La SABIX
Bulletins déja publiés
Biographies polytechniciennes
 

Edmond-Nicolas LAGUERRE (1834-1886)

Ce texte a été publié dans le Livre du Centenaire de l'Ecole polytechnique, 1897.

Cette biographie résume la notice lue à l'Institut par M. Poincaré, et l'article publié par M. Rouché dans le Journal de l'École Polytechnique.

C'est le privilège des Mathématiques de fournir encore, aux esprits puissants, des occasions de se signaler avec un éclat qu'ils atteindraient difficilement dans l'ordre des sciences physiques et naturelles. Dans ces dernières, toute découverte réclame en général des faits nouveaux, qu'il n'est pas aisé de faire naître, tant est vaste l'étendue déjà explorée de ce domaine, et tant est difficile, pour ne pas dire dispendieuse, l'organisation des moyens matériels devenus nécessaires à un tel genre de trouvailles.

Les mathématiciens, qui n'ont pas besoin de cet attirail, sont plus à leur aise pour déployer les facultés qui leur ont été départies. Le temps où nous sommes en fournit mainte preuve, comme il serait facile de l'établir, au grand honneur de l'École Polytechnique, si les biographes du Centenaire avaient le droit de parler des vivants. Du moins, parmi ceux qu'une mort prématurée a récemment fait entrer dans l'histoire, et que, dès lors, il est permis de louer comme ils le méritent, il en est deux qui peuvent être célébrés à l'égal des grands géomètres : nous voulons parler de Laguerre et d'Halphen.

Rien n'est plus légitime que d'associer les noms de ces deux hommes, dont la destinée offre tant de points de ressemblance. Tous deux furent officiers d'artillerie, et se firent remarquer pendant la guerre de 1870. Tous deux aussi furent répétiteurs, puis examinateurs d'admission à l'Ecole, où l'on s'est plu à leur reconnaître les mêmes qualités de discernement et de loyauté. Appelés presque en même temps à l'Académie des Sciences, ils devaient l'un et l'autre être enlevés dans toute la force de l'âge, laissant une renommée aussi brillante que pure.

Le plus ancien des deux, Edmond-Nicolas Laguerre, avait vu le jour à Bar-le-Duc en 1834. A l'Age de dix-neuf ans, quand il n'était encore que candidat à l'Ecole, il étonna ses camarades et ses maîtres en découvrant une solution complète du problème de la transformation homographique des relations angulaires. Terquem accueillit ce travail dans ses Annales, et ne manqua pas de signaler le rare esprit d'abstraction dont le jeune élève avait fait preuve. Il ne s'avançait pas trop en prédisant un bel avenir à ce débutant qui, pour son coup d'essai, trouvait moyen de compléter et d'améliorer l'œuvre de Poncelet et de Chasles.

L'admission de Laguerre à l'Ecole Polytechnique suivit de près cette bonne fortune. Il fut reçu le quatrième en 1853. Mais tout ne l'intéressait pas au même degré parmi les matières enseignées.

Plus d'une fois il lui arriva d'oublier les exigences du lavis, pour laisser son esprit courir après une idée géométrique. Et puis, il n'était pas de ceux qui cherchent le succès plutôt que le savoir. Enfin, sa santé précaire introduisait quelques inégalités dans son travail. Il sortit donc dans un rang qui lui fermait l'accès des carrières civiles, et parut si bien accepter l'artillerie qu'on put croire qu'il avait oublié la science. De fait, homme du devoir par excellence, il se donnait avec la plus entière ponctualité à son service, et pour le ramener à la Géométrie, il fallut l'influence de l'isolement, qu'il ressentit dans la résidence de Mutzig, bientôt échangée contre un poste de répétiteur à l'Ecole Polytechnique.

Cette nouvelle phase de sa carrière s'ouvrit en 1864. Dans les deux années qui suivirent, bien qu'il ne cessât d'émettre des idées originales et profondes sur les diverses branches des Mathématiques, il publia fort peu de chose, ne voulant rien livrer que de parfait. « Quand on veut être lu, aimait-il à dire, on ne délaye pas en cent pages un sujet dont le développement en exige à peine dix. » Cependant, en 1870, il se décida à faire, dans la salle Gerson, un cours public sur l'emploi des imaginaires en Géométrie.

