La SABIX
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Biographies polytechniciennes
 

François ARAGO (1780-1853)

Ce texte a été publié dans le Livre du Centenaire de l'Ecole polytechnique, 1897.

Arago, François, né à Estagel (Pyrénées-Orientales), le 26 février 1786, plus tard élève de l'excellent collège de Perpignan où il fit de bonnes études littéraires, choisit d'abord la carrière des armes, et fut admis, le premier de sa promotion, à 17 ans, en 1803, à l'Ecole Polytechnique.

En 1804, on faisait signer à l'Ecole une adresse pour hâter l'avènement de l'Empire. Arago refusa de la signer; il risquait de se faire renvoyer; l'Empereur averti refusa de sévir contre le premier de la promotion. Mais il lui serait resté sans doute une note défavorable. Le Bureau des Longitudes, alors en quête de sujets distingués, retint pour lui ce jeune homme de si grande espérance et le fit admettre à l'Observatoire de Paris qu'il dirigeait alors. Il y entra avant d'avoir terminé ses deux années d'études à l'École Polytechnique. Là il travailla avec Biot déjà membre du Bureau des Longitudes. Il détermina avec lui la constante de la réfraction, le rapport de poids du mercure et de l'eau pour la formule du nivellement barométrique; il mesura la réfraction de divers gaz. Personnellement, il avait entrepris un travail original sur la réfraction des différents astres en plaçant un prisme sur l'objectif du cercle mural, et il avait déduit de ses observations des conséquences intéressantes sur la vitesse de la lumière.

Il ne tarda pas à trouver l'occasion de se distinguer sur une plus grande échelle. La grande Commission du système métrique avait primitivement voulu prolonger l'arc de France jusqu'aux îles Baléares, afin de le faire croiser en son milieu par le parallèle de 45°. Il s'agissait ainsi de rendre cette mesure fondamentale, base du système métrique, presque totalement indépendante d'une erreur possible sur l'aplatissement du globe terrestre. Mais la guerre qui éclata entre la France et l'Espagne, vers la fin de ces travaux, avait empêché Méchain, chargé de ce côté des opérations, de dépasser Barcelone. Il fallut se contenter, pour calculer le mètre, de l'arc compris entre Dunkerque et cette dernière ville. Laplace, qui avait pris une si grande part à l'établissement du système métrique, avait toujours regretté de n'avoir pu faire prolonger la Méridienne jusqu'aux îles Baléares. Au retour de la paix, et quoique le système métrique désormais établi ne pouvait plus recevoir de modification, il reprit le projet primitif et résolut de prolonger la méridienne par delà Barcelone jusqu'à l'île de Formontera. Il s'agissait alors non de rectifier le mètre, mais de le vérifier.

On espérait que cette mesure, confirmant le premier résultat, en assurerait plus aisément la propagation. Sur sa proposition, le Bureau des Longitudes décida cette opération et la confia à un de ses membres, Biot, et au jeune Arago qui avait quitté l'École Polytechnique pour entrer à l'Observatoire, et qui s'était déjà distingué par des travaux intéressants. Il obtint même pour eux la collaboration de deux officiers espagnols. Pendant deux années entières, à partir de 1806, les deux amis se livrèrent à ce grand travail et parvinrent à relier, par-dessus la mer, au moyen d'une triangulation d'une difficulté et d'une hardiesse incroyables, les triangles espagnols de la grande méridienne auv îles Baléares, Iviça et Formentera. Biot retourna en France laissant son jeune compagnon continuer et développer ces travaux. L'Académie des Sciences suivait de loin, avec anxiété, ce jeune homme lancé dans les contrées les plus sauvages de l'Espagne, mais qui savait se concilier l'aide et l'appui de tous, alcades et bandits, grâce au charme que sa parole facile, son imagination vive répandaient autour de lui, lorsque la guerre éclata de nouveau, en 1808, avec un redoublement de fureur. Tout changea alors; considéré comme espion, Arago, pour retourner en France, fut forcé de passer par Alger. Il quitte Alger sur un navire de commerce. A peine en vue de Marseille, son navire est capturé par un navire espagnol et ramené en Espagne. Après une longue captivité, il est relâché avec ses compagnons d'infortune sur les instances menaçantes du Dey d'Alger et fait de nouveau route pour Marseille. Il voyait déjà avec bonheur les blanches bastides qui couronnent les hauteurs de cette grande cité, lorsqu'un coup de mistral éclate. Il vogue, nouvel Ulysse, au hasard de la tempête et, après cinq jours d'épreuves, il débarque à... Bougie. De Bougie à Alger, aujourd'hui, le chemin est court et la route sûre. En ce temps il fallait traverser la grande Kabylie : le Dey lui-même n'aurait pas osé s'y hasarder. Arago, avec son charme ordinaire, qui opérait aussi bien sur les Arabes que sur les chrétiens, s'y engagea : il faillit pourtant y laisser la vie, mais enfin il arriva et obtint la permission de partir pour la France. C'était en 1809, l'amiral Collingwood croisait dans les eaux françaises. Arago faillit encore être pris; par un coup de hardiesse, son vaisseau échappa aux Anglais et toucha la terre de France. Ce voyage, qui coûterait aujourd'hui vingt-quatre heures à peine, Arago l'avait fait en neuf mois de péripéties et d'angoisses. Mais il rapportait dans son pays l'œuvre qui lui avait été confiée, je veux dire ses registres d'observation collés feuille à feuille entre la peau et la chemise.

