La SABIX
Bulletins déja publiés
Biographies polytechniciennes
 

Alfred SERRET (1819-1885)

Ce texte a été publié dans le Livre du Centenaire de l'Ecole polytechnique, 1897.

Serret a été un géomètre éminent, et en même temps il s'est acquis des droits particuliers à la reconnaissance des polytechniciens : c'est d'abord par la façon dont il a exercé, de 1848 à 1862, les fonctions d'examinateur d'admission. La promptitude, la sûreté et l'autorité de ses jugements, toujours empreints d'une impartialité bienveillante, ont puissamment contribué à assurer le bon recrutement de l'Ecole, durant cette période où l'on vit plus d'une fois le diagnostic des examinateurs d'entrée confirmé d'une façon remarquable par le rang de sortie des premiers élèves. On ne saurait non plus oublier que c'est au dévouement de Serret que le gouvernement fit appel, lors des jours douloureux de 1870, pour assurer en province la réorganisation de l'Ecole Polytechnique. Enfin ce n'est pas un de ses moindres mérites d'avoir su déployer, à la Faculté des Sciences comme au Collège de France, une supériorité devant laquelle tout le monde, sans distinction d'origine, s'est plu à s'incliner.

Né à Paris en 1819, Alfred Serret entrait à l'Ecole Polytechnique en 1838. Dès les premiers classements, il s'accusait géomètre, et ses camarades, qui avaient recours à lui pour la solution de toutes les difficultés, n'hésitaient pas à lui prédire l'Institut (Ossian Bonnet, Discours aux funérailles de Serret). Un moment ingénieur des Tabacs, il donna sa démission pour devenir examinateur à Sainte-Barbe. Son premier travail est de 1842, bien qu'il n'ait reçu sa forme définitive qu'en 1848. Du coup, il excita l'intérêt des mathématiciens par la découverte aussi inattendue qu'élégante (J. BERTRAND, Rapport sur les progrès de l'Analyse, 1867) d'un mode de représentation géométrique des fonctions elliptiques. Il y prouvait l'existence d'une infinité de courbes algébriques jouissant, comme la lemniscate, de cette propriété : que les coordonnées d'un point peuvent s'exprimer rationnellement par des fonctions elliptiques de l'arc. Son mémoire sur les surfaces orthogonales, qui vint ensuite, servit de point de départ à de nombreuses et intéressantes recherches. La théorie des courbes gauches et des surfaces a été traitée par lui dans des mémoires que M. Jordan a qualifiés de « modèles d'élégance et de clarté ». Le même savant signale comme « une œuvre capitale » le mémoire sur une classe d'équations différentielles simultanées, qui se rattachent à la théorie des courbes à double courbure.

L'Algèbre supérieure doit à Serret une étude du nombre des valeurs dont une fonction est susceptible, quand on y permute les lettres qu'elle renferme. Enfin il a marqué sa trace dans la théorie des nombres, la Mécanique et l'Astronomie. Un juge compétent (Hermite, Discours à la Sorbonne, 1889), appréciant le travail relatif au mouvement de la Terre autour de son centre de gravité, a dit que c'était « l'œuvre mathématique la plus importante de Serret ».

Emanent par ses travaux personnels, Serret ne l'était pas moins par les qualités dont il a l'ait preuve dans l'enseignement. Il a été successivement, à la Sorbonne, suppléant de Francœur en 1849, suppléant de Le Verrier en 1856, enfin, après la mort de Lefébure de Fourcy, professeur de Calcul différentiel. Il a également enseigné la Mécanique céleste au Collège de France. On lui doit un lumineux traité de Calcul différentiel et intégral, ainsi qu'un cours d'Algèbre supérieure dont on a pu dire (Jordan) : « Ce n'est pas un livre, c'est le livre », et qui renferme des recherches originales sur les substitutions et les congruences. Serret a eu l'art, toutes les fois qu'il exposait les travaux des autres, de les éclairer en même temps qu'il les condensait. C'est ainsi que quinze ou vingt mémoires de Cauchy, écrits au jour le jour et sans lien apparent, ont été fouillés par Serret, qui a su combiner, en un tout harmonieux et homogène, une série de travaux dus à Cauchy, Galois, Hermite, Kronecker et Belti (Bertrand, Discours aux funérailles). Et quelle lucidité, quel charme dans l'exposition! Quel don merveilleux pour communiquer à ses auditeurs la flamme et l'enthousiasme! « On ne vit jamais, dans une chaire transcendante, pareille clarté, pareil entrain ».

En 1860, Serret avait été appelé à l'Académie des Sciences en remplacement de Poinsot. Une telle succession pouvait difficilement échoir à un plus digne. Il prit une part prépondérante à la fondation de l'École des Hautes Etudes et se consacra avec un dévouement au-dessus de tout éloge à la publication des œuvres de Lagrange, qu'il ne devait pas lui être donné de terminer. Le Bureau des Longitudes l'a compté parmi ses membres les plus zélés.

Causeur spirituel et bienveillant, homme aimable et dévoué, tout en restant énergique et militant dans l'ordre scientifique (Ossian Bonnet), Serret se faisait aimer de tout le monde. On ajustement insisté sur le caractère particulier de cet esprit qui, au milieu des plus hautes spéculations abstraites, « garda le meilleur des liens avec la réalité » et fut « d'une amabilité charmante pour tout ce qui l'entourait, d'une sympathie générale qui ne le laissait froid à rien de ce qui est bon, droit ou grand (Renan, Discours aux funérailles) ».

Par un rare privilège, ces précieuses qualités devaient longtemps survivre à un coup qui d'habitude leur porte une atteinte irrémédiable. En 1871, au lendemain du jour où il venait de rendre à l'Ecole Polytechnique dispersée le service réclamé de son patriotisme, Serret fut frappé d'une première attaque d'apoplexie. Un an après, une nouvelle attaque survint, celle-là foudroyante. Il en sortit cependant, mais à la condition de renoncer à toute vie active. Il est vrai que, si le travail lui était interdit, la fréquentation régulière de l'Académie et du Bureau des Longitudes le consolait de son inaction, adoucie d'ailleurs par les soins d'une famille aimée. Heureux de retrouver ses collègues, et de mettre parfois à leur service, dans l'intimité des commissions, la rectitude et la lucidité d'un esprit qui n'avait perdu que sa puissance, il leur apportait un visage toujours souriant. Ni la patience ni même la gaieté ne l'abandonnèrent durant douze années, jusqu'au jour où, en 1885, une dernière attaque le terrassa, au moment même où il se rendait à l'Académie. Ainsi un grand chagrin a été épargné aux amis de Serrct, celui de voir le sombre voile d'une complète déchéance s'abattre sur cette physionomie, demeurée aimable et sympathique jusqu'au dernier instant.

A. DE LAPPARENT.