La SABIX
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Sommaire du bulletin n. 8
 

LES PREMIERES ATTAQUES CONTRE L'ECOLE POLYTECHNIQUE (1796-1799)
La defense de l'ecole par Prieur de la Cote d'Or et Guyton de Morveau

par Emmanuel GRISON.

Communication présentée au 59e congrès de l'Association Bourguignonne des Sociétés Savantes, Beaune, 3-4-5 juin 1988, sous le titre : "Deux zélés défenseurs de l'Ecole polytechnique sous le Directoire : Prieur de la Côte d'Or et Guyton de Morveau". Le résumé a été publié dans les actes de ce Congrès p. 113-115. (Centre Beaunois d'Etudes Historiques, Archives Municipales, 21206 Beaune).

Abréviations utilisées dans les notes ci-après :

    Arch. E.P. : Archives de l'Ecole polytechnique, Bibliothèque centrale, Palaiseau.
    PVCI : Procès-verbaux du Conseil d'Instruction de l'Ecole polytechnique (Conseil de l'Ecole jusqu'en 1799), Registres MS, Arch. E.P.
    PVCP : Procès-verbaux du Conseil de Perfectionnement de l'Ecole polytechnique, Registres MS, Arch. E.P.
    J.E.P. : Journal de l'Ecole polytechnique.

1 - PRIEUR ET GUYTON LORS DE LA CREATION DE L'ECOLE CENTRALE DES TRAVAUX PUBLICS (1794)

Telles sont les premières phrases de la lettre, datée du 10 thermidor an II (28 juillet 1794), qu'écrivit Prieur à son maître et ami Guyton (1). Rien ne peut mieux exprimer le soulagement, on dirait presque la jubilation, de ces conventionnels délivrés d'une menace mortelle.

Prieur (1763-1832), trente ans tout juste, avait été témoin des scènes violentes entre Carnot et Robespierre au Comité de Salut public. Il savait que Carnot était le chef de file désigné de la prochaine épuration et pensait qu'il serait lui-même sur la liste.

Guyton, lui, était alors en mission depuis plus de deux mois auprès de l'armée des Ardennes. Il avait reçu le 1er thermidor un ordre de retour, mais il ne se pressait pas d'obtempérer, n'étant, lui non plus, guère rassuré. N'avait-on pas écrit de lui autrefois, quand il était aux affaires, dans le premier Comité de Salut public : "Guyton est un parfait honnête homme, mais c'est un quaker, il tremble toujours" (2) ? Le "très cher maître" avait quitté l'avant-scène politique depuis un an, mais ami de toujours de Prieur et quelque peu son parent, il lui avait apporté son soutien dans l'équipe de savants réunie par Prieur et Carnot en l'an II auprès du "grand" Comité de Salut public pour remédier à la situation catastrophique de l'armement et donner aux armées, de toute urgence, de la poudre, des canons et des fusils.

On a beaucoup parlé de cette "mobilisation des savants en l'an II" (3), souvent sur le mode épique : Fourcroy, Monge, Berthollet, Chaptal, Vauquelin sont les noms qu'a retenus la postérité qui en a oublié d'autres non moins zélés, comme Conté, Coutelle ou Hassenfratz. Guyton (1737-1816), dans cette équipe, faisait figure de doyen, tant par son âge que par l'autorité qui lui conféraient ses travaux et ses livres. Dans les projets d'armement, il s'était chargé, entre autres, des aérostats : n'avait-il pas été en 1784, cinq mois après le premier vol libre de Pilâtre de Rozier, le premier aéronaute de Dijon, s'élevant, au milieu d'un grand émoi populaire, dans un ballon gonflé au gaz ? Avec l'appui de Carnot, il avait décidé Jourdan à constituer une compagnie d'aérostiers à l'armée des Ardennes et y était parti le 21 floréal (10 mai 1794), deux jours après l'exécution de Lavoisier. Après avoir eu la satisfaction d'assister aux prouesses spectaculaires de son ballon à la bataille de Fleurus le 8 messidor (26 juin 1794), il prolongeait sa mission, se trouvant sans doute plus à l'aise auprès de l'état-major d'une armée victorieuse que dans une capitale au climat de plus en plus orageux.

Après la crise du 9 thermidor, dans une atmosphère détendue par les victoires aux frontières, le clan des savants - tout en continuant à pousser les fabrications de guerre - s'était attelé à une autre tâche que lui avaient confiée, au printemps, le Comité et la Convention : l'instruction et la formation des cadres. En ventôse (mars 1794) on leur avait demandé d'enseigner à quelques centaines de futurs poudriers des "cours révolutionnaires sur la fabrication de la poudre". On venait de réunir un millier de futurs officiers en une "Ecole de Mars" qui ne devait guère survivre "à Thermidor. Et on avait posé les premiers jalons pour une école de formation d'ingénieurs militaires - pour le Génie, la topographie, les Ponts et Chaussées, la construction des vaisseaux - que la Convention avait baptisée "Ecole centrale des travaux publics". Nos savants, animés par Monge qui était un pédagogue-né, se passionnèrent pour le projet : non seulement il répondait à une urgence nationale évidente, mais il leur donnait l'occasion de faire renaître un foyer scientifique, après que la Révolution eût successivement éteint ceux de l'Ancien Régime, notamment l'Académie des Sciences.

Ceux qui avaient travaillé sous les ordres de Prieur pourraient à la fois y retrouver une utilité sociale en tant que professeurs, et reprendre pied dans la communauté scientifique, nationale et internationale, qui s'était montrée si brillante en France dans les années 1780. Le projet avait pris corps de façon très concrète dès messidor (juillet 1794) ; on acheva de rédiger les programmes, de définir le plan des études et de répartir les tâches d'enseignement pendant l'été de 1794. Fourcroy, habile orateur, convainquit sans peine la Convention thermidorienne de voter le décret fondateur du 7 vendémiaire (28 septembre 1794). Dès le 1er nivôse (21 décembre) il donnait le cours inaugural de la nouvelle Ecole dont les 300 élèves avaient été recrutés par concours le mois précédent.

Le rôle des divers personnages dans cette fondation, l'histoire mouvementée de la première année 1794-1795 ont été racontés maintes fois et ont fait l'objet récemment de divers travaux (4). Nous n'y reviendrons pas et, dans ce qui suit, nous concentrerons notre attention sur les graves vicissitudes que connut l'Ecole polytechnique sous le Directoire, du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795) au 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799). Monge fut absent pendant presque toute cette période, en Italie d'abord, en Egypte ensuite, et c'est Prieur qui combattit vaillamment pour le maintien de l'Ecole et qui, comme l'écrivit plus tard Arago, "l'empêcha de mourir". Et Guyton, qui en fut directeur pendant une bonne partie de cette période difficile, assura discrètement la permanence et la survie de l'institution. Nous souhaitons mettre en lumière le rôle de ces deux amis dijonnais, de ces deux modestes, que notre mémoire, un peu courte, a tendance à oublier. (On trouvera en annexe, in fine, une chronologie des événements qui ont marqué les premières années de l'Ecole polytechnique, de 1794 à 1804).


Claude Antoine PRIEUR dit PRIEUR DUVERNOIS ou bien PRIEUR DE LA CÔTE D'OR
(C) Coll. Ecole polytechnique

2 - PREMIERES MENACES : PRIEUR CONSOLIDE LES FONDATIONS (1795)

Pendant la première année scolaire 1794-1795, l'Ecole centrale des Travaux publics subit le contrecoup des vicissitudes de la vie publique parisienne pendant ce rude hiver. Le froid, la faim, les violences antijacobines de la jeunesse dorée, la mise en accusation des "terroristes" à la Convention, les émeutes populaires de germinal puis de prairial, leur répression qui obligea Monge à se cacher quelques mois, tout cela créait un climat d'instabilité autour de nouvelles institutions encore fragiles : l'Ecole Normale n'y résista pas et fut supprimée.

