Même si aujourd'hui, l'histoire industrielle suscite de nombreux travaux en France, ce n'est pas dans l'hexagone qu'il faut en chercher ses origines. Tout a commencé outre atlantique en 1925 avec la fondation aux Etats-Unis de la Business Historical Society. La première chaire de Business History est créée deux ans plus tard à la Business School de l'Université de Harvard. Cette nouvelle discipline se développe en marge de l'histoire économique. Elle étudie les entrepreneurs et les stratégies des entreprises. Après la Seconde Guerre Mondiale, sous l'influence d'Alfred D. Chandler, elle s'intéresse à l'organisation de ces sociétés. Elle a engendré une multiplication des monographies d'entreprises. Alfred D. Chandler propose une synthèse sur le développement des sociétés. Les travaux américains ont beaucoup influencé la recherche anglaise et allemande. En France, les chercheurs se sont intéressés plus tardivement à cette question. Ils préféraient les secteurs industriels ou les régions en privilégiant les archives d'entreprises. Patrick Fridenson avec Renault ou encore Jean-Pierre Daviet avec Saint-Gobain ont ouvert la voie des études d'histoire industrielle. Le recensement entrepris par l'Inventaire Général permet de prendre conscience des richesses du patrimoine industriel français. Tous ces travaux ont participé à la multiplication, ces dernières années, des monographies d'entreprises, de branches ou des études régionales. La diversité du monde des entrepreneurs est mieux connue aujourd'hui. Toutefois certains secteurs, à l'instar du génie civil ou du pétrole, sont quelque peu négligés.
Etudier l'aventure originale et familiale des Schlumberger ne comblera certainement pas cette lacune. Mais, elle permettra de découvrir un domaine méconnu. Avant de devenir cette grande entreprise d'envergure internationale, c'est l'histoire d'une association entre deux frères réunis par la ténacité paternelle. Conrad et Marcel Schlumberger, scientifiques et ingénieurs de talent, créent, développent et commercialisent une technique particulière de recherche pétrolière : la prospection électrique. Ils élaborent une méthode de travail fondée sur la curiosité, la rigueur et la persévérance. Fidèle aux principes imposés par ses fondateurs, la firme Schlumberger perdure après leur mort. Symbole d'une union réussie entre la France et les Etats-Unis, elle offre une prestation de services d'une haute qualité scientifique et technique.
Pour comprendre cette réussite industrielle, il faut tout d'abord découvrir la naissance et le développement de cette technique particulière de recherche pétrolière : la prospection électrique. L'étude de l'entreprise des frères Schlumberger autour des différents thèmes développés lors de la journée organisée par la SABIX et l'Association des Archivistes Français met en évidence l'originalité de leur œuvre et leur anticipation, non seulement pour la technique, mais pour les méthodes de management. Les collections du Musée de la Fondation Schlumberger à Crèvecoeur-en-Auge présentées dans le livret réalisé par Jacques Delacour illustrent les grandes étapes de leur aventure. Après avoir étudié pendant trois ans les archives déposées par Madame Anne Gruner-Schlumberger, fille de Conrad, au Centre de Sociologie et de l'Innovation (C.S.I.) de l'Ecole des Mines de Paris, Geoffrey C. Bowker, professeur assistant de la Graduate School of Library Information Science à l'Université de F Illinois, a publié un ouvrage en 1994 sur l'épopée Schlumberger, intitulé : Science on the run. Les extraits de son livre, traduits et commentés par Jacques Delacour, apportent un éclairage nouveau sur la stratégie de l'entreprise analysée par un sociologue.
Bibliographie :
Convention signée le 12 novembre 1919
|
Il ne se lance pas au hasard. Paul Schlumberger connaît la valeur scientifique de ses deux fils. Conrad est sorti deuxième de sa promotion de Polytechnique dans le Corps des Mines. Il retrouve l'Ecole des Mines comme professeur de physique, pendant dix ans. Marcel, de six ans son cadet, est ingénieur de l'Ecole Centrale. Il dispose d'une bonne connaissance des affaires minières. Son esprit inventif l'oriente vers les réalisations mécaniques. Il aime « (...) prendre de la matière et la manipuler pour en tirer quelque chose qui marche » . Conrad et Marcel Schlumberger sont des chercheurs tenaces qui croient en leurs travaux.