L'Institut, frappé de tant de courage, d'intelligence et de dévouement, l'attendait pour lui ouvrir ses portes. Il fut nommé membre de l'Académie des Sciences à l'âge de 23 ans, le 18 septembre 1809. Dés lors sa carrière fut une suite ininterrompue de succès. Les hommes les plus illustres de cette époque voulurent s'assurer sa collaboration. Il avait pour amis Laplace et Legendre, Poisson et Fourier, Fresnel et Dulong, Gay-Lussac et Biot et le savant allemand de Humboldt qui a écrit à Paris, en français, ses plus beaux Ouvrages. A peine membre de l'Académie, il fut nommé professeur à L'École Polytechnique.

Arrivons à la découverte de la polarisation colorée en 1811. Celle de la polarisation simple était due à Malus. On trouvait des traces de cette singulière affection de la lumière presque partout, sur le sol, sur les édifices, dans le ciel bleu, sur les liquides, non seulement par réflexion, mais aussi quand les corps, sauf les gaz, sont chauffés à l'incandescence. Cette belle découverte avait été longtemps le sujet des méditations d'Arago. Une circonstance favorable, habilement mise à profit par le jeune physicien, le lança sur la voie d'un complément inespéré. Arago avait trouvé et utilisait, pour ses observations astronomiques, plusieurs exemplaires de la lunette de Rochon destinés à mesurer les diamètres d'une planète au moyen du dédoublement de son image par un prisme biréfringent de spath d'Islande. Une de ces lunettes, qu'on pouvait tenir à la main, avait un objectif en cristal de roche. Elle avait sans doute été maniée bien souvent par les astronomes qui s'étaient succédé à l'Observatoire, mais qui ne l'avaient dirigée que sur le ciel. Arago, très préoccupé de la loi de Malus, ne manqua pas de la vérifier sur les toits des bâtiments voisins de l'Observatoire. Quelle ne fut pas sa surprise en trouvant que les deux images fournies par la lunette de Rochon étaient teintées de couleurs complémentaires! Les couleurs changeaient avec l'orientation du spath, mais non avec celle de l'objectif. L'étude de ce phénomène si imprévu lui montra bientôt le rôle que jouait l'objectif qui, avec des verres ordinaires, ne donnait rien, tandis que les colorations devenaient sensibles avec l'objectif en cristal de roche. On pouvait le remplacer par une simple plaque de ce minéral, pourvu qu'il fût taillé, comme l'était l'objectif, perpendiculairement à l'axe. Dès lors la polarisation chromatique était découverte, et Arago n'eut plus qu'à examiner les substances nombreuses qu'on pouvait substituer au cristal de roche et à tirer parti du phénomène pour créer un instrument d'Optique des plus importants, le polariscope. « Les rayons polarisés, dit M. Bertrand, après avoir traversé une plaque de cristal de roche, présentent une autre particularité bien remarquable : en se réfléchissant sous un certain angle sur un miroir de verre, ils acquièrent de brillantes couleurs qui, variant avec la position du miroir, se succèdent dans le même ordre que celles du spectre. » Cette belle et brillante expérience ouvrait un champ nouveau aux travaux des physiciens, et des propriétés semblables obtenues sur d'autres cristaux, sur des liquides et même sur des gaz, ont conduit à la théorie si importante et si riche en applications de la rotation des plans de polarisation.

