Dans sa séance du 11 janvier 1895, le Conseil de Perfectionnement de l'Ecole polytechnique "présente en première ligne au ministre, Monsieur Henri Becquerel, répétiteur de Physique à l'Ecole, pour la place de professeur de physique ". Antoine-Henri Becquerel a, alors, 43 ans (né le 15 décembre 1852, il est entré 8ème à l'X en 1872, et en est sorti 18ème, dans le corps des Ponts et Chaussées). Il est membre de l'Académie des Sciences depuis 1889, professeur de physique au Muséum d'Histoire Naturelle et au Conservatoire National des Arts et Métiers depuis 1891, et a repris, depuis cette date, les cours qu'Alfred Potier (X 1857), malade, ne peut plus assurer à l'X.
Il est le troisième membre de la dynastie des Becquerel qui, depuis le début du siècle, se succèdent tant à l'Académie qu'au Muséum [Voir la biographie de son grand-père, Antoine-César Becquerel (1788-1978, X 1806)]. Ses premiers travaux de recherche ont porté principalement sur l'optique. Entre 1875 et 1882 il s'est intéressé à la polarisation rotatoire induite par des champs magnétiques et à la polarisation atmosphérique. A partir de 1883, il s'est tourné vers l'étude des spectres infra-rouges des vapeurs métalliques, en détectant visuellement le rayonnement infra-rouge grâce à la propriété qu'ont certains cristaux d'être phosphorescents sous cette irradiation. De 1886 à 1888 il a étudié l'absorption de la lumière dans les cristaux, en particulier sa dépendance dans la direction de propagation et dans la polarisation de la lumière incidente. Il soutient sa thèse de doctorat sur ce sujet en 1888 et il est élu, l'année suivante, à l'Académie des Sciences.
L'élection de Becquerel comme professeur ne va pas sans provoquer quelques remous, et même l'indignation d'Alfred Cornu (1841-1902, X 1860), l'"autre" professeur de physique à l'X, Président de l'Académie des Sciences : "... Aujourd'hui nous sommes en présence de deux candidats seulement. C'est donc en quelque sorte la carte forcée comme nombre et comme ordre de présentation ... une élection dans les circonstances actuelles n'aurait d'autre effet que ( ...) de s'enlever tout espoir de l'améliorer par le choix sur une liste plus satisfaisante comme nombre de candidats et comme autorité." (Le seul concurrent de Becquerel était René Colson (X 1873), examinateur de 2e classe, proposé en 2e ligne.) Cornu refuse de prendre part au vote ! On trouvera des résonances actuelles dans ses paroles.
1895 ! Début d'un tournant décisif où, en quinze ans, vont se succéder les grandes découvertes menant à la physique moderne.
Le développement de la spectroscopie bouleverse l'astronomie. La photographie devient un instrument d'enregistrement scientifique et préfigure les détecteurs modernes. La technique du vide engendre le tube de Crookes et les rayons cathodiques, point de départ des futurs accélérateurs de particules, de l'électronique et de la télévision. L'électromagnétisme de Maxwell et les ondes hertziennes qui en découlent marquent la physique et la technique.
En 1894, Lenard étudie les rayons cathodiques. En 1895, Röntgen découvre les rayons X et Lorentz établit la théorie de l'électron, que J.J. Thomson identifie en 1897. En 1896, Becquerel découvre la radioactivité, travail poursuivi systématiquement par Pierre et Marie Curie à partir de 1898, et Zeeman établit l'influence d'un champ magnétique sur le rayonnement électromagnétique (expérience tentée sans succès par Faraday, en 1862, à la fin de sa vie). Ramsay découvre en 1895 l'existence d'hélium dans des minerais radioactifs, germe de l'identification par Rutherford en 1906 des rayons ALPHA et des atomes d'hélium ionisés, puis de la découverte des noyaux atomiques par le même Rutherford en 1911 (Premiers prix Nobel de Physique : - 1901 : W.C. Röntgen - 1902 : H.A. Lorentz et P. Zeeman - 1903 : H. Becquerel et P. et M. Curie - 1904 : J.W.S. Rayleigh - 1905 : P. Lenard - 1906 : J.J. Thomson - 1907 : A.A. Michelson. En Chimie, on note : - 1904 : W. Ramsay et - 1908 : E. Rutherford.).
Nous omettons ici l'écheveau des données spectroscopiques, accumulées tout au long du XIXe siècle, dont l'explication constituera un des premiers triomphes de la théorie quantique. Parallèlement (mais n'anticipons pas ! ) rappelons trois dates "historiques" :
- 1900 : théorie du rayonnement du corps noir de Planck, qui introduit la notion de quanta, ainsi que la constante universelle h qui porte son nom ;
-1905 : théorie de la relativité restreinte, du mouvement brownien et de l'effet photoélectrique par Einstein (prix Nobel 1921 ... pour le photon).
