à l'Ecole Polytechnique, où ses remarquables facultés d'algébriste attirèrent sur lui l'attention des maîtres aussi bien que celle des élèves. Cependant il ne chercha pas à échapper, par la science pure, à la carrière que son rang lui assignait et, devenu officier d'artillerie, il en remplit les fonctions avec zèle dans les résidences d'Auxonne et de Strasbourg. Pendant les loisirs que lui laissait le service, il s'initiait silencieusement aux méthodes de l'Algèbre et de la Géométrie modernes. Son premier travail, daté de 1869, est relatif à la recherche du nombre des droites communes à deux congruences. Plus soucieux de bien faire que d'acquérir rapidement quelque renommée, Halphen attendit jusqu'aux premiers mois de 1870 pour communiquer à l'Académie des Sciences, dans une note très succincte, des résultats de la plus haute importance, auxquels il avait été conduit en étudiant les courbes gauches algébriques.

La guerre de 1870 le prit à Besançon. Envoyé à Paris, puis à Mézières, il trouva l'occasion de se signaler à l'armée du Nord. Sa conduite à Pont-Noyelles lui valut, à vingt-six ans, la croix de la Légion d'honneur. Avant la fin de la campagne, il était capitaine et avait mérité d'être cité dans le récit qu'en fit plus tard le général Faidherbe.

Quand il eut payé sa dette au pays, Halphen revint à la science et fut nommé, en 1872, répétiteur à l'Ecole Polytechnique. A partir de ce moment, les découvertes vont se multiplier sous ses pas. C'est d'abord la théorie des caractéristiques, où le souci de démontrer une loi générale, devinée par Chasles, l'amène à inventer une méthode pleine d'originalité. C'est ensuite la création des invariants différentiels, exposée, en 1878, dans sa thèse de doctorat. Après quoi, l'Académie ayant proposé, comme sujet du grand prix des Sciences mathématiques pour 1880, le perfectionnement de la théorie des équations différentielles, Halphen saisit de suite le rapport que ses recherches antérieures présentent avec une notion nouvellement introduite par Laguerre. Il en fait le point de départ d'une théorie complète, par laquelle il montre comment il est possible de reconnaître si une équation différentielle linéaire est intégrable, au moyen d'un changement de variable et de fonction qui n'altère pas sa forme. Son mémoire, intitulé : Sur la réduction des équations linéaires aux formes intégrables, obtint le prix.

D'autres se seraient reposés sur un tel succès. Halphen n'y vit qu'un motif de se distinguer davantage. Une question, mise au concours de 1882 par l'Académie des Sciences de Berlin, lui fit reprendre et développer l'étude des courbes gauches algébriques, avec laquelle il avait déjà pris contact quelques années auparavant. Il réussit à donner une formule générale pour déterminer le genre d'une courbe de cette nature, et à établir les remarquables propriétés des transformées ainsi que des développées des courbes. Ce travail, le chef-d'œuvre d'Halphen, fut jugé digne du prix Steiner.

Décoré pour sa bravoure dans les combats contre l'Allemagne, le savant artilleur trouvait, chez ses anciens adversaires, l'occasion d'un second et plus brillant succès; car, cette fois, il les amenait à lui décerner, de leurs propres mains, la distinction méritée sur un champ de bataille pacifique. Du reste, la savante Compagnie de Berlin n'eut point à faire, en cette occasion, de sacrifice d'amour-propre. En même temps qu'Halphen, M. Nöther avait traité la question dans un mémoire jugé de même valeur. L'Académie doubla le prix, pour pouvoir en accorder l'intégralité à chacun des deux concurrents.

Chef d'escadron en 1884, Halphen devint en même temps examinateur d'admission à l'École Polytechnique. Dans ces fonctions, qu'il n'a exercées que durant trois ans, il a laissé un souvenir incomparable. Eclairé et sûr de lui-même, il avait le jugement prompt, droit et pénétrant, qualités bien nécessaires à une époque où le nombre des candidats allait chaque jour grandissant, la plupart apportant à l'examen une préparation faite pour provoquer l'illusion.

Pendant qu'il s'acquittait de ces nouveaux devoirs, Halphen augmentait encore la liste déjà si belle de ses titres académiques. Trois fois il avait été lauréat de l'Institut; ses travaux le classaient parmi les premiers géomètres. Le 15 mars 1886, il reçut, à la presque unanimité des suffrages, la place que le décès de M. Bouquet laissait vide dans la section de Géométrie. Presque aussitôt, le tempérament du combattant de l'armée du Nord se réveilla en lui. Soucieux de ne pas sacrifier son avenir militaire, il demanda un poste à Versailles, au 11e régiment d'artillerie. Etait-il prudent de sa part d'assumer cette nouvelle tâche, du moment qu'il avait formé le dessein de mener à bien la publication d'un grand Traité des fonctions elliptiques ? Toujours est-il que ce cumul lui fut fatal et qu'une courte maladie l'emporta le 21 mai 1889, alors que deux volumes seulement de son œuvre avaient paru. Du moins ces livres forment-ils la production la plus importante à laquelle la matière ait donné lieu depuis les Fundamenta de Jacobi (Nous devons cette appréciation à M. Hermite). A la fois élémentaire et transcendant, fait, au point de vue didactique, pour exercer la plus grande influence sur l'enseignement de cette branche des Mathématiques, le Traité des fonctions elliptiques est en outre rempli de résultats nouveaux, avec applications des plus heureuses à la Mécanique ainsi qu'à la Physique mathématique. Par un habile emploi de la fonction de Weierstrass, l'auteur est parvenu du premier coup, sur ces questions, à des solutions qu'on peut considérer comme définitives.

Tel est, du reste, le caractère essentiel de toutes les œuvres d'Halphen. Un rare souci de la perfection le possédait. C'est pourquoi, sans rechercher de ces conquêtes rapides, qui laissent encore derrière elles des difficultés, il n'a voulu traiter que ce qu'il était en mesure de creuser à fond. Ennemi de la médiocrité, il délestait les généralisations faciles auxquelles se plaisent certains esprits avides d'un prompt succès. Sa raillerie spirituelle et souvent mordante s'est plus d'une fois exercée aux dépens de ce genre de travail; car s'il était bienveillant, ce n'était pas d'une bonté banale, et sa loyauté native, capable de se traduire parfois en élans d'indignation contre toute injustice, ne lui eût pas permis de déclarer bon ce qu'il jugeait médiocre. Aussi craignait-on sa critique, d'autant plus que la pénétration de son esprit ne faisait doute pour personne. M. Poincaré lui a reconnu ce rare mérite, d'avoir su, étant « complet et parfait, rester original et pénétrant ». Et le même juge n'a pas craint de comparer les mémoires d'Halphen aux chefs-d'œuvre de la statuaire antique, ajoutant qu'on n'y pourrait changer un mot sans en détruire l'harmonie.

Témoignages précieux et bien faits pour accroître les regrets excités par la mort prématurée d'un tel homme, qui, fidèle aux traditions initiales de notre Ecole, s'était constamment appliqué à honorer le pays dans les travaux de la guerre comme dans ceux de la paix.

A. DE LAPPARENT.