Leur conviction et leur détermination entraînent toute leur famille dans le tourbillon de leur entreprise. Ils savent utiliser à bon escient les compétences familiales pour progresser. Les filles de Conrad sont plus ou moins directement investies dans leur projet. Dominique, par exemple, licenciée de maths et de physique, dirige la revue confidentielle Proselec qui assure la liaison technique entre les diverses équipes de prospection. Le mari de Anne, Henri-Georges Doll, polytechnicien et ancien élève de l'Ecole des Mines, est l'un des premiers à se lancer dans l'aventure dès 1926. Parti aux Etats-Unis en 1940, il développe sur place la recherche au sein de l'entreprise avec la création du centre de Ridgefield. Il est rejoint par Pierre, le fils de Marcel, et les deux autres gendres de Conrad, Eric Boissonnas et Jean de Ménil, lequel, banquier, réorganise la comptabilité aux prises avec l'imbroglio des diverses devises étrangères. René Seydoux, gendre de Marcel, reste auprès de son beau-père après 1945. En 1965, la famille Schlumberger décide, tout en restant actionnaire majoritaire, de ne plus assurer en direct la marche de l'entreprise.
Conrad Schlumberger est parti d'une observation sur la formation spontanée de courants électriques dans certains terrains. Le hasard, la curiosité et l'intuition de Conrad aidant, l'aventure de la prospection électrique peut commencer : « La prospection électrique rentre dans cette catégorie d'études mixtes qui s'appuient sur des notions très variées, ne sont ni chair ni poisson, et déplaisent aux chercheurs sagement spécialisés dans un classique compartiment scientifique. En effet, il faut être un ingénieur mathématico-physico-technico-géologue, avec le goût de l'expérience et du grand air, pour aborder volontiers le problème. Le hasard qui m'a chargé d'un cours de physique dans une Ecole des Mines m'a logiquement presque forcé à rechercher pendant les longues vacances de l'ancien régime, les applications de la physique à l'art des mines en général et à la prospection en particulier. C'est ainsi que je me suis engagé en 1912 sur ces sentiers peu battus et que j'y ai progressivement entraîné plusieurs collaborateurs qui partagent aujourd'hui avec moi la bonne et la mauvaise chance. Des connaissances élémentaires suffisent parfaitement. Encore faut-il les avoir, ou désirer les acquérir, et cela ne doit pas être si fréquent puisque le domaine n'a encore que peu été étudié, malgré l'importance des perspectives ouvertes. Je tiens à rester un technicien qui va plus loin que l'étude du caillou. »
Conrad applique la démarche d'un scientifique. Il expérimente son idée en laboratoire : dans les caves de l'Ecole des Mines dès 1911. Il en déduit que la conductibilité électrique des roches est directement liée à la quantité d'eau plus ou moins minéralisée qui les imprègnent.
Dès 1912, il procède, en Normandie, à des vérifications sur le terrain de structures du sous-sol connues et variées (Val-Richer, Sassy, Fierville-la-Campagne, Soumont ...). Il met au point le matériel et la technique de prospection électrique du sous-sol. Il envisage tous les débouchés possibles de son invention. Il discerne l'importance de ce paramètre physique pour l'exploration minière. Il résout en laboratoire les problèmes survenus lors des expériences sur le terrain. Soucieux de protéger sa découverte, Conrad dépose un brevet le 27 septembre 1912. Il estime son expérience trop mince pour envisager sa commercialisation. Après la Grande Guerre en 1919, poussé par son père, il crée avec son frère Marcel une petite entreprise au capital modeste pour appliquer ses méthodes à la détection des minerais métalliques, aux études géologiques et à l'exploration pétrolière. En 1923, Conrad abandonne les cours de l'Ecole des Mines pour se consacrer exclusivement à l'entreprise avec Marcel.