Conjointement à cette explosion de la physique fondamentale, il se produit à cette époque un bond technologique qui annonce la deuxième révolution industrielle et va marquer le XXème siècle. L'étude systématique des ondes radio entre 1887 et 1893 mènera à la TSF (Marconi, prix Nobel 1909), aux tubes cathodiques (1905), et plus tard aux écrans cathodiques. La "fée électricité" de 1900 prend une place sans cesse grandissante dans la vie courante comme dans l'industrie (énergie électrique, moteurs, etc. ), l'usage du téléphone se répand rapidement, les télécommunications transforment tous les secteurs d'activité.
Un futur ingénieur doit être informé de ces avancées, sous peine d'échec grave pour toute la société.
En cette fin de XIXème siècle, la France est en proie à un profond malaise. La multiplication des scandales politiques et financiers (Panama), la montée du terrorisme et l'assassinat de Sadi Carnot le 24 juin 1894, la condamnation de Dreyfus en décembre 1894, en sont quelques exemples graves.
L'Ecole polytechnique reflète ce malaise et en subit les contrecoups. Comme toujours en de pareilles circonstances, les diverses parties prenantes : commandement militaire, corps de l'Etat, scientifiques, s'affrontent sur la définition de sa finalité et de sa mission.
L'armée absorbe environ 70 % des polytechniciens. Près de 50 % d'entre eux terminent leur carrière au grade de capitaine ! Beaucoup sont tentés de "pantoufler", mais ils rencontrent, comme leurs camarades des corps civils, une méfiance de la part des industriels. En effet, la formation des polytechniciens n'est pas adaptée aux industries d'avant-garde qui sont en train de se développer.
A la suite d'un rapport du Ministre de la Guerre au Président de la République, un décret du 13 mars 1894, portant règlement sur l'organisation de l'Ecole, va déclencher une âpre succession de débats qui se poursuivront jusqu'en 1898.
L'objectif est bien défini : "... mettre nos officiers, nos ingénieurs et nos savants dans un état de supériorité incontestable sur leurs rivaux de l'étranger".
Où se trouve l'origine du mal ? "L'enseignement (dispensé à l'Ecole) est trop étendu, trop élevé ; il est impossible de donner en 2 ans, d'une manière efficace, un enseignement aussi vaste et aussi encyclopédique. (Il existe un) manque de correspondance entre l'enseignement propre à l'Ecole et les exigences pratiques des services qui s'y recrutent. La part des questions abstraites est trop forte, (en outre) les matières enseignées occupent une telle étendue que les élèves ne peuvent que les étudier superficiellement sans en approfondir aucune. Les élèves sortent fatigués ; pour la plupart, la limite d'élasticité est dépassée".
Tous tombent d'accord sur le remède : "Réduire les cours ; mettre l'enseignement à la portée du niveau moyen des élèves ... ménager en principe 3 heures aux élèves pour l'étude de chacune des leçons (importantes)... Les professeurs de l'Ecole sont même à peu près unanimes, chacun d'eux faisant naturellement une exception en faveur du cours dont il est chargé, mais se montrant sévère dans sa critique pour les autres parties de l'enseignement". O tempora ! O mores !
Les obstacles sont considérables. D'une part, " (les décisions) se placent dans les mains des savants les plus abstraits qui ne peuvent ...se subordonner aux nécessités des applications pratiques". De l'autre, "les forces intérieures à ce solide invariable (l'Ecole), n'en peuvent pas à elles seules modifier le mouvement ; une puissance extérieure seule en est capable".
Les phrases ci-dessus sont extraites d'un rapport, daté du 14 juin 1894, rédigé par le Général Ladvocat (X 1850 ; 1830-1903), Inspecteur général de l'Ecole.
Les séances du Conseil de perfectionnement sont animées. En mai 1895, le Général André (X 1857 ; 1838-1913), commandant l'Ecole, lance que "depuis plusieurs années, pour avoir voulu enseigner le superflu à nos élèves, on a manqué de leur enseigner le nécessaire". On évoque "l'école rivale" de la rue d'Ulm : "Nous avons envers nos élèves des devoirs que l'Ecole Normale remplit énergiquement envers les siens ( ....) elle écarte de leur route tous les obstacles".
