La SABIX
Bulletins déja publiés
Biographies polytechniciennes
 

Siméon-Denis POISSON (1781-1840)

Ce texte a été publié dans le Livre du Centenaire de l'Ecole polytechnique, 1897.

C'est l'honneur de Poisson d'avoir fourni, presque dès la première heure, le plus éclatant témoignage qu'il fût possible de souhaiter en faveur de la création de l'École Polytechnique. Nul exemple ne pouvait mieux attester à quel point les fondateurs de l'institution nouvelle avaient vu juste, quand ils la croyaient appelée à faire jaillir, en quelque sorte, du sein de la nation française, pour le plus grand bien des services publics, une pléiade de capacités jusqu'alors inconscientes d'elles-mêmes. Jamais non plus il ne s'est manifesté une démonstration plus saisissante de la puissance avec laquelle le génie se révèle et s'impose, si défavorables que soient les circonstances au milieu desquelles s'accomplit son éclosion.

A coup sûr, aucune idée ambitieuse n'avait encore germé dans l'esprit du jeune Siméon-Denis Poisson, lorsqu'on 1796, à peine entré dans sa seizième année, ce fils d'un simple soldat de la guerre de Sept ans quittait sa ville natale de Pithiviers, envoyé à Fontainebleau par sa mère, veuve et dénuée de ressources, pour y apprendre, sous la direction d'un oncle [le Dr Lenfant], la profession de chirurgien. Mal dégrossi, sachant tout juste lire, écrire et calculer, faible de santé au point de s'évanouir au spectacle de la moindre opération, il semblait condamné d'avance à la carrière la plus obscure, quand le hasard fit éclater tout d'un coup sa vocation.

On venait d'instituer, dans toutes les villes de quelque importance, des écoles centrales où devaient être enseignés les éléments des sciences. L'oncle de Poisson, le docteur Lenfant, prescrivit à ses élèves de suivre le cours d'Histoire naturelle. L'un d'eux, se trompant d'heure, entra dans la salle au moment où avait lieu la leçon de Mathématiques. Peu gâté comme nombre d'élèves, le professeur, M. Billy, n'eut garde de laisser échapper l'intrus. Celui-ci ayant fait à ses camarades le récit de son aventure, l'indication des questions traitées éveilla chez Poisson une curiosité qui l'entraîna de suite chez M. Billy. Du premier coup, il y fit preuve d'un tel instinct de l'Analyse, que le maître en conçut les plus vives espérances; aussi, sur la promesse que trois années au plus suffiraient pour mettre l'élève au courant des Sciences mathématiques et physiques, la famille se décida-t-elle, non sans répugnance, à autoriser un changement d'études.

M. Billy ne s'était pas trop avancé; car au bout de deux ans, en 1798, après avoir remporté tous les prix de sa classe, Poisson se trouvait en mesure de passer l'examen pour l'admission à l'École Polytechnique. Cependant on gardait, autour de lui, bien peu de confiance dans le résultat, et comme le candidat, toujours modeste, n'avait rien dit pour se faire valoir, il essuya sans doute plus d'un reproche, durant ses six semaines de vacances à Pithiviers où, par une vraie fatalité, une lettre qui devait calmer les appréhensions de la famille se trouva déchirée et illisible, juste à l'endroit où elle faisait part de l'heureuse impression ressentie par l'examinateur. Enfin la liste parut. Poisson y était classé le premier hors ligne!

Il lui restait encore quelques épreuves à traverser. En premier lieu, sa mère était trop pauvre pour rien ajouter à l'allocation réglementaire des Polytechniciens, alors réduite à 98 centimes par jour, en sus d'une indemnité de logement de six francs par mois. Si merveilleusement disposé aux privations que fût Poisson, cette pénurie pouvait le détourner de la carrière, ou du moins la lui rendre assez pénible pour que le travail en souffrit. Mais ses camarades n'avaient pas été longtemps à deviner ce que la science était en droit d'attendre de leur condisciple qui, dès son entrée, avait fait ce coup de maître, d'apporter à Lagrange une démonstration remarquablement simplifiée du théorème de Bézout sur l'élimination. Aussi raconte-t-on que les élèves se cotisèrent pour le retenir plus sûrement au milieu d'eux [Nous empruntons ce détail au discours que M. Cousin prononça, comme Ministre de l'Instruction publique, lors des funérailles de Poisson]. Touchant témoignage d'une confraternité aussi ancienne que l'Ecole, et dont la tradition est demeurée constamment vivace!

Un autre écueil se dressait encore sur la route du polytechnicien. La nature ne l'avait pas mieux fait pour les travaux graphiques que pour les opérations chirurgicales. De nos jours, peut-être, un tel vice passerait pour rédhibitoire. Mais on était aux temps héroïques de l'institution. Les grands et larges esprits qui présidaient à ses destinées n'hésitèrent pas à admettre une exception que justifiait à leurs yeux l'intérêt de la science, et Poisson fut exempté du dessin, comme plus tard il devait être, à l'unanimité, dispensé de l'examen d'admission aux services publics.