Prieur, qui siégeait au Comité d'Instruction Publique de la Convention obtint de celui-ci le mandat de proposer une nouvelle organisation (déjà !) de l'Ecole (5). Aidé de Fourcroy, qui était alors membre du Comité de Salut public, il fit adopter par la Convention un premier décret qui, symptomatiquement, remplaçait le nom d'Ecole des Travaux publics par celui d'Ecole polytechnique ; il fut suivi peu après d'un second décret, fondamental pour l'avenir de l'Ecole, qui confiait à celle-ci la mission exclusive de fournir aux corps de l'Etat tous les ingénieurs dont ils auraient besoin, transformant ainsi les anciennes Ecoles de ces Corps respectifs en autant d'"écoles d'application" ou "écoles spéciales" alimentées par des élèves sortis de l'Ecole polytechnique (30 vendémiaire an IV - 22 octobre 1795). Quelques mois plus tard, le 30 ventôse an IV (20 mars 1796), un nouveau plan d'organisation était arrêté par le Directoire, modifiant les programmes, augmentant le nombre des professeurs et renforçant l'autorité du directeur de l'Ecole. On avait commencé la publication du "Journal de l'Ecole polytechnique" qui, après une préface élogieuse rédigée par Prieur, donnait les comptes-rendus des cours et présentait quelques mémoires scientifiques originaux.

Prieur avait fait nommer directeur de l'Ecole un général du Génie en retraite, Deshautschamps (1732-1806). C'était un ami de longue date de sa tante, Madame du Vernois ; il était intervenu en faveur du jeune Prieur lors de son entrée à l'Ecole du Génie de Mézières et au début de sa carrière. Plus tard, lorsque, conventionnels, Prieur et Guyton avaient été envoyés comme représentants en mission dans les départements de l'Est, en octobre 1792, ils avaient emmené avec eux Deshautschamps comme officier adjoint et l'avaient fait promouvoir de colonel à maréchal de camp : échange de bons procédés.

Monge et Berthollet partirent en mission en Italie en prairial an IV (fin mai 1796) pour inventorier et collecter les objets précieux que Bonaparte avait réquisitionnés au profit de la France au cours de sa campagne victorieuse. Leur absence sera longue : c'est le trio Prieur-Guyton-Deshautschamps qui veillera sur l'Ecole pendant ce temps. Leur ami Lazare Carnot -bourguignon et officier du Génie - est au Directoire et, pensent-ils, les soutiendra.

3 - LA CRISE DE L'AN V (1797)

Mais les nuages ne vont pas tarder à s'amonceler car l'Ecole, trop confiante et claironnant un peu naïvement ses succès, s'est fait des envieux qui ne seraient pas fâchés de la voir disparaître, comme l'Ecole Normale, ou au moins de la réformer en la mettant au pas. Prieur, ses amis et le Conseil de l'Ecole feront bientôt figure d'assiégés confrontés à des attaquants bien retranchés : dans le Corps Législatif, dans le Ministère de la Guerre au corps du Génie, et même dans l'entourage le plus immédiat de l'Ecole, en la personne du grand savant Laplace, examinateur des élèves (6).

3.1. LE PREMIER CRITIQUE : BARAILON

La première attaque publique survient à la tribune du Conseil des Cinq-Cents, dès le début de l'an V (séance du 10 vendémiaire, 1er octobre 1796) avant même que l'Ecole ait achevé sa seconde année. Le représentant Barailon (7), un médecin devenu conventionnel, prend la parole pour dénoncer le gaspillage des deniers publics par l'Ecole dite polytechnique "qu'on aurait pu appeler encyclopédique" puisqu' "on y démontre en ce moment jusqu'aux éléments d'anatomie et de botanique". Pléthore de professeurs, "folie de tout enseigner et de vouloir que l'on sache tout à la fois" au risque de ne donner que "des savantasses qui disserteront sur tout et ne raisonneront sur rien". Avec la même dépense on "ferait fleurir six écoles spéciales qui seraient, à coup sûr, plus profitables à la Nation, surtout si l'on considère les frais d'impression d'un journal, de plans, de prospectus de cours etc ... dont on gratifie les élèves et le public" (8). Pauvre Prieur, si fier de son "Journal polytechnique" !

Le Conseil des Cinq-Cents n'écouta guère Barailon et passa à l'ordre du jour. Mais cette attaque publique montrait que l'Ecole, dès ce début de l'an V, était vulnérable et ne comptait pas que des admirateurs.

3.2. UN OPPOSANT DE POIDS : LAPLACE

A peu près au même moment, à l'occasion des premiers examens de sortie où les élèves se présentaient à l'admission dans les services publics, Laplace, examinateur pour "les écoles d'artillerie, des ingénieurs de vaisseaux et des ingénieurs-géographes" manifeste sa mauvaise humeur en terrorisant les candidats qu'il "éconduit de la planche noire dès les premières propositions" (9). Il n'en admettra que deux pour l'artillerie et arguera "que la connaissance de la mécanique est indispensable et [qu'il a] trouvé généralement les élèves peu versés dans cette partie importante des mathématiques [... Il a] rendu compte aux ministres, avec la plus exacte impartialité et sans indulgence, du résultat de ses examens" (10). Cependant son collègue Bossut, académicien comme lui, examinateur pour les écoles du Génie et des Ponts et Chaussées, n'avait trouvé de son côté rien à redire pour la même session ...

Le général Deshautschamps, directeur de l'Ecole, écrit confidentiellement à un "citoyen Directeur" - Carnot sans aucun doute - pour exhaler sa plainte, tant à propos des "déclamations aussi haineuses que peu fondées" de Barailon que de "l'excessive sévérité" de Laplace - tout en se défendant de mettre en cause (?) "la rigide impartialité" de celui-ci " (11).

En fait, Laplace avait certainement un compte à régler tant avec Monge qu'avec Prieur. Celui-ci l'avait épuré en décembre 1793 de la Commission des Poids et Mesures comme ne pouvant être considéré "digne de confiance par ses vertus républicaines et sa haine pour les rois". Laplace s'était tenu coi pendant l'année suivante, tandis qu'à cette époque Monge s'activait aux premiers rangs, créait - sans lui - l'Ecole polytechnique et s'attirait les applaudissements aussi bien des jacobins du Comité de Salut public que des savants réunis autour de Prieur. Revenu en faveur auprès de la Convention thermidorienne, Laplace avait été rétabli dans ses fonctions d'examinateur de l'Ecole d'artillerie et, du fait, se trouvait examinateur des élèves de Polytechnique candidats à ce corps. S'il se montre mécontent de l'instruction qu'ils ont reçue, et notamment en mécanique, qui osera mettre en doute son jugement ? Laplace se sait en position de force. Ignorant les critiques, il envoie après les examens une lettre assez hautaine à Deshautschamps (12) non pas pour justifier son attitude, mais pour formuler en termes sévères un certain nombre d' "observations" sur les "changements" qu'il serait "utile" de faire dans l'enseignement de l'Ecole et dans le concours d'admission, jugé "vicieux à tous égards".

Monge, nous l'avons dit, est absent et ne peut répondre à la querelle. Prieur et Guyton - Deshautschamps moins encore - n'ont pas assez d'autorité scientifique pour prendre à partie l'auteur de l'"Exposition du Système du Monde". C'est du gouvernement qu'ils attendent le soutien de ce ministre qui, moins de six mois plus tôt (30 ventôse an IV) avait signé un décret d'organisation rédigé par Prieur et entièrement conforme aux voeux de celui-ci - ou de l'ami que doit être le Directeur Carnot.

Hélas, c'est du gouvernement puis de Carnot lui-même que va venir maintenant l'attaque la plus sévère, trois mois à peine après le discours de Barailon et les fâcheuses manifestations de Laplace. Et elle vient non pas de l'artillerie, comme on aurait pu le craindre, mais du corps du Génie, celui-là même auquel appartiennent Carnot, Prieur et Deshauschamps.