La discussion de la modification des programmes du concours d'entrée donne lieu, en 1896, à de belles passes d'armes. En ses qualités de délégué au Conseil de perfectionnement et de président de l'Académie des Sciences, Cornu écrit, dans une lettre au Conseil : "Par suite des applications croissantes de la physique et notamment de l'électricité, toutes les branches des services publics exigent une connaissance approfondie des lois mathématiques qui régissent les transformations de l'énergie ... Le programme précité (Cette réforme des programmes du concours d'entrée supprimait le calcul infinitésimal et faisait éclater la mécanique en morceaux disparates) va au rebours des tendances qui doivent, au contraire, présider à l'esprit des études modernes. (... ) Monsieur Cornu proteste donc encore une fois et demande qu'on maintienne les programmes actuels dont les effets constatés sont si remarquables". Le président du Conseil, le Général Peaucellier (X 1850 ; 1832-1913), répond, cinglant : "L'Ecole n'a pas été créée pour faire des candidats à l'Institut et ( ... ) il n'y a pas un dixième des officiers qui aient à se servir de l'outillage perfectionné dont parle Monsieur Cornu".
C'est dans cette atmosphère tourmentée, dans cette période en pleine mutation, qu'en 1895 Henri Becquerel prend sa chaire devant les élèves de l'Ecole polytechnique.
Le sort, comme s'il avait voulu réconcilier Cornu et les militaires, a remis le cours de physique de l'X entre les mains d'un homme d'exception, au destin étonnant.
Deux documents majeurs en témoignent : les éditions successives du cours de Becquerel, et ses précieuses notes de cours. Récemment acquises par la COGEMA qui en a fait don à la Bibliothèque de l'Ecole, ces notes ajoutent au cours lithographie une dimension humaine incomparable.
Pour mieux appréhender la brève analyse de ces documents que nous esquissons ci-dessous, il est utile de rappeler en quelques mots le contexte dans lequel s'est déroulée la vie de physicien de Becquerel et les influences dominantes qui ont marqué celui-ci. On verra en effet que, sans vraiment dédaigner les explications théoriques, il avait un extraordinaire pouvoir d'émerveillement devant les faits, observations expérimentales et réalisations techniques. C'est, sans doute, l'élément majeur du témoignage qu'il a voulu transmettre à ses élèves : apprendre à regarder, y prendre goût, puis imaginer et construire.
Un retour sur ses antécédents familiaux et sur la "dynastie" des Becquerel, et un bref rappel sur la découverte de la radioactivité éclairent cet aspect des choses.
Henri Becquerel aimait à dire qu'il était prédestiné à découvrir la radioactivité, et que tant son père que son grand-père avaient chacun leur part dans cette découverte.
Son grand-père Antoine-César (1788-1878, X 1806), après avoir combattu dans la guerre d'Espagne de 1810 à 1812, devint professeur de physique, puis directeur du Muséum. Son oeuvre scientifique fut marquée notamment par des recherches sur la phosphorescence sur laquelle il publia un traité. Il consacra une part importante de son activité à l'électricité et l'électrochimie, et réalisa de nombreux travaux sur les piles (il inventa la pile impolarisable à deux liquides) et sur les effets thermoélectriques. Il était un expert du diamagnétisme.
Son père, Alexandre-Edmond (1820-1891), reçu à l'Ecole Normale et à l'X démissionna pour devenir l'assistant de son propre père au Muséum... Il étudia les réactions photochimiques et la photographie. Utilisant ces techniques, il fut le premier à mettre en évidence la partie ultraviolette du spectre solaire par la méthode de Fraunhofer. Il devint un grand expert dans les phénomènes de luminescence et de fluorescence. Les corps qu'il avait le plus étudiés dans ce domaine étaient les sels d'uranium, dont il possédait une quantité notable. Il construisit un fluoroscope et mesura l'intensité et l'évolution temporelle de la fluorescence de l'uranium sous l'influence d'excitations lumineuses diverses. Il participa, en outre, à la mise au point des couples thermoélectriques et il étudia les propriétés magnétiques des minéraux.
On répugne souvent à accepter l'idée que puissent se développer des "familles" de grands scientifiques, à l'instar des familles de musiciens ou d'artistes dramatiques. Comme si des gens intelligents devaient normalement engendrer des enfants stupides. En vérité, il faut constater, sinon admirer, la persistance, dans la famille Becquerel, d'une curiosité pour les phénomènes et d'un mode de pensée qui, transmis de génération en génération, eurent pour résultat l'édification d'une "école familiale" de physiciens (Les "écoles familiales" scientifiques se rencontreraient-elles plus particulièrement dans la physique ? Familles Curie, Perrin, Langevin, par exemple), modèle réduit de la grande école française de mathématiques. Henri Becquerel conclura sa leçon inaugurale au Muséum, consacrée à l'exposé des travaux de ses deux prédécesseurs, en parlant "... d'une vie consacrée tout entière au culte de la science". Son fils Jean (1878-1953, X 1897), professeur au Muséum, membre de l'Académie des Sciences, répétiteur puis examinateur à l'X, dira plus tard : "Nous avions vécu dans la même maison, le même jardin, le même laboratoire ...". (Henri Becquerel avait épousé en 1874, à sa sortie de l'X, Lucie Jamin fille de son professeur de Physique à l'X, Jules Célestin Jamin, opticien de renom et académicien. Lucie mourut en 1878, quelques semaines après la naissance de Jean.)
