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Biographies polytechniciennes
 

Augustin Louis CAUCHY (1789-1857)

Ce texte a été publié dans le Livre du Centenaire de l'Ecole polytechnique, 1897.

Cauchy compte parmi les plus grands géomètres. Esprit juste, fécond et généralisateur, son action sur la progression des sciences mathématiques n'est comparable qu'à celle exercée avant lui par Viète, Descartes, Leibnitz et Monge. De nombreuses découvertes, et des plus importantes, faites en ces sciences de nos jours, n'ont été que l'application ou le développement d'idées émises par lui, et cependant l'auréole qui entoure sa mémoire est loin d'être en rapport avec la grandeur de l'œuvre qu'il a laissée. C'est que cette œuvre est très étendue, n'est connue complètement que d'un petit nombre et que beaucoup s'en sont servis, qui n'ont pas indiqué la source où ils avaient puisé, tandis que d'autres, entraînés par la passion, ont fait rejaillir sur le savant les préventions que leur inspiraient les opinions de l'homme, préventions injustes, la conduite de Cauchy ayant été, en toutes occasions, dictée par le sentiment le plus pur de l'honneur et du devoir. Cauchy avait froissé bien des susceptibilités, quoique d'un caractère doux, honnête et conciliant. Pour bien comprendre la froideur de ses contemporains à son égard, il faut connaître sa vie.

Cauchy est né à Paris le 21 août 1789, de parents qui l'élevèrcnt dans des sentiments d'une piété profonde et dans le respect de tout ce qui touchait à l'ancien régime. Entré le second à l'École Polytechnique, il en sortit, en 1807, premier dans le corps des Ponts et Chaussées, qu'il abandonna en 1813, pour des raisons de santé ; il se consacra dès ce moment tout entier à l'étude des sciences. Il avait alors vingt-quatre ans, mais sa réputation de savant était déjà faite et il devait bientôt étonner les plus illustres géomètres de l'Europe par la série ininterrompue de ses brillantes découvertes. En 1810, il remporta le grand prix de l'Institut avec un mémoire, qui était un véritable traité de Mécanique, destiné à servir de base à toute une nouvelle théorie de l'équilibre des corps.

Peu après, la Restauration, sacrifiant à ses rancunes politiques Monge et Carnot, déposséda ces illustres savants de leurs fauteuils à l'Institut et les remplaça d'office par Cauchy et Bréguet. Cauchy eut tort d'accepter; beaucoup le lui reprochèrent; mais il avait considéré sa nomination comme un ordre, et il n'avait pas cru pouvoir désobéir.

De 1816 à 1830, il professa simultanément la Mécanique à l'Ecole Polytechnique, l'Algèbre supérieure à la Sorbonne, la Physique mathématique au Collège de France, et signala ce triple professorat par une importante réforme, en substituant aux méthodes d'analyse simples, mais peu précises, de Lagrange des méthodes plus rigoureuses, encore suivies de nos jours dans leurs lignes principales.

Quand survint la Révolution de 1830, son loyalisme et sa foi religieuse ne lui permirent pas de prêter au nouveau Gouvernement un serment de fidélité déjà prêté au Gouvernement déchu; il renonça aux chaires qu'il occupait et quitta la France. En 1831, il se rendit à Turin, où il occupa pendant deux ans une chaire de Mathématiques supérieures, créée pour lui par le roi de Sardaigne. Il l'abandonna, en 1833, pour se dévouer à l'éducation scientifique du duc de Bordeaux; celle-ci terminée, il rentra en France (1838) et reprit son siège à l'Institut. En 1848, la République lui rendit sa chaire d'Astronomie à la Sorbonne; il dut la quitter de nouveau, en 1852, quand le second Empire rétablit le serment politique; mais on la lui rendit définitivement et sans conditions, en 1854, usant envers lui des mêmes égards qu'on avait eus auparavant pour François Arago. Il mourut trois ans après.

Cauchy était d'une grande bonté pour tous ceux qui l'approchaient ; chaque année, il abandonnait intégralement son traitement de la Faculté aux pauvres de sa commune et l'on raconte qu'il avait le cœur navré quand il était obligé de refuser des candidats au baccalauréat.

Il a laissé près de huit cents mémoires sur toutes les branches des Mathématiques : en Géométrie pure, il a démontré un théorème sur les polyèdres, qui avait exercé avant lui la sagacité des plus grands géomètres; en Arithmétique, il a donné la démonstration du fameux théorème de Fermat sur les nombres polygones, cherchée en vain par Descartes, Euler et Gauss ; mais sa prédilection était pour l'Analyse et ses applications à l'Astronomie et à l'Optique.