3.3. LE CORPS DU GENIE OUVRE LA TRANCHEE

Le Corps du Génie, fier de sa célèbre école de Mézières - transférée depuis peu à Metz - était mécontent de voir celle-ci mise en tutelle, en quelque sorte, par la nouvelle Ecole. Elle a perdu son autonomie de recrutement puisqu'elle doit se fournir à Polytechnique ; elle a perdu ses meilleurs professeurs - Monge, Hachette, Ferry - au bénéfice de celle-ci ; et elle n'a aucun droit de regard sur l'enseignement qu'on y donne, aucune prise sur le Conseil qui la dirige. Le Comité des Fortifications, sorte d'organisme technique supérieur du Génie, prend donc l'initiative d'un "Avis" à son ministre, daté du 6 pluviôse an V (25 janvier 1797) où il réclame qu'on mette fin au "privilège exclusif affecté à l'Ecole polytechnique de fournir tous les élèves destinés aux services publics". Suit un plan complet et détaillé de réforme de l'Ecole. Celle-ci serait en fait assujettie aux services publics auxquels elle prépare ; elle devrait renoncer à ses ambitions de haute formation scientifique générale et à son ouverture sur des carrières d'enseignement et de recherche (au sens moderne) pour n'être plus qu'une école préparatoire des services publics, tout en perdant le "privilège" d'être leur fournisseur exclusif. La scolarité serait réduite de trois ans à deux ans et les cours "appliqués" (tel le cours de fortification) seraient supprimés.

Le ministre de la Guerre endossa l'Avis de son Comité et l'envoya au Directoire, qui saisit le ministre de l'Intérieur, tuteur de l'Ecole. Le Conseil de l'Ecole ne se hâta pas de répondre officiellement, bien que le Comité des Fortifications soit revenu à la charge deux mois plus tard. Deshautschamps et Prieur tentent sans doute d'intervenir en haut lieu, comme nous le verrons, et tiennent peut-être la plume du ministre de l'Intérieur lorsque, le 7 floréal (26 avril 1797), il répond enfin aux critiques du Comité des Fortifications, plaidant pour le maintien de la vocation générale de l'Ecole et défendant le "privilège" (13).

Trop tard : le Directoire a décidé de suivre l'Avis du Génie. Il adresse un "Message" au Corps Législatif (c'est la procédure constitutionnelle, sous le Directoire, pour donner à celui-ci l'initiative des lois) en date du 21 floréal (10 mai 1797), dans lequel, après un exposé des motifs qui reprend l'Avis du Comité, il demande que la loi d'organisation de l'Ecole soit réformée dans le sens souhaité par le rapport du Génie.

3.4. CARNOT A SES VUES SUR L'ECOLE

Le Directeur Carnot est officier du Génie ; son frère, Claude Carnot dit Carnot-Feulint ou Carnot le jeune, également officier du Génie, est membre du Comité des Fortifications. Le "Message" est la preuve évidente que Carnot a adopté le point de vue du Corps du Génie. Non par "esprit de corps" - Carnot est un homme de caractère et un esprit indépendant - mais parce qu'il approuve cette démarche. Une telle attitude n'est d'ailleurs nullement en contradiction avec l'intention qu'il avait en créant l'Ecole centrale des Travaux publics. En prenant avec Prieur la décision politique de cette fondation, il voulait que soient formés dans cette école les "hommes à talents" et d'abord les ingénieurs militaires dont la République avait besoin. Mais rien ne montre qu'il ait pris part, aux côtés de Monge et de Fourcroy, à l'élaboration des programmes ni à l'organisation de l'enseignement ; encore moins qu'il ait favorisé l'option ambitieuse des savants pour une école qui "répandra de proche en proche et dans toute la République le goût si avantageux des sciences exactes [et fera] marcher d'un pas égal le perfectionnement des arts utiles et celui de la raison humaine" (14).

Lorsque l'Ecole fit ses premiers pas, tandis que Prieur y venait fréquemment et veillait à aplanir les difficultés, jamais on n'entend parler de Carnot. Non sans doute qu'il s'en désintéressât, mais il prenait ses distances. Et peut-être était-il déjà soucieux qu'on maintienne l'Ecole dans son orientation première - la formation des ingénieurs -, se méfiant qu'on la laisse divaguer dans des programmes incertains ; l'initiative de Chaussier, par exemple, de faire un cours de botanique, n'avait pas été sans doute du meilleur effet. Carnot est plus raisonnable qu'imaginatif, ce n'est pas un "emballé" comme Monge, un "excité" comme Fourcroy.

Lorsqu'on lit dans le "Message" qu'il convient de "simplifier l'enseignement", de "circonscrire avec sagesse [l'Ecole] dans l'objet véritable de son institution", on ne peut s'empêcher de faire le rapprochement avec un procès-verbal du Conseil de Perfectionnement de l'Ecole, auquel Carnot appartint de façon éphémère en 1813. Voici ce qu'il disait, quinze ans après l'an V :

3.5. L'ECOLE FAIT DES TENTATIVES DE SORTIE

Nous avons dit que le Conseil de l'Ecole s'était abstenu de répondre officiellement à l'Avis du Comité des Fortifications, mais ces attaques diverses n'avaient pas manqué d'émouvoir ses dirigeants. On en trouve des témoins dans les archives de l'Ecole, sous forme de deux manuscrits, non datés et non signés, mais assez faciles à situer.

Le premier est intitulé "Mémoire sur l'Ecole polytechnique" (16). C'est un long exposé -seize grandes pages - qui répond point par point aux critiques du Comité des Fortifications et récuse ses propositions de réforme. Il n'est pas impossible que l'auteur en soit Prieur, à en juger par le contenu comme par le style.

On rappelle d'abord en termes nobles les buts élevés qui furent assignés dès l'origine à l'Ecole : "rendre à la France un éclat non moins solide, non moins brillant, mais plus doux que celui des armes : l'éclat des Lumières". On montre le succès de son enseignement, l'équilibre de ses programmes, l'intérêt d'une formation polytechnique (17). On reproche à Laplace - sans le nommer - d'avoir "examiné les élèves sur ce que les professeurs n'avaient pas jugé à propos de leur enseigner" et de n'avoir "fait presqu'aucune attention aux principaux objets de leurs études". Et l'on se plaint, pour finir, de ce complot sournois, "de ces tentatives [qui] semblent concourir vers un but secret qui est d'abaisser, de dégrader cette Ecole [... qu'on veut] mettre presque dans la dépendance des Ecoles d'application et des examinateurs de ces Ecoles" (Laplace, toujours ! ). Le style, toujours mesuré et digne, un peu compassé, est celui d'un rapport au ministre ou d'un discours au Corps Législatif (18).

L'autre document (19), dépourvu de titre, au ton beaucoup plus vif et virulent se situe d'emblée comme une dénonciation du "complot" : le Directoire, en rédigeant son Message, a été "égaré par les viles passions des subalternes" ; ceux-ci, faute de pouvoir attaquer directement l'Ecole, veulent la mutiler, la rendre "difforme, ridicule, mesquine, disproportionnée à son objet" : elle s'écroulera ensuite inévitablement. Le texte développe alors, en six pages, les "prétextes et motifs allégués" pour demander la réforme de l'Ecole et dénonce les "motifs véritables" qui se cachent derrière cette façade. L'auteur de ce pamphlet pourrait être Deshautschamps, un militaire qui a son franc-parler : on l'a vu dans la lettre qu'il a écrite à Carnot en brumaire. Ami de Prieur et directeur de l'Ecole, il n'a personne à ménager et ne craint pas Laplace.

Les "prétextes" sont bien connus et l'auteur n'a pas de peine à en démontrer la vanité : l'Ecole coûte trop cher ; on monte en épingle son "privilège exclusif qui, si l'on y regarde de près, n'en est pas un ; on enseigne trop de science à trop d'élèves.