Le 8 novembre 1895, Röntgen découvre que la paroi d'un tube à rayons cathodiques, recouverte de carton noir, laisse filtrer un rayonnement pénétrant capable d'exciter à distance un écran fluorescent. Il met en évidence, pour la première fois, les rayons X, et, vers la fin de l'année, envoie des lettres sur ses observations à plusieurs collègues, dont Poincaré (X 1873). Ce dernier est très excité par cette découverte.
Le 20 janvier 1896, l'Académie des Sciences découvre les radiographies des mains obtenues par Röntgen. Henri Becquerel demande à Poincaré quelle partie du tube émet les rayons en question. Il semble, répond Poincaré, que ce soit l'extrémité opposée à la cathode, là où le verre devient fluorescent.
Becquerel se demande alors s'il n'y a pas un lien entre les rayons X et la fluorescence, et tente, dès le lendemain, de vérifier si les substances fluorescentes émettent aussi des rayons X quelle que soit la cause de leur fluorescence. Les premiers essais sont des échecs, jusqu'à ce qu'au bout de quelques jours il pense à utiliser... des sels d'uranium. Pourquoi de l'uranium ? Chance, diront certains, intuition géniale répliqueront d'autres; la longue tradition familiale mentionnée ci-dessus y est certainement pour beaucoup. "Les résultats de Röntgen ne justifiaient pas vraiment cette idée, dira Becquerel, mais la phosphorescence de l'uranium avait des propriétés exceptionnelles, et il était véritablement tentant de procéder à cette investigation." [Au sujet des sels d'uranium utilisés par Becquerel, voir un article de H. von Philipsborn].
La suite, on le sait, eut une composante météorologique déterminante. Le 24 février 1896, Becquerel communique à l'Académie qu'ayant déposé des sels d'uranium sur une plaque photographique fortement protégée par du carton noir et des feuilles d'aluminium, et ayant exposé le tout au soleil pendant plusieurs heures, la plaque photo a été impressionnée. Tout semble se passer comme si l'uranium émettait des rayons X pendant sa fluorescence. Mais, une semaine plus tard, Becquerel en sait bien davantage. Il veut, en effet, répéter son expérience le 26 et le 27 février. Hélas ! Paris est recouvert de nuages. Becquerel abandonne ses échantillons dans un tiroir, remettant son expérience à plus tard. Avant de reprendre ses travaux, il développe "par acquit de conscience" (réflexe de physicien) ses plaques photo, dont tout laisse à penser qu'elles seront vierges. Il découvre qu'elles sont impressionnées et se rend compte immédiatement qu'il est face à un phénomène nouveau. Comme il l'établira rapidement, l'impression de ses plaques est totalement indépendante de l'intensité de la fluorescence de l'uranium, donc de la source d'énergie extérieure. Le sel d'uranium émet des rayons pénétrants qu'il ait ou non été exposé à la lumière solaire.
Cette découverte est certainement un coup de chance, mais c'est la preuve indéniable d'un "coup d'oeil" qui révèle une sagacité exemplaire et un esprit toujours en éveil.
Rapidement, Becquerel découvrira que ses rayons ionisent l'air avoisinant, et utilisera un électroscope à feuilles d'or pour mesurer l'activité de ses échantillons.
Becquerel se pose vite la question de la source d'énergie (considérable, comme il le remarque) qui est responsable de ce nouveau rayonnement, aucune source externe -rayonnement solaire, rayons cathodiques - ne le provoquant. Il conclura son discours de réception du prix Nobel sur cette question, laissant en suspens le choix entre la possibilité d'une transformation interne spontanée de l'atome et celle avancée par Marie Curie, d'une absorption continuelle d'un rayonnement externe : "... il y aurait lieu de se demander si la transformation de l'atome constitue une évolution lente et spontanée, ou si elle est le fait de l'absorption d'un rayonnement extérieur inaccessible à nos sens. (...) Aucune expérience n'est venue jusqu'ici ni confirmer ni infirmer ces hypothèses".