Mais Arago n'eut pas tout le temps nécessaire pour tirer complètement parti de ses belles découvertes. Un autre savant, M. Biot, qui avait été longtemps l'ami et le collaborateur d'Arago, se lança dans ce champ si fécond et s'empressa d'y faire d'amples récoltes. De là un dissentiment qui dura de longues années et dont le temps seul put apaiser l'amertume. On disait, en effet, et l'on a répété fort injustement : « Arago, doué d'une clairvoyance sans pareille, devine les découvertes avant de les faire; il les ébauche; il ouvre les mines sans les exploiter; il commence les travaux sans les poursuivre. » L'Optique appelait alors principalement l'attention des savants. La difficulté qu'on éprouvait à rendre compte des récentes découvertes telles que la polarisation, la diffraction, les interférences, par l'ancien système de l'émission, faisait désirer un système plus rationnel et plus compréhensif. Un jeune savant, Fresnel, le chercha et y réussit pleinement, tandis que les savants plus vieux, depuis Laplace jusqu'à Biot, persistaient à soutenir l'idée newtonienne de l'émission, oubliant complètement l'ancienne théorie de Descartes et d'Huygens, celle des ondulations. Cette grande rénovation se fit sous les auspices d'Arago. Fresnel et Arago, deux amis intimes qu'aucune dissidence ne brouilla jamais, unirent leurs efforts, firent en commun les plus belles expériences, par exemple, celle de la non-interférence des rayons polarisés rectangulairement, et arrivèrent à la vraie théorie. On a dit qu'Arago n'avait jamais été bien convaincu : c'est une erreur; il lui restait alors quelques doutes sur la direction des vibrations de l'élément lumineux, mais il avait complètement renoncé à l'absurde système de l'émission. Il laissait à Biot le soin de soutenir la doctrine de facile accès et de facile transmission des petits boulets lumineux doués de deux pôles de propriétés contraires. Mais, par un scrupule de savant, il estimait qu'il fallait trouver et réaliser une expérience décisive, capable de trancher la question, et nous le verrons préoccupé jusqu'à son dernier jour de cette expérience, alors qu'au fond son esprit n'hésitait plus depuis longtemps entre les deux systèmes.

Nous touchons à la période la plus brillante de la vie d'Arago. Rien ne semble pouvoir être fait en dehors de lui. L'Optique avec Fresnel, les lois de la vapeur d'eau avec Dulong, celles de l'électro-magnétisme avec Ampère, telles sont les illustres accointances que son caractère heureux, sa vive imagination lui assuraient dans une carrière d'ailleurs remplie par un actif professorat à l'École Polytechnique. N'omettons pas de mentionner surtout l'aimantation par les courants, origine de la télégraphie électrique et de tant d'autres progrès dans les applications de l'électricité. OErsted avait découvert que la boussole était dédiée à proximité d'un courant électrique. Ampère avait montré que deux courants voisins s'influencent mutuellement et avait découvert la loi de ces actions complexes. Arago eut l'idée heureuse de plonger le fil qui conduit un courant dans de la limaille de fer et vit qu'il attirait ces parcelles comme aurait fait un aimant. Il montra cette expérience à Ampère, qui en tira cette conclusion que, si l'on plaçait une aiguille de fer doux dans un courant contourné en spirale, on en ferait un aimant temporaire. Ces prévisions furent aussitôt confirmées par un essai qu'Arago et Ampère firent en commun. L'électro-aimant était trouvé, cette âme de toutes les applications électriques qui fait mouvoir le télégraphe électrique, parler le téléphone, recueille et transmet la force, la transforme en lumière, chaleur et mouvement, etc.

C'est encore à Arago qu'on doit la découverte du magnétisme de rotation, que Faraday a rattaché beaucoup plus tard aux phénomènes d'induction, et il a montré que les aurores boréales exercent sur l'aiguille de déclinaison une influence perturbatrice.