Après des expérimentations décisives à Pechelbronn, en Alsace, puis des campagnes de validation industrielle en URSS, les frères Schlumberger commercialisent le carottage électrique ou logging, au début des années 1930. Fidèles à cette démarche scientifique, Conrad et Marcel poursuivent un effort de recherche de très haut niveau puisque selon Conrad : « On ne peut pas bâtir une industrie sur ce qui existe. » Dans cette perspective d'innovation, en 1933, les deux frères Schlumberger se dotent d'une station d'essai dans la cave du siège parisien de l'entreprise. Marcel en fait rapidement son lieu de prédilection. Il y crée et développe les outils nécessaires à la réalisation des techniques de prospection et de mise en production des forages pétroliers. Il met en place une collaboration étroite entre les laboratoires, les ateliers (mécanique et électricité), le centre d'essais, le service de contrôle et les archives techniques.
Comme tout scientifique, Conrad publie un compte-rendu de ses travaux en 1920. Cependant, les frères Schlumberger utilisent l'écrit avec parcimonie. Ils souhaitent préserver le patrimoine de la société. Aucune information compromettante sur les méthodes, l'appareillage ou sur les opérations, ne doit être divulguée à la concurrence. Dans les communications internes, les termes sont codés afin d'éviter tout piratage industriel. Les prospecteurs envoient au siège des télégrammes pittoresques comme : « Fille Rosa montée verticalement mais réveil sinistre. » Il faut traduire : « Sondage La Rosa facile d'accès hausse régulière des résistivités au nord-sud mais n'avons pas trouvé bon repère électrique direction ouest. » En décembre 1945, un ancien ingénieur de Schlumberger, H. Guyod, publie une série d'articles dans Oil Weekly. Il dévoile avec force de détails les différentes sondes de résistivité : les technologies employées, les résultats obtenus et leur écart par rapport à la résistivité réelle. Afin d'éviter tout nouveau dérapage et la divulgation d'autres secrets industriels, Schlumberger rompt le silence et publie des courbes d'écart permettant le calcul de la résistivité réelle. En février 1948, Henri-Georges Doll présente au congrès de l'American Institute of Mining Engineers une étude fondamentale sur la distribution des courants et des voltages nés du phénomène de Potentiel Spontané (The S.P. Log : Theorical Analysis and Principles of Interpretation). En juillet 1950, il publie un nouvel article, écho du précédent : The S.P. Log in Shaly Sands dans Journal of Petroleum Technology. De 1949 à 1953, Doll multiplie les communications vulgarisant les techniques de prospection électrique pétrolière. Il expose les principes et l'intérêt des nouveaux appareils réalisés. En 1949, la direction autorise un ingénieur de terrain, Maurice Tixier, à publier deux articles. Entre 1950 et 1957, Schlumberger contribue à la diffusion de l'information sur la prospection électrique pétrolière.