Mais les "motifs véritables" sont tout autres :

Quelle fut la publicité de ces deux rapports ? nous l'ignorons et Fourcy (20) bien qu'il en ait certainement eu connaissance dans les archives de l'Ecole, n'en souffle mot. On peut imaginer qu'ils furent diffusés, l'un officiellement, l'autre confidentiellement, aux "législateurs" qui avaient maintenant à connaître du dossier, l'affaire, portée au Corps Législatif par le Message, échappant à l'administration.

Chance : Prieur vient d'être renouvelé au Conseil des Cinq-Cents (tandis que Guyton en est sorti) ; il est nommé, avec deux autres collègues, l'abbé Grégoire et Villar (21), à la commission chargée d'établir le projet de loi sur l'Ecole. C'est lui qui fera le rapport et qui finalement repoussera les attaques.

3.6. FIN DE L'AN V ET DE LA CRISE :
L'ECOLE EST SAUVEE PAR PRIEUR ET PAR LE 18 FRUCTIDOR

Cette fin d'été de 1797 - fructidor an V - marque un tournant politique important. Talleyrand a été appelé aux affaires, il monte avec Barras le coup du 18 Fructidor destiné à débarrasser le Directoire de ses deux membres "modérés", Carnot et Barthélémy, et le Corps Législatif de la majorité "royaliste" qui venait d'être élue. Bonaparte envoie d'Italie le général Augereau, valeureux soudard, qui procédera manu militari à cette épuration. Carnot a pu s'échapper nuitamment au moment de son arrestation. La République est sauvée - du moins celle de Barras et de Talleyrand. Un mois plus tard, Bonaparte signe le traité de paix avec l'Autriche. Il dépêche Monge pour en porter dans la capitale la glorieuse nouvelle. Monge arrive à Paris le 4 brumaire an VI (25 octobre 1797).

Voilà qui était excellent pour l'Ecole : Carnot parti, les récriminations contre l'Ecole polytechnique ne trouveraient plus, ni au Directoire, ni dans les bureaux de la Guerre, des oreilles très attentives ; Monge, de retour, avec l'aura du vainqueur d'Italie, serait un défenseur prestigieux. Enfin, troisième circonstance favorable, l'excellent Deshautschamps, prétextant des fatigues de l'âge, avait décidé de démissionner, dès avant fructidor. Il en avait prévenu Monge, encore en Italie, lui demandant d'accepter la succession. Le Conseil de l'Ecole avait, bien sûr, suivi et le Directoire signa la nomination de Monge dès son retour d'Italie.

Soupir de soulagement de Prieur, qui était fort inquiet : il était allé voir Madame Monge le 30 fructidor (16 septembre 1797) pour lui exposer la gravité de la situation de l'Ecole et lui dire que son mari, s'il revenait trop tard, n'en trouverait plus que les ruines (22).

En fait, la fièvre était tombée, la crise de l'an V était terminée. La discussion sur la réforme de l'Ecole traînera encore pendant deux ans - jusqu'au 18 brumaire - mais sans acrimonie. Prieur puis Guyton, avec au début l'aide de Monge, vont manoeuvrer habilement pour couvrir l'Ecole qui, pendant ce temps, poursuivra son chemin sans trop d'embûches, même si les escarmouches continuent à propos des examens pour l'artillerie (Laplace !).

C'est qu'on ne peut plus contester que, malgré ses défauts, l'Ecole est une pépinière d'officiers et d'ingénieurs de valeur, et que d'autre part elle est dotée du meilleur corps enseignant qu'on puisse alors rassembler. Comme l'exprimait très justement le Ministre dans sa lettre au Directoire du 7 floréal (23) - et il avait trouvé cette phrase dans un rapport du Conseil de l'Ecole (24) :

D'ores et déjà, l'Ecole avait partie liée avec la science française et celle-ci, après la parenthèse des années tragiques, avait retrouvé sa stature internationale.

C'est ce qu'a bien compris Bonaparte, le héros du moment et la grande vedette parisienne, durant son bref séjour entre l'Italie et l'Egypte (de frimaire à floréal an VI - décembre 1797 - avril 1798). Avec l'appui de Monge, il commence sa grande entreprise de séduction des "savants" et fréquente avec ostentation non seulement l'Institut, mais aussi l'Ecole polytechnique et celle-ci s'empresse de profiter d'une publicité aussi éclatante qu'opportune. Voici en quels termes Guyton le rappellera, un an plus tard, dans son discours de rentrée de l'an VII (25) :

Comment imaginer qu'on puisse "détruire" un établissement qui bénéficie d'une caution aussi illustre et dont Monge, l'ami de Bonaparte, fut autrefois le fondateur et est maintenant le directeur ? Monge, d'ailleurs, va s'empresser d'utiliser cette conjoncture favorable en marquant la rentrée scolaire, fixée cette année au 15 nivôse (4 janvier 1798), par une cérémonie à grand spectacle, bien dans son goût républicain : on plante un arbre de la liberté avec force discours, chants et cris patriotiques (26). Bonne manière de prouver aux invités que l'Ecole n'est pas près de fermer.

4 - LE DEBAT AU CORPS LEGISLATIF EN L'AN VI (1798)

Pendant ce temps, Prieur, rapporteur de la commission des Cinq-Cents, était sur la brèche et faisait de l'excellent travail. Nul mieux que lui ne connaissait le dossier, car il avait participé à l'élaboration des trois décrets d'organisation qui avaient constitué en quelque sorte les "décrets d'application" de la loi fondatrice du 7 vendémiaire an III : celui du 15 fructidor an III (1er septembre 1795) qui donnait le nom de "polytechnique", élargissant ainsi sa mission à l'ensemble des sciences et des "arts" ; celui du 30 vendémiaire an IV (22 octobre 1795) qui lui assurait le "privilège" (sans le mot, bien sûr !) de fournir les services publics ; celui du 30 ventôse an IV (20 mars 1796) qui réformait et réglait l'organisation interne.

4.1. LE PROJET DE PRIEUR DU 14 FRIMAIRE AN VI (4 décembre 1797)

Prieur rédigea un nouveau projet de décret d'organisation 27 dans lequel il donnait assez largement satisfaction aux demandes du Comité des Fortifications - et donc du Message du Directoire : scolarité réduite à deux ans, obligation pour les élèves de déclarer, à l'entrée, dans quel service ils souhaitent sortir, meilleure réglementation du concours d'admission. Quant au nombre d'élèves par promotion, le Comité prétendait que 75 suffirait, le Directoire avait dit 100, Prieur proposait 125. Sur le point sensible du "privilège", Prieur ne cédait rien et ne touchait pas aux principes établis par la loi du 30 vendémiaire an IV.

L'innovation la plus remarquable du projet était la création d'un "jury d'instruction", composé pour moitié de professeurs et d'examinateurs et pour moitié de personnalités extérieures : membres de l'Institut, directeurs des principaux services publics recrutant à l'Ecole. Ce "jury" aurait la haute main sur l'enseignement : il approuverait les programmes et nommerait les professeurs. Il ferait chaque année rapport au Directoire sur "l'état de l'Ecole et ce qu'il croit nécessaire ou utile à son amélioration".

C'était en fait la mise en tutelle du Conseil de l'Ecole qui avait assuré la direction collective de celle-ci, sans partage au début. Le décret du 30 ventôse an IV avait déjà un peu borné sa liberté en lui imposant comme président le directeur de l'Ecole, nommé par le Directoire (sur présentation du Conseil !), mais l'autonomie de l'Ecole restait entière - d'où les critiques de l'an V. L'invention de Prieur répondait donc à un des reproches des Corps, jaloux de ne pouvoir influer sur la marche de l'Ecole en y faisant valoir leurs besoins et leurs critiques.

Le "jury" de Prieur était appelé à devenir, deux ans plus tard, l'organe essentiel de direction sur lequel reposera pendant près de deux siècles l'équilibre des pouvoirs à l'Ecole. De 1799 à 1970, sous le nom de Conseil de Perfectionnement, il assumera ou provoquera toutes les décisions importantes de l'histoire de l'Ecole, par le biais des nominations de professeurs et d'examinateurs et par les rapports qu'il adresse au ministre de tutelle.

