La SABIX
Bulletins déja publiés
Biographies polytechniciennes
 

Claude-Louis-Marie-Henri NAVIER (1785-1836)

Ce texte a été publié dans le Livre du Centenaire de l'Ecole polytechnique, 1897.

La destinée de Navier est de celles où l'on ne peut réclamer pour le hasard aucune participation. Chez lui les plus heureuses dispositions naturelles se sont rencontrées, à point nommé, pour lui rendre particulièrement facile l'accès d'une carrière vers laquelle de brillantes traditions de famille devaient inévitablement le diriger.

Né à Dijon le 15 février 1785, Louis-Marie-Henri Navier était le fils d'un avocat très considéré qui, après avoir été membre de l'Assemblée des Notables ainsi que de l'Assemblée Législative, mourut prématurément, par suite des chagrins que lui avaient causés les excès de la Révolution (Prony, Notice sur Navier, dans les Annales des Ponts et Chaussées, 1837). Orphelin à 14 ans, le jeune Navier fut confié aux soins de son oncle Gauthey, d'abord ingénieur des Etats de Bourgogne, puis Inspecteur général des Ponts et Chaussées, et connu par de remarquables travaux, notamment par l'exécution du canal du Centre. Sous une telle direction, Navier fit de rapides progrès dans les sciences et, en 1802, il fut admis parmi les premiers à l'Ecole Polytechnique. Deux ans après il entrait à l'École des Ponts et Chaussées. Grâce à l'atmosphère qu'il avait déjà respirée, il se sentit de suite tellement à l'aise au milieu de cet ordre d'études qu'il trouva de nombreux loisirs pour collaborer aux travaux de son oncle, ce qui lui valut d'acquérir de bonne heure une remarquable facilité pour les applications de la théorie à la pratique.

Mais Gauthey mourut en 1807, un an avant que Navier devînt ingénieur ordinaire. Ce dernier considéra comme un devoir de compléter l'œuvre de celui qui l'avait formé et, comme il n'en était pas l'héritier, il s'imposa de vrais sacrifices pour rester possesseur de tous les manuscrits. Il en commença la publication en 1813, par le Traité des Ponts, dont Prony a dit qu'il tirait son utilité de la grande quantité de notes que Navier y a insérées. La rédaction en fut interrompue un moment par une mission que le comte Mole avait donnée au jeune ingénieur, en vue de la reconstruction des quais du Tibre à Rome; mission que les événements de 1814 rendirent bientôt inutile.

En 1816, Navier, poursuivant son œuvre de piété presque filiale, publiait les Canaux de Navigation, de Gauthey, avec notes détaillées sur le canal du Centre. En même temps il participait à l'exécution d'ouvrages importants, tels que le pont de Choisy, la passerelle de la Cité, les ponts d'Asnières et d'Argenteuil.

En 1818, Navier publia, dans les Annales de Chimie et de Physique, un important mémoire, où il montrait le haut degré de simplicité et de clarté que prête, à la solution du plus grand nombre des problèmes de la Mécanique, l'emploi du principe des forces vives. L'année suivante, il transformait son énoncé en y introduisant ce que Coulomb appelait la quantité d'action, expression à laquelle Coriolis allait bientôt substituer celle de travail. De tels titres désignaient l'auteur pour le professorat. Aussi fut-il nommé, en 1819, à l'Ecole des Ponts et Chaussées, suppléant du cours de Mécanique appliquée, dont il devait devenir titulaire en 1831. Il ne tarda pas à justifier ce choix avec éclat par la publication de son mémoire de 1821 sur les Lois de l'équilibre et du mouvement des corps solides. Ce mémoire fit époque, car il fondait ce qu'on peut appeler la Mécanique moléculaire ou la théorie générale de l'élasticité, qui allait recevoir presque immédiatement tous ses développements de Cauchy, de Poisson, de Lamé, de Clapeyron. C'était, de la part de l'auteur, une vraie conquête d'avoir su, dès cette époque, pratiquer le calcul préalable du potentiel ou travail virtuel de toutes les forces enjeu.

Tout en se montrant théoricien accompli, Navier ne négligeait pas les applications. C'est ainsi qu'en 1822, de retour d'un voyage en Angleterre, il remettait à l'administration une note sur les procédés de Mac Adam, où il établissait les causes de la supériorité qu'avaient alors les routes anglaises. L'année suivante donna de nouvelles preuves de la fécondité de ce travailleur exceptionnel. En effet, il fit paraître une réimpression de deux des grandes oeuvres de Bélidor : la Science de l'ingénieur, enrichie de notes personnelles sur la poussée des terres, les murs de soutènement et la théorie des voûtes; l'Architecture hydraulique, que Navier avait remise au courant en doublant la contenance de l'ouvrage primitif. Mais surtout c'est dans cette année 1823 qu'il publia son mémoire sur les Ponts suspendus, résumé des missions qu'il avait plus d'une fois remplies pour cet objet en Angleterre et en Ecosse. C'était un traité nouveau et complet sur la matière, et Charles Dupin, qui en rendait compte, se plut à faire la déclaration suivante : « Grâce aux efforts de M. Navier, la France, entrée la dernière dans ce nouveau genre de constructions, se placera tout à coup au premier rang. » Nouvel exemple de ce que l'intervention des polytechniciens a si souvent produit, grâce à leur éducation scientifique, lorsqu'ils ont pénétré dans des domaines où la nature, en favorisant l'essor de l'industrie, avait permis à d'autres de les devancer.