L'influence d'Arago à l'Académie croissait avec ses découvertes et ses magnifiques travaux. 1830 a été une date décisive dans sa vie. Fourier venait de mourir; la révolution de Juillet approchait. L'Académie, qui avait subi souvent, lors des élections, l'influence d'Arago. l'élut en remplacement de Fourier. Arago, par un trait de désintéressement dont il a donné d'autres exemples, renonça à ses cours à l'École Polvtechnique pour ne pas cumuler plusieurs traitements : c'était seulement 6000 fr pour chacun d'eux. La révolution de Juillet, qu'Arago avait approuvée de tout cœur, car, à cette époque, il ne voyait pas plus loin en politique que la fidèle exécution de la Charte, lui ouvrit une nouvelle carrière qui n'était pas précisément favorable à l'activité scientifique de son génie. Il se fit nommer député dans son département des Pyrénées-Orientales, et peu à peu se détacha de ses sympathies envers la famille d'Orléans pour se lancer dans une opposition caractérisée. Mais laissons de côté cette face de sa carrière, où il sut rendre d'utiles services, pour considérer son rôle de secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences. Ce rôle est double : d'abord présenter et analyser devant l'Académie les travaux des auteurs qui s'adressent à elle; ensuite prononcer l'éloge des membres défunts dans des séances publiques.

Celles de chaque semaine ne l'étaient pas. Une des innovations les plus importantes, auxquelles l'Académie se décida sous l'influence d'Arago, fut d'admettre le public, non pas seulement le public savant, trié avec une grande réserve, mais tout le monde.

Une autre innovation, ce fut la publication immédiate des Comptes rendus de chaque semaine. Admettre le public, c'était grossir le nombre des admirateurs du talent avec lequel Arago exposait les découvertes des savants qui s'adressaient à l'Académie. Là, l'ingéniosité, la clarté, la bienveillance du rapporteur se donnaient carrière. C'était un régal bien inattendu pour ce public que d'entendre Arago analyser avec une si complète supériorité tant de travaux divers, et ce plaisir délicat, on en a joui pendant vingt-deux ans sans interruption. Avant et après lui, l'Académie a eu des hommes de grand talent comme secrétaires perpétuels; mais jamais elle n'a éprouvé ce sentiment qui arrêtait sur les lèvres le bruit des conversations particulières et imposait à tous une vive attention tant qu'Arago tenait la parole. C'est qu'il examinait avec soin tous les écrits, c'est qu'il recevait dans son cabinet, avant la séance, tous les auteurs, et discutait d'avance avec eux leurs travaux dont il se rendait maître et dont il parlait ensuite à l'Académie avec une bienveillance qui savait en faire ressortir les moindres mérites. Quant à la publication des Comptes rendus hebdomadaires, elle a pris bientôt dans le monde scientifique une importance exceptionnelle. Depuis 1833 jusqu'en 1896, 122 volumes de 2000 pages chacun ont été publiés qui contiennent presque toute l'histoire de la Science et les travaux originaux qui l'ont fait progresser.

Quant à l'autre fonction du secrétaire perpétuel, celle de prononcer annuellement l'éloge d'un Académicien décédé, Arago a rempli ce devoir comme il remplissait tous les autres, avec une incontestable supériorité. Ce n'étaient pas de simples éloges, mais la vie elle-même qu'il racontait avec une admirable appréciation des travaux accomplis. C'est ainsi qu'il a écrit la vie de Fresnel, de Volta, de Young, de Fourier, d'Ampère, de Watt, de Carnot, de Condorcet, de Bailly, de Monge, de Poisson, de Gay-Lussac, de Malus.

« Dès qu'il parut, a dit M. Flourens, son collègue au poste de secrétaire perpétuel, une vie plus active sembla circuler dans l'Académie. Il savait, par une familiarité pleine de séduction dans un homme supérieur, gagner la confiance et se concilier les adhésions les plus vives; ce don, cet art du succès, il le mit tout entier au service du corps dont il était devenu l'organe. Jamais l'action de l'Académie n'avait paru aussi puissante. Les Sciences semblèrent jeter un éclat inaccoutumé et répandre avec plus d'abondance leur bienfaisante lumière sur toutes les forces productives de notre pays. »

A la Chambre des députés, au Conseil municipal de Paris, Arago n'oublia pas les Sciences. C'est sur ses rapports que furent votées les récompenses nationales décernées à Daguerre, l'inventeur de la Photographie, à Vicat, l'inventeur des ciments hydrauliques artificiels. Il fit voter l'impression des œuvres de Laplace et celles de Fermat ; il rédigea le rapport qui décida de l'acquisition du musée de Cluny. Dans ses discours, il traita de la navigabilité de la Seine dans Paris, de l'établissement des chemins de fer, de la télégraphie électrique, qui était alors à ses débuts, des fortifications de la capitale, etc.