A partir de ce moment, la carrière de Poisson n'a plus connu que des succès. La bienveillance de Laplace lui avait été acquise dès la première heure. S'il faut en croire la tradition, le grand géomètre, procédant un jour à une interrogation, fut surpris de recevoir une réponse aussi neuve qu'élégante. Questionné sur l'origine de cette solution, « je la tiens de Poisson », aurait dit l'élève; et depuis lors, l'auteur de la Mécanique céleste ne perdit pas une occasion de favoriser les débuts d'un tel disciple. Lagrange professait alors à l'Ecole sa théorie des fonctions analytiques. Chaque leçon occasionnait, entre le maître et l'élève, un échange d'observations qui n'était pas toujours sans fruits pour le premier.

Aussi personne ne fut-il étonné de voir Poisson, à sa sortie de l'École, devenir répétiteur-adjoint d'Analyse, en remplacement de Fourier, alors retenu en Egypte. Dans la même année 1800, le 8 décembre, il présenlait à l'Académie des Sciences un travail qui fut jugé digne de l'insertion au Recueil des savants étrangers. Successivement nommé suppléant, puis, en 1806, titulaire du cours, chargé à cette époque, pour un an, des examens d'admission à l'École, il avait conquis, à moins de vingt-cinq ans, la réputation d'un géomètre consommé. En même temps il jouissait, auprès des élèves, d'un crédit considérable. On en eut la preuve, dès 1804, lors des manifestations auxquelles donna lieu le rétablissement de la dignité impériale. Invités à émettre un vote favorable, les Polytechniciens avaient résolu de s'y refuser. Bien que Poisson eût fort peu de penchant pour l'Empire, il usa de toute son influence pour obtenir qu'on renonçât à une détermination dont il ne pouvait se dissimuler la gravité, car la suppression de l'Ecole lui apparaissait comme l'infaillible réponse du souverain. Par déférence pour un jeune maître déjà respecté, les élèves cédèrent et ce grave péril fut écarté.

D'autre part, le petit paysan de Pithiviers s'était bien vite dépouillé de sa rude enveloppe originelle. Supérieur à tous ses camarades en vivacité d'esprit, sensible à toutes les grandes impressions artistiques et littéraires, il était rapidement devenu, presque à son corps défendant, l'un des ornements des salons où brillaient Cabanis, Tracy, Lafayette, Talma, Gérard, sans parler des hommes de science comme Monge, Berthollet et surtout Laplace, son constant protecteur.

En 1808, le jeune savant se distinguait par un véritable coup d'éclat. Abordant, avec les ressources de sa puissante analyse, le problème de l'invariabilité des grands axes des orbites, déjà traité par Lagrange et Laplace, il parvenait à démontrer que la stabilité du système planétaire, assujettie par ses illustres devanciers à quelques restrictions, devait être entendue dans un sens absolu. Du coup, il avait acquis, selon l'expression de Laplace, « de justes droits à la reconnaissance des géomètres ». On ne prévoyait guère, en ce temps, qu'un jour viendrait où M. Poincaré, dans un travail mémorable, ferait voir que les séries employées à l'occasion de ce célèbre problème, séries dont tout le monde alors admettait la convergence, doivent, pour une valeur suffisante du temps, devenir divergentes. Tant il est vrai qu'il faut se garder, dans des matières aussi délicates, de considérer une solution comme définitive! Du moins, pour l'époque, le résultat obtenu par Poisson constituait un véritable triomphe.

En 1812, Poisson donnait à l'Institut un Mémoire sur la distribution de l'électricité en repos à la surface des corps, travail où ses merveilleuses facultés de mathématicien se révélaient dans toute leur force. Aussi, avant que six semaines fussent écoulées, prenait-il, à l'Académie des Sciences, la place laissée vide par le décès de Malus. C'était, il est vrai, dans la section de Physique; mais son génie s'y trouvait aussi à l'aise que dans les Mathématiques pures.

Elevé à l'école de Laplace, Poisson avait été nourri de cette doctrine, destinée à dominer pendant longtemps parmi les mathématiciens français, que « l'Analyse pure n'est point le but, mais l'instrument; les applications aux phénomènes sont l'objet essentiel (Cité par Hermite, Discours à la Sorbonne, 1889) ». La tendance mécanique et physique inspirait donc ses travaux. Il se plaisait à tout ramener aux actions moléculaires, et les questions relatives à la chaleur, à l'électricité, au magnétisme ou à l'action capillaire, ont été traitées par lui avec la même supériorité que les problèmes astronomiques ou que le Calcul des probabilités.