Fidèle à ses principes précurseurs de recherche, d'innovation et de rigueur, Schlumberger s'affirme comme un prestataire de services de qualité pour l'industrie pétrolière. Avant d'atteindre l'envergure internationale d'aujourd'hui, elle connaît des débuts difficiles. La petite société au capital modeste créée en 1919 devient en 1926 la Société de Prospection Electrique, surnommée la Pros. Elle applique les méthodes mises au point par Conrad pour la détection des minerais métalliques, les études géologiques et l'exploration pétrolière. Conscients des réserves limitées de pétrole en France, Conrad et Marcel étendent leurs activités à l'échelle internationale. Contrairement aux idées reçues, ils ne doivent pas leur succès aux ressources pétrolières d'outre-atlantique. En 1929, l'URSS leur offre une chance de développement inespérée en cette période de crise et de récession économique. Première entreprise française à avoir des relations techniques et commerciales avec l'URSS, la Société de Prospection Electrique travaille sur de vastes espaces. Elle assure pendant sept ans la prospection, la fabrication sur place des appareils et la formation d'ingénieurs soviétiques. La Pros déroge pour la première fois à sa règle du secret industriel. Cette entorse lui est bénéfique. Elle peut engranger des bénéfices. Pour faire face au surcroît d'activités, elle agrandit son siège parisien au 40 et 42 de la rue Saint Dominique. En mars 1931, la Pros s'associe avec la Société Géophysique de Recherches Minières (S.G.R.M.) pour constituer la Compagnie Générale de Géophysique (C.G.G.). La Pros fait les mesures dans les sondages. Elle apporte ses techniques et son savoir-faire. La Compagnie Générale de Géophysique se charge de la prospection de surface. La Société Géophysique de Recherches Minières fournit ses outils, ses licences et cinq millions de francs.
Mettant à profit les deux courbes ou logs de base, clé du carottage électrique, validés en URSS, l'aventure américaine prend son envol trois ans plus tard. En 1934, la Schlumberger Well Surveying Corporation est créée. Cette compagnie de droit américain a pour Directeur : E.G. Léonardon (X 1909 ; 1888-1980), polytechnicien licencié en droit, dont la ténacité a été déterminante. Basée à Houston au Texas l'année suivante, elle devient une base de repli pour l'activité du groupe pendant la Seconde Guerre Mondiale. Entre 1945 et 1950, la Schlumberger Well Surveying Corporation met en place aux Etats-Unis une structure adaptée au volume de ses activités et capable de faire face à leur développement. Elle dispose de nombreuses petites équipes disséminées sur le territoire américain qui effectuent régulièrement des mesures. En 1945, la société est réorganisée pour répondre au développement de l'industrie pétrolière. Paris et Houston demeurent des centres de développement et de fabrication des équipements opérationnels pour les équipes françaises et américaines. La conduite des opérations sur le terrain est systématisée et uniformisée entre quatre zones principales d'activité : Europe -Afrique ; Proche - Moyen - Extrême Orient ; Amérique Latine ; Etats-Unis. Le centre installé à Ridgefield en 1948, dans le Connecticut, dispose de laboratoires très modernes pour la recherche à long terme, l'instrumentation et l'interprétation. De nombreuses inventions sont créées en collaboration entre Houston et Paris. En 1957, une société holding cotée à la Bourse de New York est créée sous le nom de Schlumberger Limited. Elle regroupe la Société de Prospection Electrique (Europe-Afrique), Schlumberger Overseas (Proche, Moyen et Extrême-Orient), Surenco (Amérique latine) et Schlumberger Well Surveying Corporation (Amérique du Nord). Après une éclipse passagère consécutive à la mort de Marcel Schlumberger en août 1953, Paris retrouve une place prépondérante au sein du groupe avec la création du centre de recherche et de développement de Clamart (Hauts-de-Seine), en 1959.
A partir de 1965, Jean Riboud accède à la présidence du groupe. Il développe le caractère multinational de l'entreprise notamment en convoquant alternativement le Conseil d'Administration à Paris et à New York. Il étend les services de la société à toute la gamme des opérations allant de la découverte d'un gisement de pétrole à sa mise en production. Jean Riboud diversifie les activités de Schlumberger Limited dans les appareils de mesure et de comptage, l'électronique et l'informatique. Ces deux disciplines lui permettent de gagner du temps, de perfectionner et de réduire ses équipements. Dans cette course contre la montre, Schlumberger ne peut rester tributaire des progrès technologiques extérieurs. Elle se doit de développer ses propres outils (ex. : transistor, circuits imprimés et intégrés, carte à puce...).
Malgré ces changements, Schlumberger demeure fidèle à ses origines et pratique une politique sociale innovante. Soucieux de l'aspect social, les fondateurs délèguent des responsabilités. Dès 1937, ils intéressent leurs employés aux bénéfices. A partir de 1945, cette participation se transforme en Profit Sharing Trust. La quote-part de chaque employé est investie. En 1954, Schlumberger instaure une retraite complémentaire pour son personnel.
