La SABIX
Bulletins déja publiés
Biographies polytechniciennes
 

Eugène ROLLAND (1812-1885)

Ce texte a été publié dans le Livre du Centenaire de l'Ecole polytechnique, 1897.

Les travaux d'Eugène Rolland sont exclusivement d'ordre pratique; il a été, avant tout, un ingénieur; toute sa carrière s'est écoulée dans les manufactures de l'Etat dont il a été, pendant vingt-deux ans, le directeur général et c'est grâce à son impulsion que l'industrie des tabacs est arrivée en France à un haut degré de perfectionnement mécanique.

Jusqu'en 1831, en effet, les manufactures de l'Etat n'étaient qu'une division de l'Administration des Contributions indirectes; ce fut seulement à cette époque qu'on apprécia la nécessité d'améliorer une fabrication restée en arrière de tous les progrès, qu'on se rendit compte de ce qu'il y avait à faire, non seulement au point de vue des économies de main-d'œuvre, mais encore au double point de vue de la sécurité et de l'hygiène, que l'on se décida enfin à recruter à l'avenir les ingénieurs de ce service parmi les élèves de l'Ecole Polytechnique.

On sait ce qu'ils y ont fait : ils ont supprimé peu à peu un outillage primitif et barbare pour le remplacer par les machines les plus perfectionnées; ils ont construit des usines modèles où la lumière abonde, où l'air circule, où les épidémies sont inconnues; ils ont remplacé par des procédés inoffensifs les anciennes manipulations dangereuses pour la santé des ouvriers; ils ont réduit au minimum les frais d'exploitation et accru dans des proportions considérables le bénéfice industriel ; ils ont montré, en un mot, les résultats économiques et sociaux que peut donner la science appliquée à une industrie.

Parmi les Polytechniciens qui ont pris part à cette œuvre, Rolland est au premier rang; né à Metz en 1812, il sortait de l'Ecole [polytechnique] en 1832 et entrait dans l'Administration des Tabacs, au moment même où la transformation venait d'être faite; c'est à la manufacture de Strasbourg qu'il fit ses débuts d'ingénieur et de cette première résidence date sa première invention, celle du torréfacteur.

Cet ingénieux appareil, qui faisait disparaître une main-d'œuvre malsaine, réalisait en même temps une grande économie et permettait une régularité parfaite dans la dessiccation; Rolland qui, pendant de longues années, chercha à perfectionner ce mécanisme, eut toujours pour lui une affection toute spéciale; il avait raison : de toutes les inventions qu'il a faites, nulle n'a rendu un plus réel service à l'industrie du tabac.

En reprenant une à une les diverses manipulations pour y réaliser, à l'aide d'un outillage nouveau, des améliorations nombreuses et profondes, Rolland acquérait bientôt une telle notoriété que l'Administration jugeait utile de créer pour lui le service central des constructions, afin de concentrer dans ses mains les études de transformation à effectuer dans ses manufactures.

Il put alors donner libre cours à ses qualités éminentes d'ingénieur; les manufactures de Lyon, du Havre, de Lille furent transformées; toutes les opérations pénibles encore faites à bras d'homme disparurent; des agencements mécaniques ingénieux et puissants furent imaginés; les entrepôts de Benfeld, Haguenau, Colmar, Faulquemont..... furent construits; les manufactures de Strasbourg et de Chateauroux furent créées; toutes les parties de ce service si vaste, qui comprend depuis l'architecture des bâtiments jusqu'aux questions budgétaires, en passant par les problèmes les plus compliqués de Mécanique, de Chimie, d'Hygiène, furent étudiées et transformées.

Rolland occupa le poste d'ingénieur en chef du service central jusqu'en 1860; à ce moment, l'Administration des manufactures de l'Etat ayant été érigée en Direction générale, il fut placé à la tète du nouveau corps, rendu autonome, et qui comprenait à la fois les Tabacs et les Poudres.

Pendant plus de vingt ans, il montra alors ce qu'il valait comme administrateur; abandonnant le point de vue fiscal trop étroit qu'on avait seul considéré jusque-là, il dirigea le grand service qui lui était confié comme une vaste exploitation industrielle; il apporta la plus stricte économie dans les dépenses, en même temps qu'il n'hésitait pas à consacrer les sommes nécessaires aux transformations indispensables; il fut commerçant aussi avisé qu'il était ingénieur habile.

En même temps, il se préoccupa de tous les progrès sociaux à réaliser dans le nombreux personnel ouvrier placé sous ses ordres; il encouragea toutes les œuvres de prévoyance matérielle ou morale ; dans les divers établissements, des écoles furent créées pour les adultes, des crèches et des salles d'asile furent ouvertes pour les enfants; aucune partie de son œuvre ne lui fut plus chère.

C'est ainsi que peu à peu, suivant le développement normal de sa carrière, Rolland put, en en parcourant les diverses étapes, donner toute sa mesure; les recherches scientifiques qu'il poursuivit sans interruption montrèrent que le savant était à la hauteur de l'homme pratique et lui ouvrirent, le 18 mars 1872, les portes de l Institut; il remplaçait, dans la section de Mécanique, le général Piobert.

Les mémoires qu'il publia successivement sur la réglementation de la température, sur le thermo-régulateur, sur la régularisation du mouvement, sont d'une haute importance; à l'exemple de beaucoup de mécaniciens de son époque, il poursuivit le problème de l'iso-chronisme parfait et en obtint même une solution rigoureuse par ses appareils à boules conjuguées, mais il ne tarda pas à s'apercevoir des inconvénients capitaux de cet isochronisine parfait que tant de savants èminents avaient cherché avant lui et qu'il venait enfin de réaliser; il montra quelles relations existaient entre le degré d'iso-chronisme et ces oscillations bien connues des praticiens sous le nom d'oscillations à longues périodes qu'ils cherchaient à combattre sans en connaître les causes ; il mit en lumière cette idée fondamentale d'une relation nécessaire entre la sensibilité du régulateur et l'énergie du volant; il comprit que le seul mécanisme de régulation vraiment pratique correspondait, non à l'isochronisme parfait, mais à l'isochronisme approprié; il eut, en un mot, le mérite de voir clair dans cette question des plus difficiles et de substituer aux idées fausses qui régnaient jusque-là des idées dont la justesse est indiscutée aujourd'hui.

Les travaux de Rolland sur l'établissement des régulateurs de la vitesse constituent, dans l'ordre scientifique, son œuvre maîtresse; ils suffisent pour le placer en bon rang parmi les hommes éminents qu'a comptés la Mécanique appliquée.

L'heure de la retraite sonna pour lui, en 1882, après cinquante années consacrées au service de l'État; sa santé, sérieusement atteinte, ne lui permettait plus guère de compter sur de longs jours; mais avant de mourir, en avril 1885, il eut encore le suprême honneur de se voir appelé par ses confrères à la présidence de l'Académie des Sciences.

Rolland n'était pas seulement un administrateur de premier ordre, un ingénieur hors ligne, un savant éminent, il était non moins remarquable par ses qualités de droiture, d'élévation d'esprit et de cœur. Les sollicitations qu'il eut à essuyer, comme tout haut fonctionnaire, ne purent jamais ébranler son sentiment profond de la justice, ni lui imposer un acte qui n'eût pas été strictement conforme aux intérêts qu'il avait mission de défendre. Rolland était un caractère et sa mémoire fait, à tous les points de vue, honneur à l'Ecole.

H. Léauté.