Quant au Conseil de l'Ecole, le projet de Prieur le conservait, mais en position subalterne. Il survivra en effet jusqu'à nos jours, sous le nom d'abord de Conseil d'Instruction, maintenant de Conseil d'Enseignement.

Ajoutons, pour la petite histoire, que Prieur avait inscrit dans la liste des services publics auxquels préparait l'Ecole : "les travaux topographiques et l'aérostation". Cette innovation, elle, ne survivra pas dans les textes définitifs de l'an VIII et il faudra attendre plus d'un siècle avant que les conquérants de l'air puissent recruter à Polytechnique. Saluons donc, au passage, le sens du futur dont faisaient preuve Prieur (et son ami Guyton, l'aéronaute de 1784) ! (28).

Comme Prieur ne présenta son rapport au Conseil des Cinq-Cents que le 14 frimaire (4 décembre 1797), il eut un bon mois pour en discuter au préalable avec Monge et il ne fait guère de doute que celui-ci en avait approuvé la teneur.

4.2. AU CONSEIL DES CINQ-CENTS, L'OFFENSIVE ADVERSE EST REPOUSSEE

La discussion n'eut lieu à la tribune des Cinq-Cents qu'à partir du 24 nivôse (13 janvier 1798). Entre temps, on avait planté à l'Ecole l'arbre de la liberté (15 nivôse) et les élèves avaient fait une collecte (un "don patriotique") pour "soutenir l'effort unanime des Français contre le gouvernement britannique" (18 nivôse). C'était la grande affaire du moment : la paix avec l'Autriche étant signée, exit "Cobourg" mais reste "Pitt". L'ardeur patriotique se tourne contre ce dernier : Bonaparte est nommé commandant en chef de l'armée d'Angleterre, on prépare l'invasion des îles britanniques. Fièvre éphémère qui se résoudra par l'expédition d'Egypte. Mais, pour le moment, le civisme des élèves est manifesté publiquement et ce n'est pas inutile, car on en parlera plus à la tribune que des réformes proposées par Prieur.

Aux Cinq-Cents, trois représentants se livrent à une vigoureuse attaque contre le rapport de la commission Prieur-Grégoire-Villar. Barailon, encore lui, trouve tout simplement que l'Ecole est "un intermédiaire sans objet, un double emploi" avant l'entrée dans les écoles spéciales. Les professeurs sont "les hommes les plus habiles d'Europe, [mais] beaucoup trop pour bien enseigner [...] beaucoup trop au-dessus de leur auditoire, ils se perdent dans des régions où l'élève ne peut les atteindre" (allusion transparente à Lagrange). Quant au civisme, hélas, souvenons-nous du 13 Vendémiaire et des approches du 18 Fructidor, même s'il y a dernièrement ce "don patriotique" qui est de meilleur augure ... (29). Un de ses collègues, Calés (30) renchérit et fulmine contre l'aveu naïf de Prieur qui avait écrit imprudemment dans son rapport que "quelques élèves [étaient] infectés de ce vice [de l'aristocratie], l'influence de la hideuse réaction ayant rendu inutiles les mesures que la loi avait prises pour empêcher d'admettre le jeune homme dont le coeur serait déjà gangrené de sentiments antirépublicains". A cette belle prose, Calés répond par une rhétorique d'époque qui est digne de l'anthologie (31). Un troisième opposant soulève la question du privilège, mais Prieur lui répond :

Finalement, après quelques opinions favorables et quelques amendements mineurs, le projet de Prieur est adopté.

4.3. FLOTS D'ELOQUENCE ET ECHEC AU CONSEIL DES ANCIENS

Devenu "résolution", le projet de loi est transmis au Conseil des Anciens qui désigne comme rapporteur Ysabeau (32) et met l'affaire à l'ordre du jour de sa séance du 23 germinal (11 avril 1798). Entre temps, le 18 pluviôse (6 février) Monge était reparti en mission en Italie d'où il devait s'embarquer directement pour l'Egypte, sans revenir à Paris. Guyton avait pris l'intérim des fonctions de directeur. Le comportement des élèves continuait à être digne d'éloges : ils étaient en tête du défilé à la Fête de la Souveraineté du Peuple, célébrée solennellement le décadi 30 ventôse (20 mars 1798) et certains avaient demandé à faire avancer l'examen d'entrée dans le corps de l'artillerie pour "pouvoir prendre part à l'expédition d'Angleterre" (33).

Il ne sera donc plus question d'incivisme aux Anciens et la discussion se concentrera sur le "privilège".

Le rapporteur Ysabeau (34) approuva la résolution des Cinq-Cents, mais demanda qu'on y ajoute la suppression du privilège. Il fut soutenu par sa commission et notamment par Lacombe-Saint-Michel, officier d'artillerie de l'Ancien Régime, qui plaida contre un enseignement "qui ressemble un peu trop au charlatanisme" (pas besoin de calculs, de bonnes tables de tir suffiront !) et réclama contre "la nouvelle caste privilégiée" (35). Malgré l'intervention du général Lacuée - dont Napoléon fera en 1804 le premier gouverneur militaire de l'Ecole - le Conseil suivit son rapporteur et rejeta la résolution dans sa séance du 7 floréal an VI (26 avril 1798). La réforme de Prieur avait obtenu l'accord sur tous les points, sauf le "privilège" qui restait la pierre d'achoppement. Il fallait reprendre la navette parlementaire, mais cette fois les conditions politiques n'étaient plus aussi bonnes : Monge et Berthollet absents, et surtout Prieur n'était pas réélu aux Cinq-Cents ; sa carrière politique se terminait le 1er prairial an VI (20 mai 1798).

C'est Guyton qui va reprendre le flambeau et qui, avec un louable attentisme, laissera traîner les choses, comme s'il pressentait que le temps devait travailler pour l'Ecole.

5 - GUYTON DIRECTEUR PAR INTERIM

5.1. GAY DE VERNON PROFESSEUR ; DESHAUTSCHAMPS INTERIM DE L'INTERIMAIRE.

Guyton est nommé directeur par intérim de l'Ecole par arrêté du Directoire en date du 13 ventôse (3 mars 1798) (36). En fait, Monge, au moment de son départ, l'avait déjà intronisé dans ces fonctions. Dans la lettre à Ysabeau que nous avons déjà citée (37), le 21 pluviôse (9 février 1798), Guyton l'écrivait explicitement : "le citoyen Monge, directeur de l'Ecole polytechnique, m'ayant [invité ?] en partant pour l'Italie de le suppléer en attendant que le gouvernement ait pourvu à son remplacement pendant la durée de sa mission etc ..." Monge, le plus illustre, avait trop peu la tête politique et administrative ; Fourcroy, retiré de la vie politique (il avait quitté le Conseil des Anciens un an plus tôt), se consacrait alors à mille autres tâches : école de médecine, société de pharmacie, travaux de laboratoire avec Vauquelin, publications dans les Annales de Chimie, rédaction de son traité de chimie. A l'évidence, Guyton, estimé de ses collègues, membre de l'Institut, bon administrateur rompu à la politique, avait toutes les qualités requises.

Prieur, l'ami de toujours, applaudit sûrement à cette nomination et il faut sans doute lui attribuer un dernier service qu'il rendit à l'Ecole et à Guyton, avant de quitter le Corps Législatif : la nomination de Gay de Vernon.

Gay de Vernon (1760-1822) - il signe alors Gay-Vernon et on écrit même parfois Gayvernon - était un ancien officier du Génie, reçu à Mézières en 1780, un an avant Prieur. En septembre 1793, il était chef d'état-major du général Houchard à l'armée du Nord. Houchard battit les autrichiens à Hondschoote, près de Dunkerque, mais il ne sut pas exploiter sa victoire et fut battu à son tour. Le Comité de Salut public, nous dit Prieur dans ses Souvenirs (38), "s'en prit à Houchard et à son chef d'état-major que l'on savait être l'homme vraiment dirigeant. Il les destitua tous les deux et voulut les mettre en jugement". Houchard arrêté avec Gay de Vernon le 23 septembre fut traduit au Tribunal Révolutionnaire et guillotiné le 25 novembre. "Quant à Gay-Vernon, Carnot, aidé de son ami Prieur, obtient qu'il serait renvoyé libre chez lui, sous la seule peine de la destitution". En fait, Gay de Vernon resta en prison jusqu'après le 9 Thermidor, mais Prieur lui avait évité le "rasoir national".