Pour bien faire comprendre l'œuvre de Cauchy, nous suivrons une marche pour ainsi dire didactique et nous parcourrons successivement tous les chapitres du Calcul intégral.

La première question qui se présente dans cette voie est de savoir si une fonction quelconque admet une intégrale.

La réponse a été faite par Cauchy en établissant, d'une façon rigoureuse, l'existence des intégrales définies; il l'a complétée, en montrant comment il faut modifier la définition des intégrales définies, dans le cas où la fonction à intégrer devient infinie ou discontinue. Il a créé la théorie des intégrales définies singulières et montré le parti que l'on peut en tirer pour la détermination des intégrales définies et l'étude des intégrales singulières des équations différentielles.

La discussion approfondie de la théorie des intégrales définies l'a conduit à la découverte du calcul des indices, qui contient implicitement les théorèmes de Descartes, de Rolle, de Fourier, de Sturm et l'extension, donnée par lui-même, du théorème de Sturm aux racines imaginaires des équations algébriques ou transcendantes.

C'était déjà quelque chose que d'avoir ainsi introduit l'ordre et la précision dans les premiers éléments du Calcul intégral; mais l'œuvre capitale de Cauchy a été l'invention du calcul des résidus ou, si l'on veut, du calcul des intégrales prises entre des limites imaginaires. La théorie des résidus repose sur une conception géométrique de l'imaginaire, dont les Allemands ont voulu faire honneur à Gauss; mais qu'il y a loin de l'essai avorté du géomètre de Göttingue à la longue suite de théories enfantées par Cauchy!

Un premier travail de Cauchy, resté célèbre, lui a permis, à l'aide de la conception de l'intégrale définie prise entre des limites imaginaires, de retrouver d'une manière régulière et uniforme toutes les intégrales définies connues avant lui, sauf une, et d'en découvrir une infinité d'autres. La nouvelle théorie contenait en germe toute la théorie des fonctions; elle donne avec la plus grande facilité les conditions, pour qu'une fonction soit développable par la formule de Taylor, sujet sur lequel Cauchy est revenu plusieurs fois; elle fait connaître le nombre des zéros et des infinis des fonctions; elle est l'origine des beaux résultats obtenus dans ces derniers temps par MM. Weierstrass et Mittag-Leffler. Le premier chapitre du Calcul intégral finit avec la théorie des intégrales doubles, où Cauchy non seulement explique la raison pour laquelle certaines intégrales doubles changent de valeur, quand on intervertit l'ordre des intégrations, mais encore montre comment on peut calculer a priori la différence de ces valeurs.

Le second chapitre du Calcul intégral traite de la théorie des équations différentielles ordinaires; il faut montrer d'ahord que ces équations admettent des solutions, des intégrales comme l'on dit. Cauchy, le premier, a établi, sur des bases solides l'existence de ces intégrales, en fixant leur degré de généralité et en ouvrant la voie à l'étude rigoureuse des solutions singulières. Il donne deux démonstrations, fondées sur des principes très différents, de l'existence des intégrales des équations différentielles.

Le troisième chapitre du Calcul intégral, relatif à la théorie des équations aux dérivées partielles, débute encore par une découverte de Cauchy, la démonstration de l'existence des solutions d'un système quelconque d'équations aux dérivées partielles. Dans ce domaine, il se montre encore un maître et, bien longtemps avant Jacobi, il fait connaître une méthode tout à fait générale d'intégration des équations aux dérivées partielles du premier ordre. Le célèbre mathématicien allemand n'a retrouvé cette méthode, sans la connaître d'ailleurs, qu'à la suite de pénibles efforts, attestés par les nombreux mémoires fort beaux et fort intéressants qu'il a publiés sur ce sujet. Peut-être ne sera-t-il pas inutile de rappeler que notre illustre camarade avait étudié et fait connaître, avant Hamilton, les propriétés les plus importantes des équations canoniques, dites de forme hamiltonienne, que l'on rencontre dans la théorie des équations aux dérivées partielles et en Mécanique, le mémoire dans lequel il a exposé ces recherches étant assez rare et n'ayant sans doute pas été connu des savants étrangers. La théorie des équations aux dérivées partielles linéaires et à coefficients constants a été traitée supérieurement par Cauchy, qui en a fait de nombreuses applications à la Physique mathématique et en particulier à l'étude très détaillée de la propagation des ondes.