Au début, ses effectifs se comptent sur les doigts de la main. Ils se résument à un ingénieur assistant : E. G. Léonardon ; deux aides pour les missions : Pierre Baron et Jacques Gallois ; un magasinier : J. Carré et un mécanicien chauffeur : R. Jacquin. Ce personnel sert l'entreprise avec ardeur et dévouement. Avec le développement des activités, Conrad et Marcel recrutent leurs collaborateurs, pour l'essentiel, parmi les ingénieurs diplômés des grandes écoles. Les Mines et Centrale leur fournissent les contingents des missions. Les frères Schlumberger privilégient les candidats bons en géologie. Ils recrutent à l'Ecole des Arts et Métiers et à SUPELEC les membres de leur bureau d'études. A partir de 1934, la Schlumberger Well Surveying Corporation embauche des ingénieurs américains. Paris ne peut plus lui fournir des prospecteurs expérimentés parlant anglais. E.G. Léonardon outrepasse les réticences des frères Schlumberger et des compagnies pétrolières du Texas. Il recrute dans les universités du Middle West des ingénieurs issus du monde agricole sans lien avec le pétrole. Jusqu'en 1926, les nouveaux prospecteurs sont formés selon le compagnonnage. Ils sont envoyés sur le terrain où ils sont pris en charge par un « ancien » qui leur transmet ses connaissances. Ils partent en missions à travers le monde. Entre deux voyages, ils se perfectionnent aux côtés de Conrad et de Marcel, à Paris. La première génération de prospecteurs a véritablement un esprit pionnier. En mission, ils connaissent des conditions de vie difficiles. Isolés, ils sont dans une nature souvent hostile. Ils doivent se débrouiller pour manger, dormir et travailler décemment. Ils parcourent beaucoup de kilomètres à pied ou en véhicule.
Avec la diversification des techniques et des moyens, la spécialisation des ingénieurs s'impose. Ils ne sont plus uniquement recrutés selon leurs compétences, mais selon les profils de postes à pourvoir. En 1948, l'entreprise Schlumberger crée un département du personnel. Dès 1950, ce service organise pour les ingénieurs un programme d'entraînement et des sessions de recyclage sur l'interprétation des logs, à Houston. L'instruction des stagiaires est toujours confiée à un « ancien », dans chaque centre. Pour être titularisés, les nouvelles recrues sont soumises à une série de tests techniques comprenant notamment la lecture et l'interprétation des logs. Rapidement la nécessité d'uniformiser la formation s'impose. A Houston, la Schlumberger Well Surveying Corporation fonde une école dirigée par André Allégret. En 1956, Schlumberger Overseas et Surenco créent leurs propres établissements. Parallèlement, Schlumberger élabore un statut international des ingénieurs de terrain, véritable cheville ouvrière de son dispositif. Interface entre les clients et les chercheurs, ils exposent leurs remarques lors de réunions organisées régulièrement dans la société. Jean de Ménil uniformise leur statut. Il standardise leurs compensations directes, leurs bénéfices différés et leurs conditions de vie. La mobilité du personnel s'en trouve facilitée. Cette formation poussée et cette spécialisation ont permis à de nombreux ingénieurs de quitter Schlumberger pour voler de leurs propres ailes en ouvrant un cabinet conseil, ou d'entrer chez un producteur en qualité d'experts, voire de passer à la concurrence.