En l'an V, le corps du Génie, pour mettre fin à un enseignement de fortification à l'Ecole qui irritait son Comité des Fortifications, avait fait muter à Metz les deux professeurs de cette discipline, officiers du Génie. Prieur, après le demi-succès au Corps Législatif, tenait à maintenir ce cours, nonobstant l'opposition du Corps : on fit appel à Gay de Vernon, qui se reposait alors dans sa propriété de la Haute-Vienne et qui fut nommé professeur de fortification à l'Ecole par le même arrêté du Directoire qui donnait l'intérim à Guyton (39). Gay de Vernon va devenir un fidèle serviteur de l'Ecole et, pour Guyton, un précieux auxiliaire.

Notre nouveau directeur par intérim en avait particulièrement besoin en ce moment. En effet, célibataire endurci jusque là, Guyton venait de convoler (le 23 ventôse - 13 mars 1798) avec Madame Picardet, la dijonnaise érudite qui avait accompagné ses travaux de chimie et participé à ses discussions avec Lavoisier avant la Révolution. Il voulait s'installer avec elle à Paris, où il n'avait eu jusque là qu'un pied-à-terre, en commun d'ailleurs avec Prieur. Ce déménagement ne fut pas une mince affaire pour ce sexagénaire, à en juger par la lettre qu'il écrivait de Dijon à ses amis du Conseil de l'Ecole le 21 vendémiaire an VII (12 octobre 1798) (40). Il se déclare indisponible pour quelque temps ; d'accord avec le Conseil de l'Ecole, il a appelé au secours Deshautschamps "pour qu'il veuille bien, dans la circonstance si importante de l'ouverture des examens [c'est l'époque des concours d'entrée et de sortie] vous donner quelques jours et reprendre des fonctions qu'il a déjà si bien remplies". Le Directoire acquiesce à la requête du Conseil et le brave général en retraite reprend la direction de l'Ecole pour trois mois, jusqu'au 1er nivôse (21 décembre). Décidément, les anciens du Corps du Génie se montraient secourables !

5.2. L'ECOLE EN 1798-1799

L'Ecole, nous l'avons vu, n'était plus menacée ; sa réputation, en tant qu'établissement de haut enseignement scientifique, ne faisait que croître. Bonaparte avait emmené en Egypte, avec ses généraux et son armée, une cohorte de savants, dont trois professeurs de l'Ecole - et des plus éminents - entourés d'une quarantaine de polytechniciens. En marge de la conquête militaire, il s'agissait de faire l'exploration d'une contrée, d'une culture, d'un peuple encore assez peu connus, exploration conduite dans l'esprit de l'Encyclopédie, pour faire briller les lumières là où régnaient, pensait-on, l'ignorance et la barbarie. A l'Institut de France répondra l'Institut d'Egypte où Polytechnique sera brillamment représentée.

Le "Journal de l'Ecole polytechnique" que critiquait Barailon en l'an V, est devenu une publication scientifique de premier plan, qu'illustrent des articles de Lagrange, de Laplace, de Prony et d'autres. Guyton y relate ses travaux sur la combustion du diamant, faits dans les laboratoires de l'Ecole.

A l'automne de 1798, pendant l'intérim de Deshautschamps, l'Ecole reçut la visite - on pourrait dire l'inspection, tant la relation en est minutieuse - du savant Thomas Bugge, directeur de l'Observatoire de Copenhague (41) venu à Paris pour le premier congrès international sur le système métrique, convoqué par Talleyrand. Témoignage supplémentaire, s'il en était besoin, du renom de l'École en tant qu'établissement scientifique supérieur.

Il y a bien quelque désordre dans les examens d'entrée dans les Corps, l'artillerie - avec Laplace - continuant à recruter à des dates non prévues au calendrier et à ne pas tenir compte du "privilège", mais il y a bien plus de désordre encore dans la vie politique et administrative de cette dernière année du Directoire. La loi de conscription dite "loi Jourdan" (9 fructidor an VI - 5 septembre 1798) aboutit à réquisitionner 90 élèves - presque l'équivalent d'une promotion - et ce fut un combat continuel de l'Ecole contre les bureaux du ministère de la Guerre, pendant tout l'an VII, pour obtenir, avec un succès très limité, une sorte de mise en affectation spéciale de ces élèves conscrits.

Cela n'empêchera pas, 35 ans plus tard, un ancien de cette promotion (1797), Victor Destutt de Tracy, de célébrer avec nostalgie le temps "où nous avions pour chef l'illustre Monge", où "la loi fondamentale de l'Ecole reposait sur une vaste, une immense idée : celle de créer un enseignement de sciences physiques et mathématiques, un enseignement supérieur pour que la société pût puiser dans ce réservoir tous les sujets dont elle aurait besoin" (42).

Le rôle de Guyton, pendant cette période, fut aussi discret qu'efficace. Il fit adopter par le Conseil de l'Ecole quelques ajustements, conformes au projet de Prieur, sur les programmes et le concours d'admission. Habilement, il ne manqua pas de donner à la rentrée scolaire - plus tardive encore en l'an VII qu'en l'an VI - un éclat particulier. Le 7 pluviôse (26 janvier 1799), en présence du ministre de l'Intérieur, Guyton fit le panégyrique de l'Ecole, suivi de Prony, de Fourcroy et de tous les professeurs qui vantèrent le programme de leur cours.

Gay de Vernon apportait, lui aussi, son soutien : on trouve dans les archives une minute de lettre de lui - non datée, mais vraisemblablement écrite en l'an VII - adressée au ministre de la Guerre (43), dans laquelle, en rappelant au ministre leurs anciennes relations amicales, il lui demande d'intervenir pour que le gouvernement mette fin au désordre des examens de sortie (toujours l'affaire de l'artillerie avec Laplace) en adoptant le mode d'examen prévu dans le projet Prieur : les examinateurs de sortie devraient interroger indifféremment tous les élèves, répartis par tirage au sort et cesser ainsi d'être les représentants mandatés d'un corps déterminé. Preuve que Gay de Vernon, bien que récemment recruté, ne ménageait pas son soutien à l'Ecole.

Guyton, d'ailleurs, appréciait tant son nouveau professeur qu'il proposa au Conseil de l'Ecole et au ministre le 21 prairial (9 juin 1799) de le nommer au poste de "suppléant du directeur", chargé de "suivre les détails journaliers de l'enseignement et de l'administration, en même temps qu'il l'aiderait dans les mesures de conservation exigées par les circonstances difficiles" (44).

5.3. LA SUITE DU DEBAT LEGISLATIF EN L'AN VII (1799)

Les "circonstances" en effet étaient rien moins que rassurantes en cette année 1799. Sans évoquer les turbulences politiques (le "coup d'Etat parlementaire" du 30 prairial - 18 juin 1799) et les défaites militaires en Suisse devant les Autrichiens et les Russes, du simple point de vue de l'Ecole et de son statut, l'horizon restait bouché. Le Conseil des Cinq-Cents ne s'était pas pressé de reprendre le dossier refoulé par les Anciens en floréal an VI (mai 1798) et ce ne fut qu'un an plus tard que la nouvelle commission qu'il avait désignée prit contact avec Guyton et le Conseil de l'Ecole, pour ne parler d'ailleurs que de la seule question qui l'intéressait : le fameux "privilège" que les Anciens leur avaient enjoint d'abolir.