Déjà membre du Bureau des Longitudes, Poisson acceptait en 1815 les fonctions d'examinateur de sortie à l'École Polytechnique. L'année suivante, il devenait professeur de Mécanique à la Faculté des Sciences. Enfin, en 1820, il entrait au Conseil royal de l'Instruction publique, où sa grande influence devait s'employer pendant vingt ans à favoriser en France la diffusion des études mathématiques. Devenu baron, avant la mort de Louis XVIII, il recevait, en 1832, un siège à la Chambre des pairs, sans que ces honneurs, qu'il n'avait pas brigués, le détournassent jamais de son labeur scientifique.

L'œuvre de Poisson est considérable à tous égards. Le nombre des Mémoires qu'il a laissés dépasse trois cents, dont soixante de grande importance qui, pour la plupart, ont été insérés au Journal de l'École Polytechnique. Il en est qui ont trait à l'Artillerie. Chose curieuse! c'est dans l'un de ceux-ci que Foucault a puisé le germe de sa magnifique expérience pour démontrer la rotation de la Terre. La grande œuvre didactique de Poisson est le Traité de Mécanique, livre magistral publié en 1811, et dont une seconde édition a vu le jour en 1833.

Incomparable dans l'art des transformations analytiques, doué d'une rare sagacité comme d'une grande puissance de généralisation, capable d'une persévérance que rien ne lassait, Poisson brillait en même temps par l'ordre et la discipline de son esprit. Ses Mémoires successifs, dont chacun marque un progrès sur les précédents, attestent la supériorité de sa méthode de travail, consistant à ne jamais traiter qu'un sujet à la fois. Que si, au cours de sa recherche, une idée étrangère lui venait qui méritât de n'être pas perdue, il la consignait brièvement, en vue de l'avenir, sur un carnet rouge demeuré célèbre. Son style était parfait de mesure et de lucidité.

A partir de 1817, Poisson renonça à la fréquentation du monde que, d'ailleurs, il n'avait jamais beaucoup aimé. Ses soirées se passaient en famille, après de longues heures données au travail dans la solitude austère de son cabinet. Pourtant cette réserve ne l'empêchait pas de remplir, avec une absolue ponctualité, toutes les fonctions dont il était investi. Il s'était fait une loi de présider chaque année le concours pour l'agrégation, afin de gagner le plus possible de recrues à ces sciences dont il avait la passion. Bienveillant et sage, ennemi du bruit et peu soucieux de la popularité, il eût pu, semblait-il, compter sur une très longue carrière; mais il y manquait la chose essentielle : la santé. En 1839, alors qu'il occupait le fauteuil de la présidence à l'Académie, ses forces commencèrent à le trahir. Il n'en voulut pas moins s'acquitter jusqu'au bout de sa laborieuse tâche d'examinateur à l'Ecole ; mais cet effort le brisa et il s'éteignit le 25 avril 1840. Depuis la mort de Laplace, survenue en 1827, il avait porté, d'une façon incontestée, le sceptre des hautes Mathématiques.

Si, du vivant de Poisson, personne n'a cherché à amoindrir l'éclat de sa gloire, la postérité s'est montrée moins unanime à son égard et plus d'un effort a été tenté en vue de lui ravir le titre d'homme de génie. On a fait valoir qu'il ne s'était signalé par aucune grande découverte; que sur la nature de l'électricité, comme sur les causes de la chaleur du globe terrestre, il avait été plus d'une fois assez mal inspiré; qu'il n'était pas un géomètre au vrai sens du mot; que ses discussions avec Fourier, Navier et Fresnel avaient constamment tourné à son désavantage. On n'a même pas craint de le dépeindre comme une sorte de maniaque, uniquement soucieux de jongler avec des équations.

Conclure de ces griefs que Poisson n'a pas été un homme de premier ordre serait oublier que l'originalité n'est pas la marque exclusive du génie. La puissance et la hardiesse en sont aussi des caractéristiques. Or combien en ont déployé plus que Poisson dans le maniement et les applications de l'instrument mathématique? En refusant de le proclamer, on se montrerait aussi puéril que si l'on contestait la qualité de grand homme de guerre à un général cent fois victorieux dans les plus décisives campagnes, sous le prétexte qu'il n'aurait enrichi la stratégie d'aucune invention vraiment nouvelle. Poisson a honoré l'Ecole Polytechnique par son grand savoir comme par un dévouement qui ne s'est pas démenti durant quarante-deux ans. Il a honoré la science et le pays par une vie toute de travail, par la dignité de son existence, par son zèle dans l'accomplissement de fonctions importantes et multiples. Et ce n'est pas trop de répéter ce que disait Arago sur sa tombe, lorsqu'il l'appelait « un de ces hommes rares dont les noms sortent de toutes les bouches, quand les nations se disputent la prééminence intellectuelle ».

A. de Lapparent.