Ce qui frappe immédiatement, en feuilletant le cours de l'X de Becquerel, c'est sa modernité (Cette modernité se retrouvera dans le cours de l'X rédigé en 1920 par son fils Jean qui ne craignait pas de parler de relativité générale ou de physique nucléaire en des termes qui ne dépareraient pas trop les cours actuels. Mais ce cours ne fut enseigné qu'aux seuls élèves de la promotion 1919, qui avait été dédoublée.). Certes, les titres de chapitre et la structure générale ne surprennent pas. Thermodynamique, mécanique, acoustique, électricité, magnétisme, optique, etc., le sacro-saint "programme" est sous-jacent. Mais, sur tous les "points chauds", ou presque, qu'ils aient trait à la physique fondamentale ou aux applications technologiques, Becquerel livre à ses élèves les résultats et découvertes les plus récents, et il sait le faire dans un langage simple.
Il parle en expérimentateur, en observateur, donnant une image directe des faits. Il se livre, par exemple, à une longue description des expériences de Hertz, des propriétés des ondes radio et de leur utilisation. Les équations ne sont pas absentes : la théorie de Maxwell figure systématiquement dans le cours écrit, mais c'est un chapitre presque en marge, "rédigé à partir d'un résumé de Monsieur Potier" (son prédécesseur).
A l'évidence, il sait que les idées importantes sont celles qui resteront, longtemps après que l'on aura oublié les équations. Les élèves ne sont pas habitués à cette démarche, et l'expriment de façon acide dans un poème à la manière de Victor Hugo "Beaux endormis" chanté à la séance des ombres de 1907.
Un cours de physique ne se résumait pas, pour Becquerel, à la (sainte) trinité : "on observe que ...", "or ...", "donc ...", suivie d'une formule mathématique. On est presque surpris, dans une lecture rapide, par l'absence apparente de conclusion.
A vrai dire, ces remarques ne valent pas pour la totalité du cours. La thermodynamique, par exemple, est traitée de façon assez traditionnelle (il y aura plus tard un certain Fabry pour redonner vie à cette discipline). Mais tout ce qui touche, de près ou de loin, à ses préoccupations de physicien, et à la "tradition familiale", est étonnamment moderne : optique, électricité, magnétisme, rayonnement (A lire "Les Ombres", on constate que les X de l'époque ne ressentaient pas d'honneur particulier à voir, devant eux, un lauréat Nobel, ne percevant cette distinction nouvelle que sous son aspect lucratif).
Ce sentiment est encore renforcé par la lecture de ses notes de cours. Becquerel prépare ces notes sur un papier de belle qualité, au rythme de quatre feuillets - exceptionnellement cinq - par leçon. Chaque feuillet est divisé en deux. A gauche, figurent les titres, les dessins et croquis, les données numériques ; en vis-à-vis, sur la droite, figurent les mots-clés, les équations et les calculs. Figurent aussi des indications personnelles sur la manière de mener son amphi, les incidentes, la disposition de telle ou telle figure ou formule sur le tableau, la préparation de celui-ci : "à copier (d'avance) sur un tableau noir", lit-on à propos des gammes : harmonique, mélodique, expérimentale et tempérée.
Sans trop s'écarter de la structure de son cours écrit, il l'enrichit constamment de remarques ou exemples qui n'y figurent pas. Ces ajouts concernent souvent des découvertes ou explications théoriques de phénomènes un peu avancées par rapport au "programme".
D'une année sur l'autre, il modifie ces notes, les rature, les complète. Il les "remet au propre" au bout de deux ou trois utilisations.
De façon assez systématique, sa leçon commence par l'exposé de phénomènes naturels, et par un bref historique sur le thème abordé. Suivent une solide description des méthodes expérimentales et de leurs résultats, ainsi que l'exposé du cadre théorique. La conclusion est consacrée aux applications ou aux perspectives que ce thème peut ouvrir. On est impressionné par l'importance que Becquerel attache, par exemple, aux applications de la radioélectricité : T.S.F., téléphone ; à l'électrotechnique : énergie électrique, moteurs, etc., et, de façon générale, à la technologie de son temps. Les exemples cités, souvent approfondis, datent des dix dernières années, parfois de l'année précédente.
Il en est de même pour la physique fondamentale. Becquerel a une sorte de prescience de l'ère moderne. Il entend former les ingénieurs et scientifiques du XXe siècle, et non s'en tenir aux choses traditionnelles et bien établies (" ... de 1812 ..." dirait Cornu). Pratiquement tous les thèmes que nous avons cités au début sont abordés.