Le Conseil de l'Ecole, animé par Guyton (et Gay de Vernon ?) commit alors un mémoire intitulé "Observations présentées à la Commission du Conseil des Cinq-Cents chargée du rapport sur l'Ecole polytechnique". En sept grandes pages in-folio, on démolit les arguments des adversaires en prouvant que le prétendu privilège n'en est pas un, mais au contraire que cet établissement soi-disant privilégié est "le vrai palladium des droits du pauvre contre les abus de la puissance et les prérogatives de la richesse". On y trouve un beau parallèle entre l'éducation nationale ouverte aux indigents et où "les jeunes coeurs sont enflammés d'une émulation exempte de jalousie" - et l'éducation "particulière", réservée aux riches qui nourrissent "l'espérance coupable de suppléer par une puissante protection au complément d'instruction qui manquerait [au candidat]". La grande habileté - donnons-en le mérite à Guyton - fut de réunir, au bas de ce document dont l'Ecole conserve l'original (45), la signature de tous les professeurs et examinateurs, y compris celle de Laplace. Ce dernier, à dire vrai, n'avait pas pris parti dans la querelle contre le privilège, mais il était rassurant de le voir faire chorus avec les défenseurs de celui-ci.

Guyton fit imprimer et diffuser largement les "Observations" aux membres du Directoire, aux ministres, aux parlementaires. Parmi les accusés de réception qu'il reçut, celui du ministre de la Guerre (27 messidor an VII - 15 juillet 1799) - c'était alors le général (futur maréchal) Bernadotte - montre comment Guyton savait utiliser, même dans une correspondance banale, les relations et les amitiés anciennes pour mieux attirer l'attention sur l'objet de sa démarche (46).

Peine perdue, hélas, finalement : la Commission des Cinq-Cents ne se laissa pas convaincre et le Conseil vota, le 22 vendémiaire an VIII (14 octobre 1799) une nouvelle "résolution" qui supprimait le privilège !

6 - LE 18 BRUMAIRE - LA LOI DU 25 FRIMAIRE AN VIII

Divine surprise : avant que la fâcheuse résolution ait eu le temps d'arriver au Conseil des Anciens qui en eût fait une loi, voilà que survient le coup de théâtre du retour d'Egypte. Bonaparte est à Paris le 24 vendémiaire (16 octobre 1799), avec Monge qui se précipite à l'Ecole "où il recueille avec sensibilité les doux épanchements de l'amitié qui lui sont prodigués par ses collègues" (47). Guyton lui rend sa place de directeur.

Trois semaines après, Bonaparte prend le pouvoir. Il nomme Laplace ministre de l'Intérieur, donc chargé de la tutelle de l'Ecole. Et un mois plus tard, l'Ecole reçoit la loi d'organisation (25 frimaire an VIII - 16 décembre 1799, qui restera dorénavant sa charte, malgré les amendements qu'y apportera la suite des âges. Nous n'oublierons pas que cette loi était largement conforme au projet de Prieur du 14 frimaire an VI où figurait l'invention du "jury d'instruction". Il est plus que vraisemblable que Monge avait donné son aval (48). Quant au ministre Laplace, responsable formel de la loi, il devait être satisfait lui aussi, personnellement, de voir consacrer le rôle prééminent de l'examinateur et la dissociation des examens de sortie pour chacun des services publics, alors que le projet Prieur, nous l'avons dit, prévoyait leur banalisation. Quant au maintien du privilège, nous savons qu'il avait déjà pris position en signant les "Observations". D'ailleurs, quels que fussent alors les sentiments de Laplace vis-à-vis de Monge, il est bien certain que s'il y avait eu quelque divergence entre les vues de Monge et les siennes, le ministre ne pouvait pour le moment que s'aligner sur l'avis de l'ami intime du tout-puissant Consul.

7 - LE CONSULAT : GUYTON DIRECTEUR

Monge, nommé sénateur, ne pouvait garder les fonctions de directeur de l'Ecole qui auraient fait de lui le subalterne du ministre de l'Intérieur. D'autre part, d'après la loi du 25 frimaire, le directeur devait être choisi parmi les instituteurs de l'Ecole et nommé sur présentation du Conseil de Perfectionnement. Celui-ci n'était pas encore en place (il ne se réunira pour la première fois que le 1er brumaire an IX - 23 octobre 1800). C'est donc l'ancien Conseil de l'Ecole qui proposa unanimement Guyton pour directeur (49 ). Les Consuls ratifient cette désignation (50) que Monge annonce au Conseil dans une séance de passation de pouvoirs, le 7 pluviôse an VIII (27 janvier 1800). Guyton remercie : "Le citoyen Guyton développe en peu de mots les sentiments de reconnaissance et de zèle dont il est pénétré ; il reçoit de tous les membres en particulier le témoignage d'une satisfaction d'autant plus pure que la présence de son prédécesseur rassurait le Conseil sur la crainte de perdre le concours de ses lumières".

Trois ans plus tard, conformément à la loi, le Conseil - cette fois c'est le Conseil de Perfectionnement - reconduisit le mandat de Guyton comme directeur, en ajoutant une phrase élogieuse à l'égard "de ce professeur qui réunit à l'éclat d'une grande célébrité dans les sciences l'habitude des affaires dans toutes les parties de l'administration" (51).

Ce sont évidemment ces dernières qualités qui furent le plus appréciées à la direction de l'Ecole, que Guyton sut mener en effet avec habileté dans la conjoncture très mouvante du Consulat. Il lui fallut s'armer de patience entre un gouvernement qui commençait déjà à lui prendre des élèves pour les envoyer à l'armée avant même la fin de leurs études, un ministère impécunieux qui l'obligeait à vivre d'expédients, un Conseil de Perfectionnement plein de zèle qui n'avait de cesse de réviser les programmes d'admission et d'enseignement... et surtout des élèves difficiles à contenir. L'encadrement par leurs pairs - les chefs de brigade - était insuffisant ; on allait beaucoup aux théâtres et on y prenait part à l'agitation politique dont ils étaient le foyer. Les études en souffraient et les rapports de police indisposaient le ministre ... et sans doute le Premier Consul, très porté à les écouter.

Heureusement pour Guyton, il avait de bons adjoints. L'excellent Gardeur-Lebrun, d'abord, l'homme de tous les dévouements, l'"Inspecteur chargé de la police des élèves" qui veillait sur ceux-ci avec attention et bienveillance, comme s'ils étaient ses propres enfants : c'est ainsi que nous le montre l'espèce de journal de bord, précis et naïf, qu'il tenait dans les débuts de l'Ecole, mine précieuse de renseignements où a puisé J. Langins (52). Charles Gardeur-Lebrun décéda à l'Ecole le 15 thermidor an IX (25 août 1801). Son frère Claude lui succéda dans ses fonctions.

Gay de Vernon ensuite, qui resta son fidèle second et suppléant jusqu'en 1804, et qui eut à se dépenser, entre autres, pour une sombre histoire d'"adjoints du Génie" - disons des sous-officiers - auxquels le Corps offrait des places, nonobstant le privilège de l'Ecole consacré par la loi du 25 frimaire ! Heureusement, c'était au printemps de 1800 et Carnot était ministre de la Guerre. Le Conseil de l'Ecole présenta un mémoire de doléances et de propositions circonstanciées, signé de tous ses membres et sans doute rédigé par Gay de Vernon. Le ministre arrangea l'affaire au mieux des intérêts des uns et des autres tout en sauvant les principes. Et nous avons une minute de lettre de remerciements du directeur (Guyton) au ministre (Carnot), datée du 16 messidor an VIII (5 juillet 1800) : "Nous vous devons, citoyen ministre, un tribut de reconnaissance pour ces mesures sages qui sont une nouvelle preuve de votre bienveillance pour l'Ecole qui s'honore à jamais de vous avoir pour l'un de ses fondateurs les plus éclairés" (53). Carnot, lors de la fondation de Polytechnique, s'était montré, comme nous l'avons vu, assez discret. Ce témoignage direct, signé Guyton, qui le reconnaît comme l'un de ses fondateurs vaut d'autant plus d'être relevé que nul - à notre connaissance - ne devait associer le nom de Carnot à la création de l'Ecole polytechnique, jusqu'en 1830.

