La SABIX
Bulletins déja publiés
Biographies polytechniciennes
 

Henri-Edouard TRESCA (1814-1885)

Ce texte a été publié dans le Livre du Centenaire de l'Ecole polytechnique, 1897.

La vie de Tresca est l'une de celles dont nous nous occupons qui, en dépit des hésitations de ses débuts, présente le plus grand caractère d'unité et de simplicité; on peut la résumer en disant qu'elle a été exclusivement consacrée au travail, sans trêve ni repos, jusqu'à la mort, en ajoutant qu'elle a été grandement utile au progrès de la mécanique et des industries que cette science contribue à perfectionner.

Tresca (Henri-Edouard) est né à Dunkerque le 12 octobre 1814 ; sa famille, dans une situation modeste, n'avait pas moins le très grand honneur de compter Jean Bart au nombre de ses ancêtres. Pendant ses études, qu'il fit à Paris, au collège Louis-le-Grand, sa vive intelligence et son ardeur au travail lui avaient acquis une réputation précoce parmi ses jeunes camarades et ses succès dans tous les concours ne firent que la confirmer.

Reçu successivement, et toujours après un seul examen, en 1832 à Saint-Cyr et en 1833 à l'Ecole Polytechnique, il était sorti dans les Ponts et Chaussées; malheureusement, une longue maladie l'obligea, deux ans plus tard, à renoncer à une carrière qui lui assurait un avenir honorable. Sa santé s'étant enfin rétablie, il se fit ingénieur civil et s'occupa, pendant plusieurs années, de travaux industriels.

Mais sa véritable vocation devait se révéler à l'occasion de la première exposition internationale, qui eut lieu, en 1851, à Londres; chargé du classement des produits français, avec le titre d'inspecteur principal, il se fit remarquer des membres du jury et en particulier du colonel depuis général Morin, qui le fit attacher au Conservatoire des Arts et Métiers, d'abord avec le titre d'ingénieur, auquel fut ajouté, un peu plus tard, celui de sous-directeur.

Dès son entrée en 1853 dans cet établissement, Tresca se mit à l'œuvre et, avec les conseils du général Morin, il installa, dans la nef de l'ancienne église du prieuré de Saint-Martin-des-Champs, deux machines à vapeur et des réservoirs d'eau étagés chargés de fournir la force motrice nécessaire pour mettre en mouvement une série de machines hydrauliques et de machines-outils qui fonctionnaient, les jours publics, sous les yeux de visiteurs attirés en foule par ce spectacle.

Mais le but essentiel d'une telle installation, tout à fait nouvelle à cette époque et qui devait être imitée plus tard dans tous les pays où l'industrie est en honneur, était bien plus élevé; il s'agissait, en réalité, de la création d'un laboratoire de mécanique destiné à être mis à la disposition des ingénieurs et des constructeurs. De toutes parts et pour toutes les branches d'industrie, on voyait, en effet, se multiplier les machines; et il importait, parmi tant d'inventions, de reconnaître celles qui pouvaient donner des résultats vraiment utiles et économiques; c'est à ce besoin que répondait l'organisation du laboratoire. Les expériences qui y furent aussitôt entreprises à l'aide d'instruments de mesure ingénieux et précis, sont devenues classiques par leur publication dans les Annales du Conservatoire, précieux recueil fondé en 1850 par les professeurs de cet établissement. Tresca, à lui seul, l'a enrichi de plus de quatre-vingts procès-verbaux, notes ou mémoires embrassant les sujets les plus variés de la mécanique pratique.

Il faut citer à part les recherches faites par le laborieux et sagace observateur et les résultats ingénieux auxquels elles l'ont conduit sur la manière dont se comportent, sans changer d'état, les solides en général, quand on les soumet à des pressions considérables, en leur permettant de s'écouler du côté oppose à celui où s'exerce cette pression et, en particulier, les métaux pendant les opérations du martelage, du rabotage, du laminage et du poinçonnage.

En 1857, après trois ans de suppléance, Tresca avait succédé au général Morin dans la chaire de Mécanique appliquée aux arts et il n'avait pas tardé à y acquérir la réputation d'un professeur émérite ; aussi, plus tard, l'École centrale des Arts et Manufactures fut-elle heureuse de mettre à profit sa grande expérience et, lors de la création de l'Institut agronomique en 1876, il fut également appelé à y enseigner la Mécanique appliquée à l'agriculture.

Les recherches personnelles de Tresca et l'enseignement multiple dont il était chargé exigeaient nécessairement beaucoup de temps et cependant ce travailleur infatigable en trouvait encore pour utiliser, dans l'intérêt général, les ressources de l'établissement auquel il était attaché.

C'est ainsi qu'il a organisé au Conservatoire un bureau de vérification des poids et mesures qui n'a cessé de fonctionner depuis près de trente ans et qui continue à être d'un grand secours tant pour l'administration française que dans nos relations avec les pays étrangers, contribuant ainsi pour beaucoup à l'extension du système métrique décimal.

L'influence de Tresca pour atteindre ce but si désirable ne s'est pas bornée là et son rôle en qualité de membre et de secrétaire de la Commission internationale du mètre a été des plus considérables.

Sans entrer, à ce sujet, dans le détail des travaux préparatoires exécutés, pour la plus grande partie, par la section française, et des installations très délicates réalisées à grand peine au Conservatoire pour effectuer les comparaisons nécessaires et plus tard le tracé des mètres à traits répandus aujourd'hui dans le monde entier, nous ne saurions omettre de mentionner ici ce fait important que la forme aussi savante qu'ingénieuse adoptée par la Commission internationale pour la section transversale des étalons du mètre est celle qu'a proposée Tresca.

La guerre franco-allemande, qui suspendit tant de travaux pacifiques et scientifiques, devait nécessairement interrompre aussi ceux qui se poursuivaient au Conservatoire. Mais l'activité de cet établissement et de son personnel prit aussitôt une autre direction et donna naissance à une entreprise patriotique des plus honorables. Avec les conseils du général Morin, Tresca, associé à d'autres ingénieurs métallurgistes éprouvés, parvint à créer un matériel d'artillerie remarquable et qui eût pu et dû rendre de très sérieux services.

La souplesse d'esprit et la faculté d'intuition, qui s'étaient souvent révélées dans les phases de la carrière de Tresca, devaient se manifester de nouveau d'une manière éclatante à l'occasion de la première Exposition internationale d'Electricité, qui eut lieu à Paris en 1881.

Depuis longtemps déjà membre de la section de Mécanique de l'Académie des Sciences, on ne s'attendait pas à lui voir aborder les questions délicates et controversées que soulevaient les nombreuses applications d'une branche de la Physique en voie de transformation. Il s'y engagea cependant résolument et ne tarda pas à surprendre les spécialistes par la sûreté de son jugement.

Un de ses confrères à l'Académie a formulé d'une manière saisissante le rôle que Tresca, plus que sexagénaire, remplit à cette mémorable exposition. « Il y entra novice, dit-il, et en sortit oracle; parmi les physiciens de profession et de grand renom qui concoururent aux essais des appareils exposés, quoique non préparé, il prit immédiatement la tète; cela est si vrai que, depuis, il ne peut plus être question d'expériences à entreprendre sur la lumière électrique ou le transport de la force par l'électricité sans que son nom revienne sur toutes les lèvres. » Nous ne croyons devoir rien ajouter à ce dernier trait, à cette dernière manifestation vraiment surprenante des qualités d'un homme, dont la vie entière, nous l'avons dit en commençant, a été consacrée au travail.

A. Laussedat.