Le siège de Paris le rendit au service militaire. Sa conduite y fut au-dessus de tout éloge. Puis il revint à la science et, à partir de ce moment, son activité s'est traduite par cent quarante notes ou mémoires. La moitié sont des travaux de Géométrie, et lui assignent une place importante parmi les réformateurs qui, à la suite de Poncelet et de Chasles, ont, par une connaissance approfondie des faits mathématiques et de leurs rapports intimes, changé la face de l'Analytique en supprimant les longs calculs d'autrefois. La représentation concrète des points imaginaires du plan et de l'espace; la création de deux systèmes de coordonnées pour l'étude des courbes et des surfaces algébriques; la découverte des principales propriétés des courbes et des surfaces anallagmatiques, l'étude des courbes du quatrième ordre, basée sur des procédés aussi simples qu'élégants; telles furent ses principales conquêtes dans cet ordre de connaissances.

La Géométrie infinitésimale lui doit aussi beaucoup, entre autres une généralisation féconde du célèbre théorème de Poncelet, conduisant à donner, à l'addition si compliquée des fonctions hyper-elliptiques, ce que M. Poincaré a appelé « un vêtement géométrique » d'une élégance inattendue.

Laguerre est l'auteur d'un mémoire fondamental sur les équations linéaires d'ordre quelconque. C'est là que se trouve exprimée, pour la première fois, l'idée si originale et si neuve des invariants dans les équations différentielles, idée dont Halphen et, à sa suite, toute la science, devaient tirer peu de temps après un immense parti. Mais ce qu'on s'accorde à trouver de plus remarquable dans l'œuvre de Laguerre, c'est la série de ses travaux sur les équations algébriques. Rajeunir une question qui semblait épuisée par la méthode de Newton et le théorème de Sturm; transformer la règle des signes de Descartes en un instrument nouveau, d'une flexibilité merveilleuse; approfondir la classification des transcendantes entières; établir les rapports des séries divergentes avec les fractions continues convergentes : voilà les résultats les plus saillants obtenus par Laguerre dans cet ensemble de recherches, où « il a su, chose rare, s'élever aux aperçus généraux sans jamais perdre de vue les applications particulières et même numériques ».

En 1874, Laguerre devint examinateur d'admission à l'École Polytechnique. Personne ne se montra, dans ce poste, plus compétent ni plus scrupuleux ; personne ne sut mieux distinguer le vrai savoir parmi tant d'apparences souvent trompeuses. En même temps, il poursuivait ses savantes recherches, et créait la Géométrie de direction, en y introduisant la notion féconde des cycles.

Malgré le soin avec lequel Laguerre se tenait à l'écart, l'Académie des Sciences ne pouvait manquer d'appeler un tel homme dans son sein. « Passionné pour la science, a dit de lui M. Joseph Bertrand (Discours aux funérailles), il semblait indifférent au succès. Jamais il n'a négligé un devoir; jamais il n'a sollicité une faveur...; ses découvertes l'avaient placé au premier rang des géomètres français, avant que l'Académie des Sciences en eût entendu proclamer l'importance. »

Et Ossian Bonnet s'est plu à saluer en lui « un des géomètres les plus pénétrants de notre époque », digne d'occuper « le premier rang parmi les successeurs de Chasles et de Poncelet par ses découvertes en Géométrie, et de plus analyste de premier ordre ».

Élu le 11 mai 1885, et chargé peu de temps après de la suppléance de M. Bertrand dans la chaire de Physique mathématique au Collège de France, Laguerre trouva encore moyen d'accroître sa renommée par une nouvelle exposition de la belle théorie de l'attraction des ellipsoïdes. Mais ce fut son chant du cygne. Il accomplit une dernière fois sa tournée d'examens, et bientôt sa santé, usée par un travail incessant, le contraignit à abandonner toutes ses occupations. Il se retira dans sa ville natale, à Bar-le-Duc. C'est là qu'après six mois de souffrances, en 1886, il fut enlevé à l'Académie, où il avait à peine siégé, à la Science, qui fondait sur lui tant d'espoir, « à l'École Polytechnique, qu'il aimait avec passion, et sur laquelle il a fait rejaillir un si grand éclat ».

A. DE LAPPARENT.