Deux exceptions notables : la mesure de la vitesse de la lumière par Michelson et Morley, et le rayonnement du corps noir. En particulier, ni la description de ce dernier phénomène, ni le nom de Planck n'apparaissent, à aucun moment, dans le cours. Si Becquerel s'étend sur les expériences "d'entraînement des ondes" de Fizeau, et sur la spectroscopie et les formules empiriques comme celle de Balmer, il "rate" en quelque sorte ce qu'on identifie maintenant comme étant les débuts de la relativité et de la théorie quantique. Omission "dynastique" ?
Pour mieux découvrir sa démarche, passons en revue quelques morceaux choisis de cet enseignement.
Le cours d'optique commence d'emblée par les chapitres "Analyse spectrale", "Phosphorescence", "Rayonnement de la chaleur et spectre solaire infra-rouge". Les chapitres traditionnels : théorie de Huygens, réflexion, réfraction, interférences, polarisation de la lumière, etc., n'apparaissent qu'à partir de la quatrième leçon. Autrement dit, pour Becquerel, l'exposé de l'optique ne commence pas par un "considérons un rayon lumineux ..." (ou une onde lumineuse), mais par un "qu'est-ce que la lumière, d'où vient-elle, comment apparaît-elle ?".
La table des matières des deux premiers chapitres reproduite ci-après est édifiante :
OPTIQUE
Pages
ANALYSE SPECTRALE
Analyse de la lumière par réfraction 127 Spectres d'émission 128 Spectres d'émission des gaz et des vapeurs 129 Variabilité du spectre d'un même corps.- Spectres de lignes et spectres de bandes 131 Raies sombres du spectre solaire.- Renversement 132 Application à l'étude de la constitution des astres 136 Relations entre les systèmes des raies 138 Spectres d'absorption des gaz et des vapeurs 140 Spectres d'absorption des solides et des liquides 142 Loi de l'absorption d'une même radiation par un corps isotrope, sous diverses épaisseurs 143 Dispersion anormale 144 Actions chimiques de la lumière 148 Régions spectrales d'activité photo-chimique 148 Photographie 151 Isochromatisme 153 Héliochromie 154
PHOSPHORESCENCEPhosphorescence par la lumière 155 Persistance lumineuse des différents corps.- Phosphoroscope 156 Analyse de la lumière émise par phosphorescence 159 Lois expérimentales de l'extinction de la phosphorescence avec le temps 162 Régions spectrales phosgéniques 163 Phosphorescence par la chaleur 166 Action des décharges électriques 168 Rayonnement spontané de l'uranium et de diverses autres substances 169
On plonge immédiatement dans l'analyse spectrale, on forge le concept qu'un corps est caractérisé par son spectre optique : l'identification du gallium et d'autres terres rares par Emile Lecocq de Boisbaudran en 1876 dans la blende de Pierrefitte figure parmi quantité d'exemples. L'étude du spectre solaire, commencée par Wollaston en 1802 et poursuivie par Fraunhofer à partir de 1814, et par Edmond Becquerel, est une mine de renseignements.
Becquerel explique l'apparition de raies sombres dans ce spectre, à la fois par un calcul simple (conceptuellement profond, en termes de coefficient d'émission et d'absorption ) et par la phrase : "Il résulte des expériences que l'on vient de décrire qu'une vapeur incandescente absorbe les radiations qu'elle émet elle-même, et substitue sa propre intensité à celle des rayons incidents."
"Il n'entre pas dans le cadre de ce cours, dira-t-il, de développer la théorie de la constitution du soleil qui a été basée sur des données spectroscopiques (Au début du XIXe siècle, Auguste Comte affirmait qu'il serait à jamais impossible de connaître la composition chimique des astres, faute de pouvoir aller y voir). Toutefois, nous signalons l'existence d'une raie brillante D3 ( LAMBDA = 0 MU, 5876 ) que l'on attribuerait à une subtance inconnue que Frankland a désignée sous le nom d'hélium. En 1895, Monsieur Ramsay a découvert qu'en traitant par de l'acide sulfurique un minéral, la cléveite, le gaz dégagé émettait fortement la raie D3 et pouvait être identifié à l'hélium." On est incroyablement proche, dans ce cours 1898 - 1899, de l'identification de la radioactivité ALPHA.
Becquerel procède à une classification des types d'étoiles, ainsi qu'à l'observation que les "aurores polaires, qui sont dues à l'illumination par des décharges électriques des régions supérieures de l'atmosphère, montrent une raie jaune-vert éclatante ( LAMBDA =0 MU, 5569) dont l'origine n'a pas été encore reconnue."
Le cours de 1904-1906 indiquera que "d'après Monsieur Ramsay, cette raie serait due à l'un des compagnons de l'argon, le krypton".