Au milieu de tant de travaux, il avait accepté la direction de l'Observatoire, que ses collègues du Bureau des Longitudes lui conservèrent jusqu'à sa mort. Peut-être est-il bon de rappeler succinctement les différents travaux qui se rapportent plus spécialement à sa carrière astronomique. Je citerai ses œuvres de première jeunesse : la détermination du coefficient de la réfraction astronomique; le rapport du poids de l'air à celui du mercure, en commun avec Biot, le travail sur l'influence de la vitesse de la lumière à l'aide d'un prisme fixé sur l'objectif de la lunette du grand quart de cercle de l'Observatoire; ses études sur la libration de la Lune en commun avec Bouvard, d'après les conseils de Laplace. Puis, postérieurement, l'achèvement de la mesure de la grande méridienne de France, avec Biot; la jonction des triangles géodésiques français avec l'Angleterre; ses travaux si considérables sur la pholométrie, sur la polarisation du ciel, sur la scintillation des étoiles, sur les diamètres des planètes, etc., sur la vitesse de la lumière dans l'air et dans l'eau, travail sur lequel nous reviendrons plus tard, et enfin ses belles recherches sur les éclipses de Soleil, qu'il est allé observer à Perpignan, avec Mauvais et Laugier, en 1842. N'oublions pas qu'il a peuplé l'Observatoire d'instruments français : avant lui, la France était tributaire de l'étranger. Il s'était entouré d'artistes de talent qu'il savait stimuler et récompenser par des places du Bureau des Longitudes et de membres de l'Académie; je parle ici de Lerebours, Gambey, Bréguet, qui étaient trop heureux de suivre ses inspirations. Enfin, il avait peuplé l'Observatoire de jeunes travailleurs : Savary, Mathieu, Laugier, Mauvais, Goujon, Faye, Villarceau, etc., à qui l'État ne donnait que 1800 fr de traitement, mais qu'Arago logeait près de lui à l'Observatoire, et dont il récompensait le zèle et les travaux en les faisant arriver au Bureau des Longitudes et même à l'Institut par son puissant patronage.

Nous parlons ici des 1800 fr de traitement des astronomes de l'Observatoire. Il faut savoir qu'Arago ne touchait rien comme Directeur. La place vaut aujourd'hui 15000 fr. [rédigé en 1897]

N'omettons pas, dans les services qu'Arago rendit à l'Observatoire, l'installation d'une magnifique boussole de déclinaison, construite par Gambey, au moyen de laquelle Arago reprit, sur une grande échelle, les travaux des Cassini que la Révolution avait interrompus et qui comblent aujourd'hui une lacune importante. Arago a longtemps observé les variations de la déclinaison à ce bel instrument, et en a tiré parti, entre autres pour l'étude des changements qui accompagnent souvent les aurores boréales.

Partout applaudi et admiré, ce grand homme inspirait à tous une vive et respectueuse sympathie. Chez lui, le don de l'éloquence, si fréquent chez les hommes du Midi, était rehaussé par l'attrait d'un caractère noble et généreux. Sa gloire de savant s'était doublée d'une popularité de bon aloi, qui peu à peu s'était généralisée et avait pris un caractère plus déterminé par certaines manifestations un peu agressives à l'endroit du Gouvernement. Aussi, lorsque la catastrophe politique de 1848 survint, la foule se tourna-t-elle vers Arago dans cette crise suprême : on lui mit tout entre les mains, l'armée, la flotte, une part de la souveraineté. Mais à peine eut-il le temps de marquer son passage au pouvoir par quelques mesures, où se dévoilait la générosité de sa pensée : l'abolition des peines corporelles dans la marine, l'abolition de l'esclavage, etc.; l'épouvantable crise de juin le précipita de ces hauteurs. Je le vois encore, revenu à l'Observatoire, parcourant la grande salle méridienne comme un Titan foudroyé, non dans son orgueil, mais dans son profond amour du peuple. J'aurais voulu, moi son élève, lui parler, tâcher de le consoler, mais quelles paroles trouver dans un tel moment, alors que le canon de la guerre civile, qu'il n'avait pu éviter, grondait dans nos rues et que chaque coup frappait le patriote au cœur.