8 - 1804 : GUYTON EST REMPLACE PAR UN GOUVERNEUR MILITAIRE

Napoléon agacé, paraît-il, par ces fameuses affaires de théâtre et par l'agitation des élèves, décida de soumettre ceux-ci à l'internat et de leur donner un encadrement militaire. Le décret impérial du 27 messidor an XII (16 juillet 1804) ne changeait rien aux études ni à la mission du Conseil de Perfectionnement, mais il remplaçait le directeur de l'Ecole par un gouverneur et lui donnait pour adjoint un "directeur des études, commandant en second". Le général Lacuée fut le premier gouverneur, mais le directeur des études ne fut pas nommé tout de suite et Guyton fut désigné "à titre provisoire" pour remplir ces fonctions, le 12 thermidor an XII (31 juillet 1804). C'est encore à ce titre que Guyton signa le rapport annuel du Conseil de Perfectionnement au ministre de l'Intérieur daté du 16 ventôse an XIII (7 mars 1805) et clôturant la session de l'an XIII du Conseil.

Il est évident que ce poste, en second, constituait pour Guyton une "deminutio capitis". Est-ce en raison du traitement qui y était attaché ? Il semble en tout cas qu'il fut néanmoins candidat pour y être maintenu, en tentant même un petit chantage. Dans une lettre au ministre de la Guerre dont nous trouvons dans les archives de l'Ecole la minute non datée (54), Lacuée propose "en première ligne" pour la place de "commandant en second directeur des études, M. Guyton-Morveau, ancien directeur de l'Ecole, savant très distingué, membre de l'Institut National, instituteur à l'Ecole polytechnique depuis son origine, ancien avocat général au Parlement de Dijon [...] Je dois dire que l'Ecole sera privée, selon les apparences, du secours de M. Guyton, s'il n'est pas nommé directeur. Je dois dire enfin que, dans le cas où Sa Majesté ne jugerait pas à propos de nommer M. Guyton, il serait juste d'accorder à cet homme estimable une retraite honorable et il n'en est guère d'autre pour lui que le Sénat". Ensuite, Lacuée propose "en seconde ligne, M. Gayvernon, colonel réformé du Génie, employé comme instituteur à l'Ecole depuis l'origine, y professant la fortification, connaissant à merveille tous les détails de l'Ecole, aimant les jeunes gens et étant aimé d'eux, aimé et estimé de ses confrères". Un décret impérial du 26 vendémiaire an XIII (18 octobre 1804) nomma Gay de Vernon qui fut ainsi le premier d'une lignée de directeurs des études qui ne s'éteignit qu'en 1969.

Quant à Guyton - remarquons que, dans son bref curriculum, Lacuée avait fait l'impasse sur sa carrière de conventionnel - il semble qu'il ne bénéficiait pas de la faveur impériale. Alors que Monge, Laplace et Fourcroy étaient promus aux premiers rangs, le modeste Guyton restait pour compte, malgré ses six ans de bons et loyaux services. Savant chimiste - il l'avait montré à Dijon avant la Révolution - il n'avait pas le génie de Lavoisier ni de Berthollet. Il ne savait pas manier le discours brillant comme Fourcroy ni conquérir comme Monge l'attention et l'affection de ses élèves. Ecoutons d'ailleurs l'un de ceux-ci - de 1807, il est vrai : "son cours [...] n'était guère qu'une nomenclature aride de petits cristaux qu'il nommait d'une voix faible et à peine perceptible et qu'il était censé montrer à un auditoire trop éloigné pour en démêler même la couleur" (55).

On a l'impression que le pauvre Guyton se momifie progressivement, jusqu'à ce que, en 1811, il demande sa "vétérance", assortie d'un demi-traitement, plaidant les fatigues de l'âge : il avait 75 ans. Et, hélas, celui qui fut président du premier Comité de Salut public en 1793 termine ainsi sa lettre à Lacuée : "j'ai formé un autre voeu, pour lequel je réclame, Monseigneur, le puissant appui de Votre Excellence, c'est de recevoir de la grâce de Sa Majesté le titre de baron" (56).

Il fut baron et mourut en janvier 1816 au moment où l'on s'apprêtait à le rayer de l'Institut, comme régicide.

9 - LES DEUX FONDATEURS OUBLIES : GUYTON ET PRIEUR

Un commun destin, une amitié fidèle, des carrières politiques parallèles, un même dévouement à la chose publique ont uni les deux amis dijonnais, le "cher maître" et son disciple, tout au long de leur vie. Nous ne nous sommes intéressés ici qu'à la période du Directoire où ils consacrèrent l'essentiel de leur activité à cette Ecole polytechnique qui tenait tant à coeur à Prieur depuis sa fondation, et à laquelle Guyton, déjà un vieil homme, donna le meilleur de ses forces.

Pour l'un comme pour l'autre, leur tâche une fois remplie, on les voit s'effacer, disparaître et finalement tomber dans l'oubli. Les savants avec qui ils avaient travaillé, collègues de Guyton à Polytechnique et à l'Institut, adjoints de Prieur auprès du "grand" Comité de Salut public : Monge, Chaptal, Fourcroy, Berthollet sont couverts d'honneurs par l'Empereur et l'assistent dans son gouvernement. Prieur et Guyton ne sont plus rien : on n'a pas besoin d'eux, ils ont fini leur temps. Tant que Prieur était aux affaires, tant qu'il siégeait au Corps Législatif, il rédigeait, influait, démarchait. Lorsqu'il n'eut plus de mandat, dès qu'il ne parut plus, sa chère Ecole oublia son vaillant défenseur de l'an V.

L'Ecole se souvint qu'elle eut Berthollet parmi ses premiers professeurs de chimie ; elle a accroché le portrait de celui-ci dans sa galerie des fondateurs. Guyton, moins illustre mais combien plus dévoué, Guyton professeur moins génial mais combien plus assidu, Guyton directeur de l'Ecole bien plus longtemps que Monge, est maintenant, comme Prieur, un inconnu à l'Ecole polytechnique - mis à part les quelques spécialistes qui s'intéressent à son histoire. Ni Prieur ni Guyton n'ont donné leur nom à aucun des nombreux bâtiments, amphithéâtres, passages ou laboratoires de la nouvelle Ecole de Palaiseau, où il se fit pourtant une grande consommation de noms plus ou moins illustres.

Après tout, ne le regrettons pas. L'oubli sied mieux à ces modestes que l'enflure ou l'hyperbole qu'ils laissent volontiers à leurs collègues. Imaginons plutôt leurs ombres, aux Champs Elyséens, devisant, en un dialogue des morts, avec celles de Monge et de Laplace : "Diable d'Ecole, disent ceux-ci ; les examinateurs ont perdu, paraît-il, leur toute-puissance ; on a banni la géométrie descriptive et, chose impensable de notre temps, Sophie Germain, Anne-Marie Lavoisier ou Madame Picardet y seraient admises aujourd'hui. Lorsqu'on évoqua nos mânes à l'occasion du premier centenaire de l'institution, tous ces changements n'étaient pas encore survenus et nous nous sentions encore un peu chez nous en hantant la Montagne Ste-Geneviève. Mais si l'on nous invite au second centenaire, à Palaiseau de surcroît, nous ne pourrons décidément plus nous y reconnaître".

"Pas du tout, répond Guyton, ne vous attardez pas aux transformations des moeurs ou des lieux, considérez plutôt la permanence de cette institution, telle que je l'avais prédite dans mon discours de rentrée de l'an VII. La vertu de cette Ecole, disais-je,

Deux siècles plus tard, je n'ai pas un mot à changer. Que la postérité soit ingrate pour certains d'entre nous, tous ceux qui errent dans ces parages élyséens le savent bien. Mais l'important, c'est que notre ouvrage ait rendu quelques services. Cela doit suffire à nous combler".


Emmanuel GRISON


Notes :