Les raies "ne sont pas distribuées au hasard". On apprend qu'après l'identification par Angström, à partir de 1853, des quatre premières raies de l'hydrogène, "en 1879, Monsieur Huggins, ayant reconnu dans (le) spectre de l'étoile ALPHA de la Lyre, dix raies dont la succession semblait faire suite, dans l'ultra-violet, aux quatre raies de l'hydrogène, n'hésita pas à attribuer ces dix raies à l'hydrogène". Becquerel rend hommage à l'habileté de Cornu qui, en 1886, est parvenu le premier à identifier les quatorze raies en laboratoire. Il cite la formule de Balmer pour aboutir au fait que le 4 mai 1892, "Monsieur Deslandres (son collaborateur) a photographié cinq raies nouvelles ... concordant si bien avec la formule de Monsieur Balmer qu'on est conduit à les attribuer également à l'hydrogène". Les fondements expérimentaux de la mécanique quantique sont prêts. Niels Bohr arrive, né en 1885 !
Plus loin, Becquerel conclut sur les actions chimiques de la lumière, de la photosynthèse à la photographie, application pratique et vision tout aussi prophétique que "dynastique" des choses.
Le deuxième chapitre de son cours d'optique porte sur la phosphorescence, qui l'a toujours émerveillé, comme elle a émerveillé son père et son grand-père. Sujet marginal et compliqué, dirait-on de nos jours, mais occasion, s'il en fût, de transmettre le témoignage du regard d'un physicien sur la nature. On verra en figure 2 un extrait de ses notes de cours à ce sujet. Y figurent la référence cruciale à l'uranium et à ses sels, ainsi qu'une théorie (amusante pour des yeux contemporains) rendant compte d'une loi empirique établie par son père sur la décroissance avec le temps de l'intensité émise.
Son cours de 1896-1897 ne porte évidemment pas mention de la découverte de la radioactivité. Mais deux ans plus tard, effet des promotions paires et impaires, il y consacre une quinzaine de lignes, texte qui s'amplifiera au fil des années et dont nous reproduisons en figure 3 la version 1904-1905. On remarquera en particulier la conclusion sur le problème énergétique posé par la radioactivité. Conclusion prophétique, elle aussi, sur l'énergie nucléaire.
La découverte des ondes radio par Hertz date de 1887. Elle constituait alors un triomphe de la physique fondamentale : c'était une éclatante confirmation de la théorie électro-magnétique de Maxwell, au point que les équations, appelées jusque-là équations de Maxwell-Faraday, furent rebaptisées équations de Maxwell-Hertz.
Mais ce qui fascine Becquerel, et à quoi il va consacrer une part importante de son cours, ce sont d'une part les aspects expérimentaux de la question (comme nous l'avons dit, l'exposé des équations de Maxwell figure presque comme un appendice à son cours) et surtout les applications pratiques, les potentialités d'une telle découverte. Il s'adresse alors aux futurs ingénieurs de la Nation.
Après avoir reproduit un long passage d'un mémoire de Hertz de 1889, il s'attache aux développements expérimentaux récents, mettant l'accent tant sur les techniques que sur les résultats. "Monsieur Bose a pu répéter un grand nombre des expériences de l'optique, et a reconnu que, dans les substances fibreuses, les vibrations parallèles aux fibres étaient absorbées conformément aux expériences de Hertz. Les feuillets d'un livre jouissent de cette propriété, de sorte qu'un livre fermé est un polariseur pour les ondes électriques. En profitant du courant évacué qui traverse le tube, on a pu actionner un télégraphe morse et cette application constitue la télégraphie sans fil", écrit-il dans son cours de 1ère Division 1899-1900.
Le domaine évolue rapidement, et ceci se reflète dans l'évolution des notes de cours de Becquerel dont nous reproduisons deux versions successives en figures 4 et 5. Il se tient sans cesse informé de l'actualité et révise presque fébrilement son exposé chaque année. "On a reconnu expérimentalement, écrit-il dans son cours de 1905-1906, que l'antenne qui augmente la portée ralentit la fréquence des ondes de l'excitateur (...). L'antenne est souvent prise proportionnelle à la racine carrée de la distance à franchir. (...) Monsieur Marconi a séparé du circuit extérieur primaire l'antenne qu'il relie au sol. Celle-ci fait partie d'un courant influencé par le circuit primaire au moyen d'une sorte de transformateur qui réduit la fréquence". On assiste presque à un cours de technologie. Et Becquerel de s'émerveiller : "L'antenne a été employée pour la première fois en 1895 par Monsieur Popoff, qui s'est d'abord servi d'un paratonnerre", "les ondes hertziennes présentent des phénomènes de diffraction d'autant plus grands qu'elles sont plus lentes et peuvent d'autant mieux contourner les obstacles ; le brouillard qui diffuse les rayons lumineux (...) laisse passer les ondes hertziennes", "on a pu communiquer ainsi entre Wimereux et Douvres au-dessus du Pas-de-Calais, et entre Antibes et la Corse au-dessus de la Méditerranée. Un service régulier a été installé par le capitaine Ferrié (1868-1932, X 1887) entre la Martinique et la Guadeloupe à 180 km de distance, et en France entre les phares de Belle-Isle et de la Coubre, à 240 km."