Dès le début, Conrad et Marcel Schlumberger établissent une politique de commercialisation des nouveaux procédés auprès des clients du monde entier. Ils détaillent les modalités de mise en œuvre dans un contrat spécifique. Leurs prestations de services sont assurées par un personnel et un matériel spécialisés garantissant la qualité des travaux. Progressivement Schlumberger s'impose comme une compagnie sérieuse offrant des services à l'industrie d'exploration et de production pétrolière. Son principe de ne pas déroger à son rôle strict de conseil en fait sa renommée internationale. Après 1945, la recherche et la production pétrolières se développent considérablement. Les grandes compagnies(Esso, Gulf, Mobil, Shell) s'entourent de physiciens pour améliorer leurs connaissances des gisements. Elles ne peuvent exploiter elles-mêmes les brevets résultant de ces études. Elles les vendent aux compagnies de services. Comme Schlumberger est capable de valoriser ces nouvelles technologies, les grandes compagnies pétrolières lui soumettent leurs brevets en priorité, voire exclusivement. C'est pourquoi Schlumberger ne possède pas que des techniques dont elle est l'auteur. En 1948, elle se dote d'un service des ventes. Celui-ci s'occupe des contacts avec tous les clients, des listes des prix et des promotions, de la technique d'interprétation des logs. En étroite collaboration avec le laboratoire de Ridgefield, il diffuse l'information sur l'avancement des recherches et sur les nouveaux outils. Schlumberger a créé le log. Par son sérieux et sa rigueur, elle a su le transformer en un instrument incontournable pour l'industrie pétrolière. Dans l'argot du foreur texan tout ce qui concerne les logs s'appelle « Schlumberger ». De même en URSS, le carottage électrique est longtemps appelé « adineSchlumberger » (« un Schlumberger »).
Dans le monde pétrolier, Schlumberger c'est le log mais aussi le camion bleu. Ce véhicule rejoint le parc matériel de la société en 1946. Muni d'un équipement opérationnel (câble, treuil, enregistreur, source de courant...), il multiplie les opérations possibles dans un même forage. Afin de le concevoir avec toutes les options nécessaires, tous les ingénieurs de terrains ont reçu un questionnaire. L'étude de son aménagement s'est effectuée en parallèle aux Etats-Unis et en France, en tenant compte des réponses du personnel. Le camion type 500 est construit sur un châssis Mack de dix-huit tonnes avec cabine avancée et roues jumelées. Le treuil est intégré à l'ensemble. Il est commandé de la cabine d'enregistrement, véritable laboratoire ambulant. Elle dispose d'un enregistreur photographique dont les logs sont développés sur place. Le camion type 500 entre en opération en 1947. Il permet à la société de s'imposer par rapport à la concurrence aux mesures moins fiables, mais dotée d'un équipement d'aspect plus moderne.
Conrad et Marcel Schlumberger ont développé une science : la géophysique appliquée, où la recherche fondamentale et l'expérimentation sont étroitement liées. Ils ont mis au point et exploité une technique nouvelle : la prospection électrique. Conjointement, ils ont pratiqué des méthodes de travail et de management dont les traits caractéristiques sont désormais généralisés dans les entreprises actuelles et ont été mises en évidences lors de la journée organisée par la SABIX et l'Association des Archivistes Français. Les frères Schlumberger ont élaboré une culture maison, une façon d'innover alliant la rigueur et le souci de la qualité. Ils maintiennent une étroite collaboration entre le laboratoire et le terrain afin de maintenir une longueur d'avance sur les concurrents et de rester à la pointe du progrès. Conrad et Marcel Schlumberger réduisent la part aléatoire due à l'interprétation humaine. Ils multiplient les courbes de résistivité. Avec le concours de mathématiciens comme Alfred Liénard, sous-directeur de l'Ecole des Mines, ou le jeune Stéfanesco, dans les années 1920, ils définissent des modélisations mathématiques de leurs techniques (calcul de résistivité apparente, abaque du mort-terrain...). Conrad et Marcel Schlumberger veulent démontrer que leur démarche relève de la science et non du charlatanisme. Ils doivent gérer l'information sur leurs découvertes pour dissoudre cet halo de suspicion qui les entoure, tout en se préservant du piratage industriel. Fidèles aux préceptes paternels rédigés dans la convention de novembre 1919, Conrad et Marcel Schlumberger assurent une continuité sans faille dans leur métier. Leur entreprise s'impose et demeure une société de services de qualité pour la recherche pétrolière du monde entier. Comme le slogan l'indique (« Wherever the drill goes, Schlumberger goes ! » « Partout où va le forage, Schlumberger va ! »), son objectif est de répondre correctement aux besoins de ses clients où qu'ils soient. Depuis 1936, Schlumberger se reconnaît, sur les gisements pétroliers du monde entier, à son camion et à sa couleur baptisée « blue bonnet blue » (Fleur nationale du Texas), véritable emblème universel de la société.