La théorie des séries doit également de nombreux perfectionnements à Cauchy qui, après l'avoir assise sur des bases entièrement rigoureuses, a signalé deux règles de convergence, dont l'une, d'une application à la fois facile et féconde, a donné, comme nous l'avons dit, une condition permettant de reconnaître a priori si une fonction pouvait être développée par la formule de Taylor; le premier il a démontré rigoureusement la formule connue sous le nom de série de Lagrange et montré comment on pouvait évaluer le reste de cette série. On lui doit une méthode très générale pour la sommation des séries au moyen du calcul des résidus et une méthode nouvelle pour établir les formules de Fourier relatives au développement des fonctions en séries trigonométriques, en généralisant considérablement les développements donnés par Fourier, à l'aide d'une démonstration différente, mais tout aussi rigoureuse que celle de Dirichlet, quoi qu'en ait dit Riemann, qui a fort légèrement parlé de l'illustre analyste.

L'étude que Cauchy a faite des formules de Fourier sur les séries et les intégrales multiples l'a conduit à la théorie des restricteurs, qu'il a appliquée à la théorie des erreurs, et dont Lejeune-Dirichlet a fait d'heureuses applications.

Cauchy a été un esprit éminemment généralisatcur, qui a laissé à ses disciples le soin de creuser les détails des théories dont il s'est occupé ; s'il touche à la théorie des fonctions elliptiques et abéliennes, c'est moins pour en perfectionner, comme Abel et Jacobi, ce que l'on peut en appeler la trigonométrie, que pour marquer leur place dans la classification des fonctions, en révélant la véritable origine des périodes.

S'il touche à la théorie des équations, c'est pour en résumer la partie élémentaire dans la notion de l'indice intégral, pour faire connaître la meilleure méthode d'élimination, pour ouvrir un vaste champ d'exploration, en créant la théorie des substitutions qui, avec le calcul des résidus, sont en ce moment l'objet des travaux les plus importants des mathématiciens contemporains.

S'il touche à la Mécanique, c'est pour résumer la Statique avec ses moments linéaires et pour jeter les fondements de la théorie de l'élasticité dans les corps solides naturels.

S'il touche à la Physique, c'est pour expliquer les phénomènes lumineux à l'aide d'un petit nombre d'hypothèses et d'une façon tellement rigoureuse, que l'on ne parvient pas à mettre ses résultats en contradiction avec l'expérience. C'est ainsi qu'il explique pour la première fois le phénomène de la dispersion, et qu'il explique de la façon la plus claire la réflexion, la réfraction et la propagation des ondes dans les milieux isotropes ou cristallisés.

Enfin Cauchy s'est aussi occupe de Mécanique céleste; il a fait connaître une nouvelle méthode pour le calcul du mouvement des planètes et pour le développement en série convergente de la fonction perturbatrice.

Un des grands mérites de Cauchy est d'avoir contribué avec Gauss à introduire la rigueur dans l'étude des Mathématiques. Ses ouvrages didactiques (Analyse algébrique, Résumés analytiques, Leçons à l'École Polytechnique) sont à ce point de vue des modèles, que l'on peut encore suivre aujourd'hui.

Nous ne saurions énumérer ici toutes les découvertes du grand géomètre, dont l'illustre Abel s'avouait le disciple; mais qu'on nous permette une observation avant de finir. On a souvent dit que Cauchy était difficile à lire et à comprendre ; c'est là une erreur, il n'y a pas d'auteur plus clair, on le lit aussi aisément que Jacobi et que Monge ; son style est simple, son exposition toujours facile; mais pour le comprendre, il ne faut pas prendre un de ses mémoires au hasard, il faut avoir lu ceux qui précèdent et sur lesquels il s'appuie.

La lecture d'un mémoire de Cauchy présente la même difficulté que la lecture d'un chapitre quelconque du Calcul infinitésimal pour une personne qui ne connaîtrait pas l'Algèbre, et s'il était permis de faire un reproche à Cauchy, ce serait plutôt de dire souvent des choses que le lecteur serait capable de trouver tout seul.

Enfin, on a quelquefois reproché à Cauchy un certain luxe de notations et l'abus de symboles un peu étranges. Si ce reproche peut lui être adressé, ce n'est que pour des publications qu'il a faites à la fin de sa vie et alors, peut-être, qu'il n'était plus en possession de ses brillantes facultés. Malgré ces défauts d'un ordre d'ailleurs tout à fait secondaire, Cauchy n'en restera pas moins un des plus grands géomètres de notre époque et l'un de ceux qui ont fourni les instruments les plus parfaits pour sonder les mystères de la Science.

H. Laurent.

Timbre-poste en souvenir de Cauchy
(Musée de la Poste)