Il tomba, mais sans déchoir : il se retrouva pour ainsi dire sur le tronc scientifique que nous lui dressions à l'Institut, au Bureau des Longitudes, à l'Observatoire. Six années encore, il conserva sa haute magistrature scientifique, si grand malgré sa déchéance que le Gouvernement impérial crut devoir l'exempter du serment qu'il imposait à tous les autres.

Mais c'était le dernier chant du cygne. Une maladie mortelle s'était emparée de lui et l'acheminait par une lente désorganisation vers une fin fatale. Pourtant une dernière consolation scientifique lui était réservée.

Il avait toute sa vie désiré une expérience décisive, qui vint prononcer, sans réplique, entre la théorie des ondulations et celle de l'émission. Il avait trouvé une telle expérience : elle consistait à mesurer la vitesse de la lumière dans l'air et dans l'eau. Dans le premier cas, la vitesse devait être plus grande, dans le second, plus petite. La différence était des quatre tiers aux trois quarts. Mais comment réaliser celle expérience, que l'énorme vitesse de la lumière devait rendre impossible. Supposons, qu'une ligne lumineuse traverse à la fois, dans l'air et dans l'eau, deux trajets égaux, mais qu'on ait interposé sur le trajet d'un de ces rayons une colonne d'eau de 28 m de longueur. Selon que l'une ou l'autre théorie est exacte, les premiers rayons viendront frapper les yeux un quarante-millionième de seconde avant ou après les autres. Les difficultés de la réalisation devaient sembler insurmontables. Arago avait espéré rendre sensible une si faible déviation à l'aide du miroir avec lequel Wheatstone avait mesuré la vitesse de l'électricité. Il lui fallait pour cela un miroir qui put faire 1000 tours par seconde. Bréguet réussit cette merveille, à l'aide d'un engrenage particulier, et l'expérience fut lentée.

Mais déjà Arago avait senti sa vue baisser sous l'influence de la maladie dont il était atteint. Il ne put qu'encourager de jeunes savants qui désiraient marcher sur ses traces à réaliser l'expérience. Foucault et Fizeau en vinrent à bout, en modifiant plus ou moins profondément l'idée première, et la théorie des ondulations eut gain de cause, ce dont, d'ailleurs, personne ne doutait. Un peu plus tard, Fizeau reprit l'expérience d'Arago sans modification, et avec le concours de Bréguet obtint le même résultat. Chose remarquable, ces belles expériences permettaient non pas seulement de vérifier une théorie, mais de déterminer en mètres la vitesse absolue de la lumière et, par la constante de l'aberration, de mesurer la distance de la Terre au Soleil à l'aide d'une base minime.

Mais c'était la fin; le 22 août 1853, il remplit, pour la dernière fois, les fonctions de secrétaire perpétuel. Le 2 octobre suivant, il avait succombé le matin même.

Voici l'oraison funèbre que lui dédia son grand ami, de Humboldt :

«. Je suis fier de penser que, par mon tendre dévouement et ma respectueuse admiration, je lui ai appartenu pendant quarante-quatre ans, que mon nom sera parfois prononcé à côté de son grand nom et que tous mes ouvrages porteront le témoignage de ma reconnaissance et de ma vive affection. »

Et Michel Chevalier, devant la statue d'Arago, érigée à Estagel, en 1865, disait :

« Arago, envisagé comme enfant de cette glorieuse mère (l'Ecole Polytechnique), serait un beau sujet d'études. Il en a été un des fils bienaimés, une sorte de Benjamin. L'ascendant qui lui a appartenu pendant toute sa vie venait de ce qu'il offrait la variété la meilleure du type polytechnicien. L'éducation de l'Ecole Polytechnique porte celui qui la reçoit à aimer le vrai pour le vrai, la justice pour la justice. Pour le Polytechnicien, en général, le bien et la vertu ne sont pas de vains mots; au contraire, il est prêt à s'y dévouer. Chez lui, on remarque le désintéressement, l'esprit du devoir, la fermeté qui distinguaient, dans l'antiquité, l'École stoïcienne et qui la font justement admirer. Mais, dans l'âme du Polytechnicien, on dirait quelquefois que le raisonnement étouffe ou mutile le sentiment. Arago, au contraire, avait sauvé sa chaleur d'àme de l'étreinte glacée des Sciences mathématiques. Il était resté sympathique, expansif, attrayant : c'est le secret de l'espèce de domination dont il a joui, et sous laquelle ses anciens compagnons, ses ci-devant camarades, se plaisaient à se ranger. »

H. Faye.