Dès le début, Conrad et Marcel Schlumberger travaillent à l'échelle internationale. Même si le gisement de Pechelbronn suscite bien des engouements en France, ils sont conscients que les ressources pétrolières nationales ne peuvent suffire à leur développement. Ils travaillent à l'échelle planétaire bien avant la naissance du concept de la mondialisation. Pour remédier aux difficultés de communications et à l'éloignement de leurs ingénieurs de terrain, Conrad et Marcel Schlumberger n'hésitent pas à déléguer les responsabilités et à développer le travail d'équipe. Soucieux du capital humain de leur société, les frères Schlumberger mettent en place une politique salariale novatrice. Ils créent un service du personnel. Ils uniformisent les statuts de leurs employés dont les fonctions, les responsabilités et les prérogatives sont définies dans un « Management manual ». Ils développent de nombreux avantages sociaux tels que la participation aux bénéfices, une politique d'assurances, de vacances, de compensations diverses ou encore l'instauration de retraites complémentaires. Conrad et Marcel Schlumberger savent utiliser à bon escient la synergie productrice due à l'hétérogénéité de la formation et du recrutement local de leurs ingénieurs. Ils tiennent le plus grand compte de leurs observations pour améliorer leur matériel et leurs techniques. Parallèlement, ils développent la formation technique de leurs collaborateurs par la publication d'une revue interne, l'établissement d'un programme d'entraînement et l'organisation de sessions de recyclage sous forme de séminaires.
Tous ces éléments démontrent les qualités exceptionnelles de ces deux entrepreneurs. Même si Conrad est mort trop tôt pour devenir, à l'instar de son frère Marcel, une figure emblématique (« le Père Marcel »), ils ont imprimé leur marque à leur société. Ils perpétuent une tradition industrielle familiale commencée quelques siècles plus tôt en Alsace. Ils sont très représentatifs du terreau alsacien qui a généré une floraison de grandes dynasties industrielles. Les annexions de l'Alsace par la Prusse puis par l'Allemagne ont engendré une migration vers la France de nombreux entrepreneurs. Ils ont essaimé à travers le monde. L'expérience de la diaspora constitua pour ces exilés un choc détonateur annonciateur de réussites industrielles remarquables. Afin de ne pas perdre cette expérience du passé, des lieux de mémoire relatent cette aventure extraordinaire : en Pays d'Auge (Crèvecoeur-en-Auge et le Val-Richer), à Paris (42, rue Saint Dominique) et en Alsace (Pechelbronn). Des objets et des archives permettent de retracer cette histoire originale où le rôle des hommes reste fondamental. « (...) la réussite technologique et industrielle de Schlumberger est aussi, en un sens, une réussite humaine. D'entrée de jeu un esprit avait animé son personnel de jeunes diplômés frais émoulus : camaraderie, attrait des horizons lointains, sentiment de participer à un effort où l'individualité de chacun s'affirmait dans l'oeuvre de tous. Un climat s'était créé là, une atmosphère assez exceptionnelle, que le passage des ans et le « gigantisme » ont sans doute atténués, mais qui n'en restent pas moins vivaces. ». Même si certains fidèles de la Pros, tels Roger Jost, ont laissé leurs mémoires, la plupart n'ont pas encore témoigné de cette épopée. Un travail reste à faire avant que cette histoire disparaisse à jamais : un devoir de mémoire ...