Le 26 janvier 1824, l'Académie des Sciences ratifiait le suffrage de Dupin, en appelant l'auteur du mémoire sur les ponts suspendus à siéger dans la section de Mécanique, et le nouvel élu réussissait, dans la même année, à conquérir un nouveau titre par ses leçons sur la résistance des solides. Pour la première fois s'y trouvait corrigée l'erreur que tous les auteurs avaient antérieurement commise sur la détermination de la ligne des fibres invariables; de plus, en rattachant plus complètement la notion de la résistance à celle de l'élasticité des solides, Navier faisait faire à la théorie un pas jugé considérable.

Malheureusement, après tant de triomphes de bon aloi, remportés par le savant, l'ingénieur allait éprouver, moins par sa faute que par celle des circonstances, un grand déboire, destiné à assombrir toute la suite d'une carrière, dont cet échec a sans aucun doute hâté le dénouement.

Comme sanction à ses études sur les ponts suspendus, Navier avait projeté d'établir sur la Seine, en face de l'esplanade des Invalides, un pont dont l'ouverture était de 155m, c'est-à-dire à peine inférieure à la portée du fameux pont de Menai dans le pays de Galles. De cette façon, la capitale eut été dotée d'un ouvrage d'art destiné à exciter longtemps une attention universelle. La construction du pont, précédée par un bel ensemble d'études théoriques et expérimentales, avait donné à Navier l'occasion d'imaginer des dispositions nouvelles pour les points d'appui ou d'attache, ainsi qu'un ingénieux appareil pour soumettre à un effort de 67000 kilogrammes les 5000 pièces composant le système de suspension.

Le pont venait d'être terminé, quand un léger mouvement se manifesta dans les puits et les contreforts de retenue. Du côté des Champs-Elysées, l'effet de ce mouvement se trouva fortuitement aggravé, dans la nuit du 6 au 7 septembre 1826, par la rupture d'une conduite maîtresse des eaux de la Ville de Paris. Au fond il s'agissait de fort peu de chose et, avec 100 ou 200 mètres cubes de moellons, tout pouvait être facilement réparé. Mais l'opinion publique, qui s'était toujours montrée hostile à cette construction, dont les promeneurs déploraient l'effet, prit peur à cette occasion. On fit valoir que la réparation ne serait pas achevée avant l'hiver, qu'il y avait danger, en prévision des glaces, à barrer le fleuve par des échafaudages. Bref, toutes sortes d'intrigues s'en mêlèrent et l'on décida l'abandon de l'ouvrage.

En vain Navier rédigea, pour sa défense, un mémoire où il se justifiait d'avoir péché par économie, alléguant qu'en pareil cas il en coûtait « moins pour réparer une erreur que pour procurer à tout l'ouvrage une force superflue ». Son seul tort, on l'a reconnu depuis, avait été de négliger l'influence que le frottement des chaînes devait exercer sur la direction prise par la résultante des deux tensions, avant et après le coude précédant la descente des chaînes dans le puits (de Saint-Venant). En proclamant encore, quelques années après, que cet accident n'avait rien d'extraordinaire, que le remède était aussi facile que peu dispendieux, que l'abandon de l'entreprise avait été infiniment regrettable, l'illustre Prony, dans la notice biographique qu'il a consacrée à son élève, ajoutait : « Navier vit ainsi s'anéantir subitement un des plus beaux titres qu'il put avoir à l'estime des hommes instruits, la plus noble récompense de ses honorables travaux. »

Les années 1828 et 1829 furent marquées par une vive polémique entre Navier et Poisson. Ce dernier critiquait la méthode employée pour le calcul de la résistance des matériaux, prétendant qu'elle était inapplicable à des corps discontinus. Vérification faite, on s'est accordé à reconnaître que les reproches formulés par le grand mathématicien étaient ou sans fondement ou fort exagérés. Par contre, en 1828, Navier dut voir avec plaisir arriver de Russie un mémoire où Lamé et Clapeyron, cherchant à établir la théorie des voûtes, parvenaient aux équations que lui-même avait antérieurement posées. Si l'on ajoute qu'il est le premier par qui le problème de la résistance vive, sous l'effort d'un choc, ait été résolu complètement et dans son vrai sens, on pourra mesurer l'étendue des services que ce grand savant a rendus à l'art de l'ingénieur.

En 1830, Navier eut la satisfaction de se voir nommer professeur d'Analyse et de Mécanique à l'Ecole Polytechnique. Remarquable par la méthode et la clarté de son enseignement, ainsi que par la facilité merveilleuse avec laquelle il dessinait, il se donnait tout entier à sa tâche et, à l'exemple de Monge, mettait son titre de professeur au-dessus de tous les honneurs auxquels il put aspirer. Pour mieux s'acquitter de ses fonctions, il se fit suppléer à l'Ecole des Ponts et Chaussées, à partir de 1832, par Coriolis. Aussi quand, au mois d'août 1836, une mort inattendue vint trancher une carrière déjà si bien remplie, les deux cents élèves de l'Ecole Polytechnique, alors au plus fort de leurs examens, n'hésitèrent pas à tout quitter pour accompagner, jusqu'à sa dernière demeure, la dépouille de leur maître vénéré.

Esprit juste et positif, un peu flegmatique de caractère, mais susceptible de ressentir un attachement sincère et durable, Navier s'était concilié, par l'honorabilité de son existence, une considération unanime. Il fut l'ami de Fourier, et Prony, qui l'avait eu pour élève, tint à lui payer, dans les Annales des Ponts et Chaussées, un « tribut d'estime et d'amitié », disait-il, « que j'aurais vraisemblablement reçu de lui, si l'ordre naturel des survivances n'eût pas été interverti entre nous deux ».

A. DE LAPPARENT.

Commentaire : cette biographie, pourtant rédigée 60 ans après la mort de Navier, ne mentionne pas deux aspects importants de son oeuvre et de sa vie :