" Monsieur Marconi, grâce à l'installation de puissantes sources d'énergie et de grandes surfaces servant d'antennes, a pu communiquer entre l'Angleterre (Cap Lizard) et Terre-Neuve à 3400 km, puis entre le Cap breton (Amérique) et Poldhu (Angleterre) à plus de 5000 km ".
On pourra décrypter les notes de cours des figures 4 et 5 pour saisir la saveur du texte, et découvrir l'enthousiasme, presque juvénile, de Becquerel vis-à-vis de ce basculement vers des horizons nouveaux.
On observera sur la fig. 4 les schémas des dispositifs expérimentaux et les diverses techniques proposées pour l'émission et la détection. On remarquera sur la fig. 5 l'évolution de l'écriture, la fébrilité qui s'en dégage ; on notera les résultats ou exploits accomplis, la mention de Popoff et du capitaine Ferrié. On remarquera également, en milieu de page, la façon d'écrire : "la racine carrée de la distance à parcourir".
Fig. 5 : Cours sur les ondes radio et la T.S.F.
Henri Becquerel est mort prématurément au Croisic, le 25 août 1908, à l'âge de 56 ans, dans la maison familiale de sa seconde épouse, fille de E. Lorieux (X 1885), ingénieur général des Mines. Il venait, deux mois auparavant, de rejoindre son ancien professeur de taupe du lycée Louis-le-Grand, le grand mathématicien Gaston Darboux, comme secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences.
Becquerel disparaissait trois ans avant la découverte des noyaux atomiques, cinq ans avant le modèle de Bohr de l'atome d'hydrogène, onze ans avant la découverte par Rutherford des réactions nucléaires, dix-sept ans avant la fondation de la mécanique quantique, onze ans aussi avant l'installation du téléphone transcontinental américain, dix-neuf ans avant que Davisson pose les premiers jalons de la télévision. [C'est Alfred Perot qui lui succéda à la chairede physique de Polytechnique].
Dans sa carrière de physicien, on a pu évoquer la "chance" ou l'"inspiration géniale". Il est certain qu'Henri Becquerel était un physicien de premier plan, il est non moins certain que l'Ecole polytechnique a eu la "chance" de connaître, grâce à lui, un très grand cours de physique. Cours étonnamment modelé à la vocation de l'X, sans qu'il y eût la moindre concession au traditionalisme. Cours de physique expérimentale avant tout, dont le moteur était l'émerveillement devant les choses, l'esprit d'interrogation et de construction. Un cours qui, pour reprendre une expression du Professeur Louis Leprince-Ringuet, n'était certainement pas destiné à former des "abstractocrates", mais bien davantage des hommes de science et d'action
Je tiens à remercier Madame Francine Masson, conservateur de la bibliothèque de l'Ecole polytechnique, et Monsieur Emmanuel Grison, ancien Directeur de l'Enseignement et de la Recherche pour toute l'aide qu'ils m'ont apportée dans l'élaboration de ce texte. Les documents qu'ils m'ont fournis et les innombrables remarques historiques dont ils m'ont fait bénéficier ont été plus que précieux. Je remercie également Mademoiselle Claudine Billoux, archiviste de l'Ecole polytechnique, pour sa très aimable collaboration.
Jean-Louis BASDEVANT Professeur de Physique à l'Ecole polytechnique janvier 1988
Becquerel, Henri. - Cours de physique de l'Ecole polytechnique. Ecole polytechnique, cours lithographié, 1896-1908.
Discours prononcés aux funérailles de Monsieur H. Becquerel par E. Darboux et al... In Compte-Rendus de l'Académie des Sciences, n° 147, année 1908, pp 443-451.
Nobel lectures : Physics, 1901-1921.- Amsterdam, 1967
Les prix Nobel en 1903.- Stockholm, 1906.
Romer, Alfred. - Becquerel, Henri ... In Dictionnary of Scientific Biography, vol. 1, pp 558-561.
Segre, Emilio.- Les physiciens modernes et leurs découvertes : des rayons X aux quarks.- Paris, 1984.